"C'était le silence subit qui avait
alerté la fillette, un calme inhabituel : ordinairement, la journée du
cabaretier commençait par un pas lourd dans l'escalier, accompagné de
grognements et de jurons divers, puis elle entendait en bas l'ouverture (grinçante)
de la porte qui donnait sur la rue et une conversation que son père engageait
avec un client matinal ou avec un passant; juste avant le passage du rémouleur
qui allait s'installer un peu plus loin et qui appelait le chaland.
Mais ce jour-là, 2 juin 1751, il n'y avait rien eu de tel. Aucun bruit dans
toute la maison. Dehors, l'homme était passé, poussant sa petite charrette et
l'enfant, blottie dans son lit au rez-de-chaussée, avait eu l'impression
qu'elle était seule au logis. La ville de Marle était éveillée depuis longtemps
et il semblait qu'Hilaire Marcotte, le patron de La Fleur-de-Lys, fût
encore endormi : ou parti Dieu sait où.
Au bout d'un long moment passé à s'interroger, la fillette se leva et monta
jusqu'à la chambre de son père. La pièce était vide. Est-ce qu'il l'avait
abandonnée ? Comme sa mère qui avait quitté le domicile conjugal, quelques mois
plus tôt, pour aller rejoindre un homme, à Paris ? Effrayée par cette situation
inhabituelle, la fille d'Hilaire sortit et alerta une voisine, une rude commère
qui l'avait prise en affection et qui fit le tour de la maison, à la recherche
du cabaretier. Elles le découvrirent bientôt dans la cave, ivre mort, assis sur
le sol humide, le dos contre un tonneau, ronflant comme un sonneur.
"Dieu nous garde ! gronda la voisine. Ton père est là, petite. Allez, père
Marcotte. Il est grand jour. L'ouvrage n'attend pas..."
Et à force de le houspiller, elle parvint à le réveiller. Elle l'aida aussi à
se redresser. En grognant, Hilaire Marcotte réussit à monter l'escalier de la
cave. Après s'être copieusement aspergé d'eau, il alla ouvrir à un marchand de
vin, venu de Laon pour le ravitailler, avec lequel il se querella violemment,
quelques instants plus tard, avant de prendre ses tonneaux. Les gens du quartier
qui étaient venus aux nouvelles et qui avaient réussi à s'interposer et à le
calmer se dispersèrent : il faut dire que, depuis le départ de sa femme,
Hilaire Marcotte avait multiplié les esclandres, donnant le reste du temps
l'image d'un homme désemparé, accablé par le destin; il passait des heures
entières sur le seuil de sa porte, maussade, le regard vide, négligeant parfois
même de servir ses clients. Ce jour-là, pourtant, il parut prendre le dessus :
on l'entendit rire à gorge déployée et plusieurs personnes le virent manger de
bon appétit.
Pourtant, au début de la soirée, quand on entendit la fillette crier, on
comprit qu'il était arrivé quelque chose chez le cabaretier. Elle sortit
bientôt en courant de la maison et elle dit, entre deux sanglots, qu'elle
venait de trouver son père pendu.
"Il n'est peut-être pas trop tard", dit quelqu'un.
-Il est là-haut, dit la petite, en se cachant le visage dans ses mains.
On se précipita, mais on constata vite qu'Hilaire Marcotte était mort. Son
corps était froid et raide; il avait installé une chaise sur la table de sa
chambre : monté sur cet édifice improvisé, il avait accroché une corde à un
chevron du plafond, passant l'autre bout autour de son cou et il avait repoussé
la chaise. On le trouva ainsi, suspendu et il fallut attendre les gens de
justice, puis deux chirurgiens qui ne purent que constater la mort par
strangulation et qui conclurent à un suicide. On pourrait penser que la
simplicité de la procédure serait en harmonie avec celle de ce fait dramatique,
mais il n'en était rien. Une telle mort, considérée à l'époque comme
particulièrement ignominieuse (puisque l'individu disposait abusivement de son
corps qui était un don de Dieu) requérait une procédure spécifique instituée
par une ordonnance royale de 1670 : quand ce genre de décès avait été
judiciairement (et médicalement) constaté, on choisissait un curateur,
c'est-à-dire un représentant du mort, dans sa famille ou on en nommait un
d'office si ses proches se désistaient et on instruisait contre lui. L'homme ou
la femme qui avait ainsi déserté le combat de la vie, péchant gravement contre
Dieu et contre ses semblables devait être jugé et sévèrement châtié. Il ne
devenait objet de pitié que s'il avait perdu la raison et s'il s'avérait qu'il
avait agi sous l'empire d'une maladie dûment répertoriée ou d'une véritable
crise de folie. Dans un tout autre cas, même celui d'une passion violente ou
d'un désespoir absolu, il devait subir la vindicte sociale post mortem
et son nom serait déshonoré à jamais.
