octobre 26, 2005

5 - La réception des conciles par les Eglises de l'Ancien Orient selon la vision Orthodoxe

LE DIALOGUE AVEC LES PRECHALCEDONIENS ET LA RECEPTION DES CONCILES (A propos de la réception des conciles oecuméniques dans l'Eglise ancienne) Ces derniers temps, non seulement dans les cercles théologiques et savants de l'Église orthodoxe russe, mais aussi dans un public éloigné de la théologie, on discute de ce que d'aucuns appellent "l'union de Chambésy", qu'auraient conclue (ou que se prépareraient à conclure) les orthodoxes et les "monophysites". Il s'agit du dialogue théologique qui a abouti aux déclarations communes signées à Chambésy (Genève) par les représentants, d'une part, des Églises locales orthodoxes et, de l'autre, des Églises orthodoxes orientales, appelées également "préchalcédoniennes". Il faut d'abord noter que le terme "union" est absolument inacceptable en ce qui concerne les documents de Chambésy [unia en russe a une connotation péjorative et s'emploie exclusivement dans le contexte de l'uniatisme. NDLR]. Aucune "alliance avec les monophysites" n'a été conclue à Chambésy et la communion eucharistique entre les orthodoxes et les préchalcédoniens n'a pas été rétablie. Les documents signés par les deux parties ont trait à des questions de christologie, ils comportent des recommandations concernant la levée de certains anathèmes prononcés par les conciles ecclésiaux des siècles passés, et la possibilité d'un futur rétablissement de la communion eucharistique. Toutefois la décision finale, en ce qui concerne ces questions, appartient à la conscience catholique de toutes les Églises orthodoxes locales, c'est-à-dire de leur hiérarchie et du peuple des fidèles. En outre, il importe de souligner que ceux qu'on appelle les préchalcédoniens ne sont pas des "monophysites" comme on le considère généralement chez nous. Le nom de "monophysites" a été employé par leurs adversaires pour désigner les préchalcédoniens après la rupture, exactement comme les chalcédoniens eux-mêmes se voyaient qualifier de "nestoriens". Le monophysisme est une hérésie qui rejette la plénitude de la nature humaine en Christ : le principal représentant de cette hérésie fut Eutychès. Les préchalcédoniens, tout comme nous, rejettent l'hérésie d'Éutychès et reconnaissent en Christ les deux natures - divine et humaine. La différence entre eux et nous consiste en ce que nous parlons de deux natures agissant de manière distincte et de deux volontés dans le Verbe incarné, tandis qu'eux parlent de l'union des deux natures, divine et humaine, en "une nature incarnée de Dieu le Verbe", agissant de manière une et possédant une seule volonté. Cette subtilité terminologique fut la cause du grand schisme de l'Eglise chrétienne au Ve siècle, lorsqu'après le concile de Chalcédoine de 451, qui condamna l'hérésie d'Éutychès, il se forma deux familles d'Églises orthodoxes, les chalcédoniennes et les préchalcédoniennes : les deux familles rejetaient le monophysisme d'Éutychès, tout en maintenant une différence dans la terminologie christologique. A l'heure actuelle, il devient évident que malgré la publication d'un document qui a fait l'objet d'un consensus en matière de christologie, et qui marque le terme d'un long dialogue théologique, qui a duré de nombreuses années, le rétablissement de la communion ecclésiale entre les orthodoxes et les préchalcédoniens n'aura pas lieu dans l'immédiat, étant donné qu'il reste à résoudre de nombreuses questions importantes concernant l'ordre canonique et la pratique liturgique de l'Eglise. Peut- être se passera-t-il encore des décennies avant qu'on arrive à un consensus sur ces questions, non seulement entre orthodoxes et préchalcédoniens, mais à l'intérieur même des Églises orthodoxes. Qu'est-ce qu'un concile oecuménique ? L'une des pierres d'achoppement dans le dialogue entre les Églises orthodoxes et les Églises orthodoxes orientales est leur divergence d'opinions en ce qui concerne la reconnaissance des conciles oecuméniques. Les orthodoxes reconnaissent sept conciles oecuméniques, les orthodoxes orientaux n'en reconnaissent que trois : Nicée (325), Constantinople (381) et Ephèse (431). La restauration de la communion eucharistique entre les Églises orthodoxes et orthodoxes orientales ne présuppose pas la reconnaissance par ces dernières des 4e, 5e, 6e et 7e conciles oecuméniques. Cela nous confronte à la question : est-il possible, dans l'Eglise une, de trouver une conception alternative des conciles oecuméniques ? Pour répondre à cette question, nous allons tenter de définir ce qu'est un concile oecuménique et quel fut le rôle des conciles oecuméniques du IVe au Vllle siècle. Tout d'abord, nous devons résolument rejeter l'idée fort répandue selon laquelle le concile oecuménique serait l'organe suprême du pouvoir dans l'Eglise. Durant près de trois siècles, jusqu'à la convocation du premier concile oecuménique (325), l'Eglise ne savait même pas ce qu'était un concile oecuménique ; depuis douze siècles, depuis la fin du 7e concile oecuménique (787), l'Eglise orthodoxe vit sans réunir de conciles oecuméniques. Le pouvoir suprême, législatif et exécutif, au sein de chaque Église orthodoxe, appartient au concile local de l'Eglise en question et entre les conciles locaux, au chef de l'Eglise (patriarche, métropolite, archevêque) et au saint-synode. Chaque Église orthodoxe locale est indépendante et se gouverne ellemême. Le concile oecuménique pourrait être un forum interorthodoxe, coordonnant l'activité des Églises autocéphales ; cependant à l'heure actuelle cet organe n'existe pas et toutes les décisions sont prises par les Églises, chacune de son côté. Ensuite la hiérarchie de l'Eglise locale porte à la connaissance des responsables des autres Églises les décisions qui ont été prises ; la coordination des décisions au niveau interorthodoxe s'opère par un échange de correspondance entre les primats des Églises. Les conciles oecuméniques n'ont jamais été l'organe suprême du pouvoir dans l'Eglise orthodoxe. Leur rôle essentiel du IVe au Vllle siècle a consisté à