Une enquête minutieuse allait donc être entreprise sur Hilaire Marcotte, le
cabaretier, pour qu'on détermine avec exactitude s'il était coupable de
suicide, le crime des crimes, ou si on pouvait l'absoudre pour une forme
quelconque de déraison. La constatation de la mort ayant été effectuée et le
corps d'Hilaire ayant été saisi, "nous
lui avons fait appliquer notre cachet ordinaire, n'en ayant pour lors d'autre,
sur le front, en cire noire", précise
le procès-verbal. C'est ainsi que le cadavre du pauvre cabaretier, portant
toujours la corde au cou, le front marqué du cachet noir, fut emporté sur une
civière par le geôlier de la ville et un jeune homme (garçon boucher) requis
d'office, puis placé "dans l'endroit
qui sert de cachot pour la plus grande seureté et que nous avons fait fermer et
laissé à la garde de Painvain geolier" qui dut noter sa réception sur le registre de la prison. De son
côté, le lieutenant général prit un arrêté officiel selon lequel "ledit cadavre tiendra la prison jusqu'à ce qu'il en soit
ordonné autrement" et signa un ordre de
citation de dix témoins "à l'encontre du
cadavre qui s'étoit homycidé lui-même." Tout cela s'appuyant sur le constat de décès des chirurgiens
rédigé en ces termes :
"Après avoir exactement visité le corps, nous avons recognue
que la cause de la mort ne luy a esté causé que par laditte corde que nous luy
avons veu et trouvé au colle qu'il l'a fait mourir, ce que nous afirmon
véritable..."
Maintenant, il fallait trouver un curateur, quelqu'un qui acceptât de se
substituer au mort, d'assister à toutes les phases du procès et de défendre sa
mémoire. Comme tous les membres de la famille d'Hilaire Marcotte refusaient
d'assumer cette tâche, on nomma curateur un certain Charpentier, manouvrier à
Marle, qui fréquentait assidument le cabaret de La Fleur de Lys.
Auparavant, il avait été établi, au terme de l'enquête minutieuse menée par le
lieutenant général auprès des nombreux témoins, que le cabaretier n'était, au
moment où se déroulèrent les faits, ni malade ni en proie à la déraison, mais
que depuis le départ de sa femme, notoirement infidèle, il était d'humeur
mélancolique, qu'il avait le "vin
mauvais" et qu'il s'était résolu,
sans doute, à mettre fin à ses jours par désespoir, profitant d'un moment
d'absence de sa fille, au cours de cette fameuse journée du 2 juin.
Charpentier fut donc assigné comme demandeur et curateur "pour répondre par sa bouche sur tous les faits sur lesquels
il sera interrogé, pour ensuite le tout être communiqué au procureur du roi
pour par lui donner telles conclusions qu'il avisera." La difficulté, c'est que ce fidèle client de Marcotte, malgré sa
bonne volonté, n'apprend rien de nouveau à ceux qui le questionnent : il
n'avait jamais reçu les confidences du cabaretier et ce qu'il savait de sa vie
sentimentale n'allait guère au-delà des bruits qui couraient la ville de Marle
au sujet de ses infortunes conjugales. L'ensemble de ses dépositions confirme
donc les témoignages déjà recueillis par le lieutenant général et nourrit
beaucoup plus le processus accusatoire que la cause de la défense. Le lecteur
de cette fin du II ème millénaire, convaincu d'entrée de l'inanité
d'un tel procès, pensera peut-être que cette loufoquerie ahurissante est plus
sotte que méchante et que le principal intéressé étant mort, toutes ces
gesticulations judiciaires se révélaient, somme toute, inoffensives, voire
insignifiantes; c'est faire bon marché de la réputation de la personne qui
était décédée et du déshonneur qui s'attachait à une famille et c'est oublier
aussi que le corps du suicidé était généralement traîné sur une claie à travers
toute la cité, mis ensuite au pilori ou exposé sur des fourches patibulaires,
avant d'être jeté dans la fosse commune. Il y a un acharnement des autorités
judiciaires, sur l'homme (ou la femme) qui a osé se donner la mort, proprement
insupportable.
Mais la nature ne perdant jamais ses droits, dès le 4 juin, Hilaire Marcotte se
rappelle au bon souvenir de ses compatriotes marlois d'une manière assez
désagréable : on apprend que des signes de décomposition apparaissent déjà sur
son corps et que si l'enquête se poursuit à ce rythme, la situation va bientôt
devenir intenable. Le soir de cette même journée, le procureur du roi doit
présenter une réquisition "afin
de faire saler le cadavre de Marcotte par les chirurgiens qui l'ont déjà vu et
visité, pour pouvoir en empêcher la corruption jusqu'à la fin de la procédure
qu'on est obligé de faire contre lui, laquelle corruption ne se pouvoit
autrement empêcher."
Et de son côté, le lieutenant général signe une autorisation officielle pour
les chirurgiens qui devront "procéder
à l'ouverture dudit corps de Marcotte et à la salaison dudit cadavre."