rejeter telle ou telle hérésie qui agitait à un moment donné l'oikoumenè orthodoxe ; certains conciles oecuméniques ont aussi établi des normes canoniques (disciplinaires) dictées par les nécessités du moment. Il est erroné de croire que l'Eglise chrétienne, entre le IVe et le Vllle siècle, vivait "de concile en concile". Chaque Église locale, sans attendre la convocation d'un concile oecuménique, débattait des questions courantes lors de ses conciles locaux, lesquels prenaient des décisions qui devenaient obligatoires pour cette Église. Les conciles oecuméniques n'étaient pas "universels" au sens propre. Par oikoumenè ("univers") on entendait essentiellement l'Empire romain (byzantin) ; les Églises se trouvant hors du monde byzantin, comme par exemple l'Eglise syrienne dont le territoire faisait partie de l'Empire perse des Sassanides, prenaient rarement part aux conciles oecuméniques, et pour cette raison ces conciles ne les concernaient pas directement. Avec le temps, les Églises n'ayant pas pris part à des conciles oecuméniques ont pu exprimer leur attitude envers ceux-ci lors de leurs propres conciles locaux et approuver ou non leurs décisions. Ainsi, bien que les conciles oecuméniques aient eu un caractère interorthodoxe, toutes les Églises locales n'approuvaient pas immédiatement leurs travaux. La synergie de l'Esprit Saint et des personnes humaines Ce ne sont pas seulement les Églises qui n'avaient pas pris part à des conciles oecuméniques, mais également celles dont des délégués avaient été présents, qui exprimaient leur position envers ces conciles [ultérieurement] : généralement, cela se passait lors des conciles locaux. Les décisions des conciles oecuméniques ne devenaient pas obligatoires pour les Églises tant que leurs propres conciles locaux ne les avaient pas entérinées. Ainsi, c'est souvent le concile local d'une Église, et non pas le concile oecuménique, qui était la dernière instance à prononcer un jugement sur les questions fondamentales concernant la vie et la théologie de cette Église. Naturellement, la position des autres Églises était alors prise en considération, mais seulement dans la mesure où elle ne contredisait pas les positions de l'Eglise en question. Les définitions des conciles oecuméniques commençaient par la formule : "Il a plu au Saint-Esprit et à nous...", ce qui indiquait l'action commune (la synergie) du Saint-Esprit et des personnes humaines dans l'élaboration des formulations dogmatiques. Comment pourrait-on déterminer dans chaque cas concret, le moment où s'achève l'action de l'Esprit et où commence celle de la raison humaine ? Toutefois, une constatation s'impose : les définitions d'ordre dogmatique, portant sur la foi, étaient rédigées par des hommes dans un langage humain ; ces définitions étaient élaborées par des théologiens qui proposaient telles ou telles formulations, auxquelles les participants du concile souscrivaient ou non. Autre constatation toute définition dogmatique portant sur la foi concernait un mystère que des mots humains ne peuvent restituer. Autrement dit, l'essence du dogme a trait au domaine du divin, tandis que la recherche visant à exprimer ce dogme en paroles est plutôt du domaine de l'activité de la raison humaine. C'est précisément pour cette raison qu'il est admissible d'exprimer un même dogme à l'aide de formules différentes. par exemple, le dogme du Christ comme DieuHomme a été formulé de manière différente par le 3e et le 4e conciles oecuméniques le 3e concile parlait d"'une nature" de Dieu le Verbe, formée après l'union des natures divine et humaine en la personne de Jésus-Christ, tandis que le 4e concile parle de "deux natures" qui ont gardé leurs traits caractéristiques après l'union en la personne de Jésus-Christ. "Pour les deux pôles du spectre christologique, dit à ce propos S. Brock, le Christ était Dieu parfait et homme parfait, consubstantiel aussi bien avec le Père qu'avec l'humanité, mais à cause de modèles conceptuels différents pour exprimer la façon dont le salut de l'humanité est réalisé par le Christ, ces deux pôles ont fatalement adopté deux formules christologiques différentes, complètement contradictoires à en juger de manière superficielle, même si plus en profondeur, les deux tentaient d'expliquer, à partir de deux points de vue différents, un seul et même mystère ineffable"1. Le processus de réception des conciles dans l'Eglise ancienne Au cours des dernières décennies, la question de la réception (approbation, reconnaissance) des conciles oecuméniques par les Églises locales orthodoxes a fait l'objet d'un large débat tant parmi les théologiens que parmi les historiens de l'Eglise. Il y a eu beaucoup de publications sur ce sujet dans les revues religieuses occidentales après le concile de Vatican Il ainsi qu'à l'occasion d'études portant sur le thème de la "réception" organisée par le Conseil oecuménique des Églises (COE)2. Ces recherches ont démontré3, premièrement, que les conciles oecuméniques n'étaient pas reçus de manière passive ou "automatique" par les Églises locales. Au contraire, les Églises avaient à décider du "sort" de chaque concile : le recevoir ou non, le recevoir comme oecuménique ou comme local, recevoir toutes ses décisions ou seulement certaines d'entre elles. Le processus de réception présupposait, au sein de chaque Église locale, un examen approfondi du concile et des décisions qu'il avait prises et non une soumission passive des Églises locales au concile oecuménique. C'est précisément pour cela que la réception de certains conciles fut si douloureuse, s'accompagnant de débats animés, de manifestations populaires, de l'intervention des pouvoirs publics, etc... Deuxièmement, la "reconnaissance" d'un concile présupposait non seulement la promulgation de sa doctrine par les autorités ecclésiastiques, mais aussi sa réception par les théologiens, les moines et les laïcs. C'est toute la plénitude (le plérôme) de la communauté ecclésiale qui était impliquée dans le processus de réception. "Aussi bien dans le cas du premier concile de Nicée que dans celui de Chalcédoine et des autres conciles du premier millénaire qu'on a appelés oecuméniques, la réception passait par un processus plus ou moins long. La réception des décisions d'un concile n'était pas simplement un acte juridique de reconnaissance de ce concile par les autorités ecclésiastiques, mais cet acte juridique était plutôt considéré comme le début d'un processus spirituel de réception par toute la communauté ecclésiale" 4. Troisièmenent, le processus de réception dans chaque cas concret présupposait la présence de deux parties : celle qui donne et celle qui reçoit. La réception elle-même était l'affaire d'un "consensus" entre ces deux parties. La partie "donatrice" pouvait être soit une Église locale ou un groupe d'Églises, soit un parti théologique, ou même encore une seule personne (l'empereur, un théologien, un évêque). Ainsi, par exemple, au 1er concile oecuménique, la partie "donnante" était l'empereur Constantin et le parti des homoousiens ; au 3e concile, saint Cyrille d'Alexandrie et ses partisans ; au 4e concile, le pape de Rome saint Léon le Grand et le groupe des théologiens qui avaient accepté sa définition de la foi ; au 5e concile, l'empereur Justinien. La partie "réceptrice" était constituée par les Églises locales, qui prenaient leur décision, non en se fondant sur l'autorité de la partie donatrice, mais en fonction de leur propre analyse théologique. Quatrièmement, la décision de recevoir ou non tel ou tel concile était influencée par le degré de préparation théologique d'une Église locale, ainsi que par la présence ou l'absence, en son sein, de courants théologiques proches de celui qui avait triomphé à un concile donné. La présence ou l'absence, à l'intérieur d'une Église locale, de l'hérésie qui avait été condamnée par le concile oecuménique pouvait également influencer la relation de cette Église au concile : si l'Église ne connaissait pas l'hérésie donnée, toute la problématique de la lutte contre cette hérésie lui était étrangère, et par conséquent les décisions du concile elles non plus ne présentaient pour cette Église aucun intérêt particulier. Facteurs politiques et culturels Cinquièmement, la réception d'un concile par telle ou telle Église locale était influencée par des facteurs nationaux et linguistiques : en ce qui concerne notamment les formules dogmatiques des Églises de langue grecque, on était loin de parvenir à les traduire toutes de manière adéquate en latin ou dans les langues orientales (copte, éthiopien, syriaque, arabe, arménien, etc.), et ces problèmes de traduction étaient source de différends et de malentendus menant à des schismes. On peut citer comme exemple la difficulté à rendre en syriaque les termes grecs d'"hypostase" (hypostasis) ou de "nature" (physis) : le terme "hypostase", dans la théologie grecque, et en particulier chez les Cappadociens, signifiait la personne concrète de Jésus-Christ, Dieu le Verbe, alors que le terme de "nature" se rapporte à l'humanité ou à la divinité du Christ. Mais en traduction syriaque, cette subtilité terminologique s'efface parce qu'en syriaque le mot "hypostase" (qnoma) a le sens d'une manifestation individuelle de la "nature (kyana), c'est pourquoi les écrivains syriaques parlaient généralement des natures et de leurs hypostases. En particulier, l'auteur monophysite Sévère d'Antioche considérait qu'une hypostase implique nécessairement une seule nature tandis que les diphysites les plus radicaux considéraient que les deux natures entraînent nécessairement deux hypostases (qnome) 5. C'est pourquoi les Syriens ne pouvaient admettre la formule de Chalcédoine - "une hypostase, deux natures" -, elle leur paraissait illogique. Sixièmement, le processus de réception pouvait être influencé par des facteurs politiques, par exemple la résistance nationale à la domination ecclésiale et politique de Byzance en Égypte, en Arménie et en Syrie du IVe au VIe siècle". Pendant des siècles, écrit à ce propos le père Jean Meyendorff, les chrétiens du Moyen-Orient qui n'étaient pas grecs ont considéré les chalcédoniens comme des "melkites", c'està-dire comme les gens de l'Empereur. Et l'orthodoxie de Chalcédoine elle-même tendait de plus en plus à s'identifier exclusivement à la tradition culturelle, liturgique et théologique de l'Église de Constantinople, en perdant de plus en plus le contact avec les anciennes et respectables traditions d'Égypte et de Syrie"6. Enfin, septièmement, la réception des conciles fut influencée par des facteurs personnels : dans le cas où la doctrine de tel ou tel évêque devenait l'enseignement d'un concile oecuménique, les théologiens et les évêques qui se trouvaient être ses adversaires pour des raisons personnelles ou qui étaient mécontents de son action s'efforçaient d'agir en conséquence sur l'opinion publique à l'intérieur de leur Église afin que les décisions du concile n'y fussent pas acceptées. La non-acceptation par le parti "antiochien" des décisions du 3e concile oecuménique tient tout d'abord à l'antagonisme entre deux personnes : Cyrille d'Alexandrie et Jean d'Antioche. Ce dernier, vexé que le concile se fût tenu en son absence, jeta l'anathème sur Cyrille. Les Antiochiens reçurent néanmoins le concile après que Cyrille et Jean eurent signé, en 433, une formule qui les réconciliait. Ainsi, la réception des conciles oecuméniques était un processus particulièrement long et qui dépendait de toute sorte de facteurs. La condition décisive pour l'acceptation ou le refus de tel ou tel concile oecuménique était non pas le fait même de la convocation dudit concile, mais un consensus interorthodoxe sur sa "réception", consensus auquel on ne parvenait qu'a posteriori, lorsque les Églises locales avaient rendu leurs conclusions concernant ledit concile. Il faut encore ajouter que la réception d'un concile oecuménique ne signifie pas seulement la reconnaissance par telle ou telle Église locale de l'importance théologique dudit concile. Cela signifie que l'Eglise locale est prête à le faire sien (indépendamment du fait qu'elle y ait participé ou non), c'est-à-dire à inclure les Pères de ce concile dans ses diptyques, à anathématiser les hérétiques condamnés, à inclure ses définitions canoniques dans son code de droit canon. L'héritage du concile oecuménique doit être complètement adopté et assimilé par l'Eglise locale en question, et c'est seulement alors qu'on pourra dire que ce concile a été accepté et reconnu par cette Église. Les conciles dans l'histoire Pour illustrer ce qui vient d'être dit, arrêtons-nous un instant sur l'histoire de la réception par les diverses Églises orthodoxes des quatre conciles suivants : Nicée (325), Ephèse (449), Chalcédoine (451) et Ferrare-Florence (1438-1439). Le concile de Nicée de 325 (le premier concile oecuménique) qui eut lieu sous la présidence de l'empereur Constantin condamna l'hérésie d'Arius et reconnut le Fils de Dieu comme consubstantiel (homoousios) à Dieu le Père. Néanmoins, pendant les quelques décennies qui se déroulèrent entre ce concile et la convocation du concile de Constantinople de 381 (2e concile oecuménique), la querelle entre les "nicéens" et les "antinicéens", les partisans de l'homoousios et ceux de l'homïousios (c.-à-d. de substance semblable et non pas identique. NDLR], continua d'agiter tout l'Orient chrétien. "La foi de Nicée ne fut complètement 'approuvée' qu'après cinquante-six ans de troubles, marqués par des conciles, des excommunications, des exils, l'intervention des empereurs et la violence", écrit à ce propos le père Yves Congar7. Dans certaines Églises, le processus de réception du concile de Nicée se prolongea encore plus longtemps : l'Eglise de Syrie, par exemple, ne l'adopta qu'en 410, lors du concile local de Séleucie-Ctésiphon, c'est-à-dire 85 ans après 8. Le concile d'Ephèse de 449, convoqué par l'empereur Théodose en tant que concile oecuménique, rétablit dans le sacerdoce l'hérétique Eutychès précédemment condamné pour monophysisme. C'est Dioscore d'Alexandrie qui fut l'acteur principal de ce concile : ses adversaires du clan des diphysites modérés, parmi lesquels Flavien de Constantinople, Eusèbe de Dorylée, lbas d'Edesse et Théodoret de Cyr, furent déposés. Les actes du concile furent approuvés par l'empereur, ce qui signifiait la victoire complète de Dioscore. Mais cette victoire fut une victoire à la Pyrrhus, car les légats du pape, présents au concile, se rangèrent aux côtés de Flavien de Constantinople, et à leur retour à Rome, ils firent part au pape Léon de la défaite du parti diphysite. Le concile local de l'Église de Rome annula les décisions du concile "oecuménique" d'Ephèse9. Par la suite, les autres Églises locales adoptèrent la même attitude et, lors du concile de Chalcédoine, en 451, le concile d'Ephèse de 449 fut qualifié de "brigandage". C'est donc la position d'une seule Église locale, celle de Rome, et de son primat, le pape saint Léon, qui fut décisive dans l'affaire du rejet d'un concile qui, auparavant, avait été appelé oecuménique. On ne saurait négliger non plus le rôle de l'empereur Marcien qui avait succédé à Théodose, lequel protégeait Dioscore. Quant au concile de Chalcédoine de 451, même s'il est entré dans l'histoire sous le nom de 4e concile oecuménique, il n'a jamais été unanimement reçu par toute la plénitude (le plérôme) de l'Eglise chrétienne. Ce concile a déposé Dioscore et fait triompher l'orientation diphysite en christologie. Toutefois certaines Églises ont rejeté la définition de foi de Chalcédoine, voyant en elle un pas en arrière en direction du nestorianisme, déjà condamné précédemment. "Le concile de Chalcédoine devint un signe de contradiction", écrit à ce propos V. Bolotov. On n'a jamais discuté d'aucun concile autant que de ce 4e concile oecuménique, où les Pères étaient venus si nombreux. Pendant plus d'un siècle, la politique ecclésiastique des empereurs et les relations intérieures de l'Église ont tourné autour d'une seule question : faut-il ou non accepter le concile de Chalcédoine ?"10 L'opposition à Chalcédoine fut particulièrement forte aux confins de l'Empire romain et hors de ses limites, en Égypte, en Syrie, en Arménie. Cependant, même dans la capitale de l'Empire, l'attitude envers le concile n'était pas univoque : si les empereurs Marcien (450-457) et Léon ler (457-474) le soutenaient, Zénon (475-491) au contraire adopta une attitude plus circonspecte. Il essaya en effet de réconcilier les monophysites avec les diphysites, en publiant l'Hénotikon, un exposé général de la foi, qui, tout simplement, ne disait pas un mot du concile de Chalcédoine. Ainsi donc, chaque Église locale avait le droit de reconnaître ou d'ignorer ce concile, et les trois premiers conciles oecuméniques furent proclamés comme étant la base commune de la foi de l'Église. L'historien de l'Eglise Évagre le Scolastique décrit en ces termes la situation concernant la réception du concile de Chalcédoine dans la deuxième moitié du Ve siècle : "Le concile de Chalcédoine, en ces années, n'a manifestement été ni proclamé ni rejeté publiquement dans les Saintes Églises". Chaque primat agissait de la manière qui lui paraissait légitime. Les uns (les chalcédoniens) s'en tenaient à ce qui avait été dit lors du concile et n'introduisaient aucune modification dans ses définitions, sans vouloir y changer un iota [...]. Les autres (les antichalcédoniens extrêmes) non seulement ne pouvaient admettre le concile de Chalcédoine et ses décisions, mais le vouaient à l'anathème ainsi que le Tomos de Léon [...]. Les troisièmes se basant sur l'Hénotikon de Zénon, se querellaient à propos d'une nature ou de deux natures, les uns se référant à la lettre, les autres aspirant plutôt à la paix (antichalcédoniens modérés), et étaient d'avis "que chaque Église devait être responsable de son propre sort et que leurs primats ne devaient pas communiquer entre eux" 11 Le processus de réception du concile de Chalcédoine n'était pas encore achevé lorsqu'un nouveau concile oecuménique fut convoqué en 553 pour réconcilier les monophysites avec les diphysites. En fin de compte, ce processus resta à jamais inachevé: certaines Églises acceptèrent le concile (les chalcédoniennes), les autres non (les préchalcédoniennes). L'histoire de la non-réception du concile de Ferrare-Florence de 1438-1439 par l'Orient orthodoxe confirme une fois de plus que ce n'est pas le fait même de la convocation d'un concile oecuménique (interecclésial) qui est décisif, mais l'attitude qu'adoptent finalement envers celui-ci les Églises orthodoxes locales. A ce concile, qui fut l'un des plus représentatifs de toute l'histoire du christianisme, étaient présents des délégués de toutes les Églises locales, y compris le patriarche de Constantinople et le métropolite de Moscou. L'empereur de Byzance était présent également. Le concile conclut l'union entre l'Église de Rome et les Églises orthodoxes. Le seul délégué orthodoxe qui ne signa pas l'union fut saint Marc, métropolite d'Ephèse. Les trente-trois autres délégués apposèrent leur signature au bas de l'acte qui entérinait le retour à l'unité avec Rome. Toutefois, dès qu'ils furent rentrés dans leurs diocèses, les évêques qui avaient signé l'union se heurtèrent de la part du peuple des fidèles à une réaction ambiguë à l'égard du concile. Lorsque le métropolite de Moscou Isidore, qui représentait l'Eglise russe au concile de Florence et qui avait signé l'union, rentra en Russie, deux ans après la fin du concile, il célébra une liturgie dans la cathédrale de la Dormition, au Kremlin de Moscou, le 5 juillet 1441, au cours de laquelle fut commémoré le pape de Rome et fut donnée lecture solennelle de l'acte d'union avec Rome. Personne parmi les boïars et les évêques présents ne manifesta son désaccord ; au contraire, rapporte le chroniqueur, "les boïars et la foule nombreuse gardèrent le silence ; plus encore, les évêques russes se taisaient, somnolaient et finirent même par s'endormir". Mais trois jours plus tard, le grand prince de Moscou Basile III proclama Isidore hérétique et le fit arrêter. Alors "tous les évêques russes se réveillèrent, les princes, les boïars et la multitude des chrétiens se mirent à traiter Isidore d'hérétique"12. On essaya de lui faire renier l'union, en recourant même à la menace de mort, mais Isidore resta inflexible et finit par s'enfuir à Rome. C'est donc à l'initiative des autorités civiles de la Russie que le concile de Ferrare-Florence fut rejeté par l'Église russe. En 1442, les patriarches d'Alexandrie, Antioche et Jérusalem rejetèrent l'union avec Rome et reconnurent le concile de Florence comme "vil, anticanonique et tyrannique". En 1450, le patriarche uniate de Constantinople Grégoire Mammas fut déposé et le concile de Ferrare-Florence fut anathématisé par l'Église de Constantinople13. "Plutôt le turban turc que la tiare romaine", disaient à ce propos les Grecs de Constantinople. Mais à peine trois ans plus tard, en 1453, Constantinople tombait, et sur les ruines de l'Empire byzantin se formait un nouvel État turc qui existe jusqu'à nos jours. Il fallut donc près de dix ans pour que les Églises orthodoxes locales, celle de Russie d'abord, puis celles d'Alexandrie, Antioche, Jérusalem et enfin Constantinople formulent leur attitude envers le concile auquel elles avaient été représentées et qui avait été convoqué en tant que concile oecuménique14. De plus, ce n'est pas grâce à un nouveau concile oecuménique, et nullement par un examen commun des actes de ce concile que les Églises orthodoxes locales atteignirent le consensus au terme duquel le concile fut rejeté : chaque Église eut la possibilité de prendre sa décision en toute indépendance, une décision qui, dès lors, devint pour elle irrévocable. La nature des conciles œcuméniques et leur signification pour l'Eglise contemporaine L'étude de la réception des conciles oecuméniques nous a conduit aux neuf thèses suivantes 1. Une explication alternative des conciles oecuméniques à l'intérieur d'une famille d'Églises locales ne semble pas impossible, mais il ne peut s'agir que d'une approche alternative concernant les formulations terminologiques de tel ou tel dogme : l'essence du dogme proprement dit doit être reconnue par tous les membres de l'Église universelle. 2. On ne peut exiger des Églises qui n'ont pas participé à tel ou tel concile oecuménique qu'elles approuvent entièrement les formulations dogmatiques de ces conciles. Si telle hérésie n'a pas touché telle Église locale, la terminologie théologique s'y rapportant n'y a pas été discutée et il n'y a pas été développé d'argumentation contre cette hérésie. Cette Église peut donc ne pas être préparée à percevoir l'héritage du concile oecuménique comme son propre héritage. Cette Église peut néanmoins reconnaître et accepter le concile oecuménique dans la mesure où son propre concile local l'estimera utile. 3. L'Église orthodoxe est un organisme vivant au sein duquel se poursuit la recherche théologique sur la base d'une étude toujours plus poussée de l'héritage patristique. Le théologien contemporain dispose de matériaux dont les érudits du monde antique ne disposaient pas. De plus, avec les siècles, certains événements de l'histoire ancienne de l'Église peuvent apparaître sous un jour nouveau. Il n'est pas exclu par exemple que tel ou tel concile de l'Église ancienne puisse être reconnu comme oecuménique (outre les sept conciles qui sont généralement admis). D'autre part, il est possible de reconsidérer partiellement certaines décisions de tel ou tel des sept conciles oecuméniques tenus entre le IVe et le Vllle siècles, si une analyse théologique minutieuse basée sur des matériaux autrefois inaccessibles fait apparaître que telles décisions prises ont été erronées, hâtives ou injustes. Une réévaluation de la tradition ecclésiale est possible 4. Exigeant assurément la participation de la conscience catholique [au sens plénier, non confessionnel du terme. NDLR] de l'Eglise, quelles que soient les formes sous lesquelles celle-là s'exprimera (un nouveau concile oecuménique, un concile local, etc.), une telle réévaluation ne sera pas un refus de la Tradition ecclésiale ni une déformation de la Tradition, mais au contraire son approfondissement et son explication sous une forme nouvelle. Cette réévaluation ne saurait en aucun cas être une négation de l'action du Saint-Esprit lors des conciles oecuméniques ni une offense à la mémoire des Pères qui y ont participé. On connaît parfaitement des cas où des Pères reconnus orthodoxes à un concile oecuménique ont été ensuite condamnés par l'Eglise : qu'il suffise de rappeler la condamnation, au 5e concile oecuménique, des trois théologiens dont l'enseignement avait été reconnu orthodoxe au 4e concile oecuménique. 5. Mais le contraire est également possible, à savoir que la condamnation prononcée par un des conciles oecuméniques contre un théologien ou un évêque soit annulée s'il est prouvé de manière convaincante et sur la base de matériaux autrefois inaccessibles que ce théologien a été condamné par erreur. 6. L'opinion selon laquelle dans l'Eglise il n'y a pas d'autorité capable et compétente pour réexaminer les décisions de tel ou tel concile et de les réapprécier apparaît erronée. On n'en veut pour preuve que le consensus réalisé entre saint Cyrille d'Alexandrie et Jean d'Antioche en 433, qui ne fut rien d'autre qu'une réévaluation du 3e concile oecuménique et un rejet des positions extrêmes de la théologie alexandrine qui avait triomphé à ce concile. La définition de foi du 4e concile oecuménique se basait sur l'accord de 433 et en ce sens elle constituait un nouveau pas dans la christologie par rapport au 3e concile oecuménique. L'Horos du 4e concile oecuménique fut à son tour expliqué par l'Horos du 5e concile à la lumière des douze chapitres de saint Cyrille contre Nestorius et de sa terminologie christologique. Enfin, la décision du 4e concile oecuménique à propos de l'orthodoxie du bienheureux Théodoret de Cyr et d'Ibas d'Edesse fut expliquée par le concile oecuménique qui condamna les écrits théologiques de ces évêques. Ne pas condamner la théologie dans l'Eglise 7. L'opinion selon laquelle les décisions des conciles oecuméniques ne peuvent faire l'objet d'une analyse critique par les générations suivantes revient à nier l'action du Saint-Esprit dans l'Eglise, étant donné qu'elle présuppose que l'Esprit n'était à l'oeuvre dans l'Eglise que dans l'antiquité et a cessé d'y être à l'oeuvre maintenant. Cette idée tend en substance à placer le concile oecuménique au-dessus de l'Eglise. Or, en fait, il n'y a pas de doctrine théologique ou de définition de la foi sur laquelle l'Eglise n'ait le droit de revenir à une étape nouvelle de son existence, pour en donner une nouvelle appréciation. L'Eglise ne peut abolir ou réexaminer complètement une définition dogmatique de la foi, adoptée par un concile oecuménique, mais elle est en droit de lui donner une explication nouvelle, laquelle peut à son tour conduire à reconsidérer les condamnations et les anathèmes qui ont été portés sur la base d'une autre explication de la même définition de foi. 8. Toutes les décisions et les définitions de foi des conciles oecuméniques constituent le grand héritage de l'Eglise orthodoxe, un héritage rempli de grâce, qui détermine aujourd'hui encore la vie de l'Eglise. Mais cet héritage exige une approche créatrice et une nouvelle appréciation de son sens à chaque époque historique concrète. L'Eglise ne peut pas se borner à répéter de siècle en siècle les mêmes formules, sans même tenter de les apprécier à la lumière de l'expérience qu'elle a accumulée depuis leur adoption. Or toute appréciation de leur sens présuppose, au moins théoriquement, la possibilité de découvertes et de décisions nouvelles qui pourraient être prises à la lumière de ces découvertes. Renoncer à une telle appréciation nouvelle du sens de l'héritage théologique de l'Église orthodoxe équivaudrait à condamner à mort la théologie dans l'Église, la vie ecclésiale et en définitive l'Église elle-même. 9. Il faut dire encore que dans les intervalles entre les conciles oecuméniques, lorsque le processus de leur réception était encore en cours, des évêques appartenant à des groupes théologiques différents rompaient souvent entre eux la communion eucharistique. Mais ce n'était pas une règle commune et certains grands théologiens sont connus justement pour avoir appelé au rétablissement de la communion eucharistique sur la base d'un certain "minimum" qui ne présupposait pas l'identité totale des formulations dogmatiques. Ainsi par exemple, saint Basile le Grand, qui défendait la doctrine de la divinité du Saint-Esprit, mais qui, par "économie" et pour sauvegarder la concorde dans l'Église, ne confessait pas tout haut la divinité de l'Esprit et ne considérait pas cette confession comme une condition au rétablissement de la communion dans l'Église : "Nous n'exigeons rien de plus, mais nous proposons seulement, aux frères qui veulent se joindre à nous, la foi de Nicée. Et s'ils l'acceptent, nous exigeons encore qu'ils admettent que le Saint-Esprit ne doit pas être appelé créature [...]. Mais je veux bien ne rien exiger d'autre (c'est-à-dire ne pas exiger que l'Esprit soit reconnu comme Dieu). Car je suis sûr qu'à la longue, par les relations qu'ils auront avec nous et par des discussions courtoises [concernant les dogmes], s'il faut que soit ajouté quelque nouvel éclaircissement, le Seigneur le donnera"15. Pour saint Basile il était donc parfaitement clair que les différentes Églises peuvent coexister à différents stades de développement théologique ; ce qui est admissible pour certains peut sembler une nouveauté inadmissible à d'autres. Mais avec le temps et en continuant le dialogue, ces derniers peuvent arriver à adopter ces formules dogmatiques qui leur semblaient étrangères, à les reconnaître et à les assimiler. Mais l'essentiel pour saint Basile est l'unité de l'Église : "Le bienfait sera l'union de ce qui jusqu'alors était divisé ; et l'union se fera si nous voulons bien nous mettre au niveau des plus faibles sur les points qui ne causent aucun mal à nos âmes"16. Objections possibles Les thèses exposées plus haut ne sont en aucune façon définitives : elles visent à être le prétexte d'une prolongation de la discussion sur le thème de la réception des conciles oecuméniques, plutôt qu'à tirer un trait dessus. Ces thèses peuvent rencontrer les objections suivantes. Premièrement, on peut nous dire que les discussions théologiques qui avaient lieu aux conciles oecuméniques avaient pour but d'éclaircir telle ou telle vérité dogmatique et que par conséquent les Églises qui n'ont pas reçu tel ou tel concile se sont trouvées en dehors de la vérité et par là même se sont coupées du Corps ecclésial. A cela nous devons répondre que nous n'avons examiné le processus de réception que dans son aspect historique, c'est-à-dire sans le mettre en rapport avec les vérités dogmatiques reçues par les conciles. Dès le départ nous sommes partis également du principe qu'une seule et même vérité dogmatique peut être formulée de manière différente et que dans certains cas les formulations dogmatiques peuvent paraître contradictoires. Deuxièmement, on peut nous reprocher d'ignorer l'idée d'Église universelle, puisque selon notre schéma, chaque Église locale est complètement indépendante. A cela nous répondrons que, historiquement, il s'est formé deux visions de l'Église universelle : la vision occidentale (catholique) et la vision orientale (orthodoxe). Selon le schéma occidental, l'unité de l'Église universelle est garantie par un système administratif unique et par la soumission de toutes les Églises locales au pape de Rome : conformément à ce schéma, est reconnu comme concile oecuménique tout concile inter ecclésial dont les actes ont été entérinés par le pape. En revanche, dans la conception orientale, l'Église universelle est une communauté d'Églises locales complètement indépendantes entre elles : selon ce schéma, pour ce qui est de l'Eglise universelle, un concile sera oecuménique lorsqu'il s'avérera reconnu par toutes les Églises locales tandis que pour une Église locale un concile sera oecuménique lorsqu'il aura été reconnu par cette Église de concert avec les autres Églises. Nous nous en sommes tenu au deuxième schéma et nous sommes parti du fait que sur le terrain de l'histoire, ce sont toujours les Églises locales qui agissent, et elles prennent leurs décisions de manière indépendante ; l'Église universelle quant à elle, n'est rien d'autre que l'ensemble des Églises locales, agissant indépendamment mais en accord les unes avec les autres. L'accord des Églises entre elles n'est pas garanti par une quelconque structure administrative, mais il est la conséquence de leur unanimité dans les questions dogmatiques. Les préchalcédoniens doivent-ils accepter les sept conciles oecuméniques ? Si l'on applique maintenant nos thèses quant à la réception des conciles oecuméniques au dialogue avec les Églises orthodoxes orientales (préchalcédoniennes), les conclusions préliminaires suivantes s'imposent 1. Pour le rétablissement de la communion eucharistique avec les Églises préchalcédoniennes, il faut nécessairement qu'elles expriment une attitude positive envers la doctrine de l'ensemble des sept conciles oecuméniques que nous reconnaissons, même si certaines formulations des quatre derniers conciles demeurent étrangères à leur propre tradition théologique. En ce sens, il faut considérer comme insatisfaisant et ambigu le point 8 de la deuxième déclaration commune sur la christologie [adoptée à Chambésy en 1990] qui déclare : "Les deux familles reçoivent les trois premiers conciles oecuméniques qui constituent notre héritage commun. Quant aux quatre conciles ultérieurs de l'Église orthodoxe, les orthodoxes affirment que, pour eux, les points 1 à 7 susmentionnés sont aussi l'enseignement de ces quatre conciles ultérieurs ; les orthodoxes orientaux reprennent à leur propre compte cette déclaration des orthodoxes et y répondent ainsi positivement". Ce point n'exprime aucunement la position des orthodoxes orientaux par rapport aux 4e, 5e, 6e et 7e conciles oecuméniques. Il nous semble que les orthodoxes orientaux peuvent continuer à utiliser leur terminologie dogmatique et considérer notre terminologie comme insatisfaisante ; ils doivent néanmoins accepter que les dogmes formulés aux conciles susmentionnés ne sont en aucun cas en contradiction avec leur propre doctrine. Seul un tel accord théologique peut créer la base indispensable au rétablissement de l'unité. 2. Un tel accord ne signifiera toutefois pas la réception pleine et entière par les orthodoxes orientaux de tous les sept conciles oecuméniques. Car une telle réception signifierait que les orthodoxes orientaux sont prêts à apposer leur signature au bas des formulations dogmatiques de ces conciles. Or ils ne peuvent y souscrire étant donné que la terminologie théologique de ces conciles continue de leur demeurer étrangère. On ne peut exiger des Églises orthodoxes orientales la pleine acceptation des 5e, 6e et 7e conciles, du fait qu'elles n'y ont pas pris part et que les problèmes discutés à ces conciles leur étaient largement étrangers. Il serait par exemple insensé d'attendre des Églises orthodoxes orientales une appréciation adéquate des acquis du 7e concile oecuménique dans le domaine de la théologie de l'icône, dans la mesure où ces Églises n'ont pas vécu l'hérésie iconoclaste, et où la nécessité ne s'est donc pas fait sentir d'élaborer une argumentation théologique pour la défense du culte de l'icône. 3. Etant donné que la séparation entre les Églises orthodoxes et les Églises orthodoxes orientales s'est produite sur la question de la reconnaissance du concile de Chalcédoine de 451 (4e concile oecuménique), la discussion théologique avec les préchalcédoniens doit se concentrer autour de ce concile. Des orthodoxes orientaux on ne peut exiger qu'ils le reconnaissent comme leur, étant donné que leur propre tradition théologique multiséculaire ne leur permettra nullement de le faire. Mais un accord théologique est indispensable, dans lequel les préchalcédoniens reconnaîtront que les formulations christologiques de ce concile ne contredisent pas la doctrine de l'Église primitive indivise ; de leur côté, les Églises orthodoxes devront être d'accord pour estimer acceptable la terminologie théologique utilisée par les orthodoxes orientaux. Un tel accord théologique constituera précisément ce minimum dogmatique sur la base duquel, si l'on suit les principes exposés par saint Basile le Grand, la communion eucharistique pourra être rétablie. C'est seulement à ces conditions que le dialogue théologique pourra être considéré comme terminé. Après quoi les Églises pourront passer à la discussion des questions touchant l'histoire de l'Eglise, l'ecclésiologie et la procédure (levée des anathèmes, reconnaissance des saints, pratiques liturgiques, etc.). Un approche créatrice de l'héritage des conciles oecuméniques En conclusion, il convient de dire que le dialogue théologique entre les Églises orthodoxes et les Églises orthodoxes orientales aborde actuellement son étape la plus difficile : la réception de ses résultats par les Eglises locales. Les controverses autour des documents de Chambésy montrent combien l'attitude de larges milieux ecclésiastiques peut être ambiguë à l'égard des résultats de discussions menées entre théologiens. Il est exigé maintenant de chaque Église locale de donner avec sagesse son appréciation de ce dialogue théologique sur la base de sa propre tradition pluriséculaire, une appréciation qui ne saperait aucunement les fondements de l'enseignement dogmatique de la foi de l'Église en question et qui serait reçue par toute la plénitude de l'Église, à savoir la hiérarchie, les théologiens et le peuple des fidèles. Simultanément, il est requis de chaque Église locale une ouverture suffisante pour permettre de voir que parfois, derrière des formulations théologiques différentes se cache un seul et même enseignement dogmatique. Il faut être capable d'une approche créatrice de l'héritage des conciles oecuméniques, il faut pouvoir apprécier leurs décisions à la lumière de documents nouveaux qui sont maintenant disponibles. Il convient de ne pas oublier que, selon les paroles mêmes du Sauveur, "l'Esprit souffle où il veut" (Jn 3,8) et que son action ne peut être limitée ni à un temps donné, ni au cadre d'une tradition théologique donnée à l'intérieur de l'Eglise chrétienne. On sait que parmi les saints vénérés par l'Église orthodoxe d'orientation chalcédonienne, il en est qui n'appartenaient pas à cette Église : ainsi par exemple, l'Église orthodoxe russe vénère saint Isaac le Syrien qui appartenait à l'Église d'Orient ("nestorienne") tandis que l'Eglise géorgienne vénère saint Pierre l'Ibérien, un adversaire du concile de Chalcédoine17. Saint Isaac le Syrien vivait auVlle siècle, mais il ne reconnaissait que deux conciles oecuméniques (son Église avait rejeté le concile d'Ephèse de 431 et le concile de Chalcédoine de 451) ; saint Pierre l'Ibérien vivait à la fin du Ve siècle et ne reconnaissait que trois conciles oecuméniques (son Église avait rejeté le concile de Chalcédoine). Ainsi, il est donc possible, tout en ne reconnaissant pas tel ou tel concile oecuménique, non seulement d'appartenir à l'Église orthodoxe, mais d'y être vénéré comme saint. N'est-ce pas une preuve suffisante de ce qu'une conception alternative des conciles à l'intérieur de l'Eglise est possible, et que pour cette raison -naturellement, si l'on arrive à un accord sur toutes les questions fondamentales touchant l'enseignement doctrinal - le rétablissement de l'unité avec les Églises qui, pour des raisons historiques, ne reconnaissent pas certaines formulations dogmatiques de tels ou tels conciles oecuméniques, est lui aussi possible ? ------------------------- 1 Sebastian BROCK, "La christologie de l'Eglise d'Orient", Vestnik Drevnej lstorii, Moscou 1995, 51 [en russe]. 2 Cf. M. ASHJIAN, "The Acceptance of the Ecumenical Councils by the Armenian Church, with Special Reference to the Council of Chalcedon", The Ecumenical Review 22 (1970), pp. 348-362 ; J. COMAN, "The Doctrine of the Council of Chalcedon and its Reception in the Orthodox Church of the East", The Ecumenical Review 22 (1970) pp. 363-382 ; A. GRILLMEIER, "Konzil und Rezeption : Methodische Bemerkungen zu einem Thema der ôkumenischen Discussion der Gegenwart", Theologie und Philosophie 45 (1970) SS. 321352 ; Idem, 'The Reception of Chalcedon in the Roman Catholic Church', The Ecumenical Review 22 (1970) pp. 381-411 ; L. STAN, 'On the Reception of the Decisions of Ecumenical Councils by the Church', Councils and the. Ecumenical Movement, WCC Studies 5 (Genève 1968) pp. 68-75 ; W. KUPPERS, "Reception. Prolegomena to a Systematic Study", Councils and the Ecumenical Movement, WCC Studies 5 (Genève 1968) pp.76-98. 3 Cf. W. HENN, 'The Reception of Ecumenical Documents', La recepcio'n y la comunion entre les Iglesias, Il/ Coloquio internacional, Samalanca, 8-14 de abril de 1996, pp. 2-4. Voir aussi J. MEYENDORFF, "What is an Ecumenical Council ?" St Vladimir's Theological quarterly, vol. 17 : 4 (1973) pp. 259-273. 4 E.J. KILLMARTIN, "Reception in History : An Ecclesiological Phenomenon and its Significance", Journal of Ecumenical Studies 21 (1984) p. 38. 5 Cf. S. BROCK, "La Christologie..." [en russe], p. 45. 6 Chalcédoniens et monophysites après Chalcédoine', Messager de l'Exarchat du patriarche russe en Europe occidentale 52 (1965) p. 223 [en russe]. 7 Cf. Yves CONGAR, 'La réception comme réalité ecclésiologique', Revue des sciences philosophiques et théologiques 56 (1972) p. 372. 8 S. BROCK, 'La Christologie...' [en russe], p. 40. 9 V.V. BOLOTOV, Histoire de l'Eglise ancienne, tome 1er, Petrograd 1918, p. 259 [en russe]. 10 ibid., pp. 313-314. 11 EVAGRE, Histoire ecclésiastique, 3, 30. 12 A. KARTACHEV, Histoire de l'Eglise russe, tome 1, Paris 1959, p. 356 [en russe]. 13 Archimandrite AMBROISE (Pogodine), Saint Marc d'Ephèse et l'Union de Florence, Moscou 1994, p. 363 [en russe]. 14 L'Eglise catholique romaine considère encore aujourd'hui le concile de Ferrare-Florence comme oecuménique. 15 St BASILE LE GRAND, lettre 113 (édition russe 109, p. 138). 16 ibid 17 Cf. J. MEYENDORFF, "Chalcedonians and Non-Chalcedonians, The Last Steps to Unity', Saint Vladimir's Theological Quarterly, vol. 33 : 4 (1989) p. 326

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