Sinistre tâche, on le conçoit, même pour des hommes habitués à un labeur qui
répugne aux natures sensibles; mais on ne disposait d'aucun autre moyen de
conservation, à l'époque, surtout en période estivale. Les chirurgiens sont
convoqués par le lieutenant général pour prêter serment avant d'accomplir leur
mission et ils en rendent compte ainsi :
"Certifion nous estre expret transporté en la prison roialle
de cette ville de Marle pour faire l'ouverture du cadavre par nous visité et
indiqué en nostre rapport du 2 juin présent mois, et après l'avoir revisité et
examiné tant intérieurement qu'extérieurement dans toutes les parties de son
corps, nous n'avons trouvé aultres causes de mort que celle dont nous avons
énoncé et marqué dans nostre premier rapor en datte du 2 juin et pour éviter
une plus grande corruption que celle qui étoit pour lor, nous avons été de luy
faire de grandes excarifications dans toutes les parties de son corps, tant
interne qu'externe, et cela pour éviter plus grande corruption et l'avon sallé
au moïen de quatre pots de cel qu'y nous esttait délivré, ce que nous ateston
et affirmon véritable..."
On sait aussi que la dépense en sel fut de six livres et onze sols pour la
salaison du corps. Mais la poursuite de l'action judiciaire allait-elle
s'effectuer dans de bonnes conditions, pour autant ? La procédure était longue
: il fallait à nouveau entendre les témoins pour qu'une ordonnance attestant de
la vérité des faits fût établie. Ensuite, le procès-verbal et le texte des
dépositions devaient être soumis au curateur, avant que les témoins puissent
être confrontés avec ce dernier. Il pourrait, en cette occasion, s'exprimer
librement et commenter les déclarations des uns et des autres, voire les
réfuter. Le lieutenant général doit donc, une fois encore, édicter une
ordonnance pour que les témoins soient convoqués et confrontés au sieur
Charpentier (le curateur) qui déclare solennellement, après cette
confrontation, que tout ce qu'il a entendu correspond, sans restriction, à la
réalité des faits. Cette prise de position est essentielle, car elle clôt, en
principe, le processus judiciaire, plus rien ne s'opposant désormais à ce que
l'on apporte une conclusion définitive à cette affaire.
L'ennui, c'est que toutes ces nouvelles péripéties juridiques ont pris une
bonne semaine et qu'en dépit de la salaison opérée par les chirurgiens, le
corps du défunt Marcotte a commencé à se décomposer : la puanteur qui se dégage
du cadavre est si violente qu'elle n'incommode pas seulement le geôlier et les
autres prisonniers, mais aussi les habitants des maisons toutes proches et l'on
craint même qu'une épidémie de peste ne se déclare dans la ville de
Marle."
"On consulte fébrilement les
articles de loi qui traitent de la question et l'on s'aperçoit qu'on peut fort
bien régler cet épineux problème, puisque la présence du cadavre n'est reconnue
indispensable que pour "constater le
délit", ce qui répond à la plus
élémentaire logique (arrêts du 2 décembre 1737 et du 31 janvier 1749).
-"Marcotte peut donc être enterré au plus vite ?" demande au
procureur du roi le lieutenant général, mis au courant de l'inquiétude des Marlois.
-Comme vous y allez ! lui rétorque finement le procureur. Nous souhaitons tous
que la paix revienne dans les coeurs et dans les âmes des habitants de cette
cité...
-... et que la peste nous épargne, l'interrompt le lieutenant général.
-Sans doute, remarque son interlocuteur sur un ton irrité, mais l'enterrer où,
ce cadavre ? Une inhumation chrétienne est hors de question, vous vous en
doutez et le dépôt dans la fosse commune n'est pas plus concevable, puisque
cette mesure n'intervient que lorsque le jugement de condamnation est rendu.
Hilaire Marcotte s'est homicidé lui-même : nous n'avons aucun doute à ce sujet
: il doit donc être exclu de la communauté des vivants et des morts tous
chrétiens, mais il nous faut le juger et (vraisemblablement) le condamner avant
de l'enterrer.
-Vous avez (hélas!) raison, remarque le lieutenant, l'air morne
-Attendez ! s'exclame le procureur, soudain presque allègre. Si nous respectons
à la lettre la procédure, nous la rendons de facto impossible, compte tenu de
l'état de décomposition presque avancé du cadavre de Marcotte...
-Mais alors ? interroge le lieutenant général, troublé par les interventions
contradictoires du procureur.
-Alors vous n'avez pas lu assez attentivement les arrêts en question. Il est
bien précisé que la sentence ne pourra être mise à exécution qu'une fois
qu'elle aura été prononcée, factum primum, mais comme il faut beaucoup
de temps avant que le jugement soit rendu, la loi ne saurait exiger que l'on
conserve un cadavre qui "tombe en
pourriture", compte tenu de tous les
dangers d'infection qu'il représente, surtout lorsque les éclaircissements
suffisants à propos des circonstances de la mort sont présents.
-Cette occurrence est bien la nôtre, constate le lieutenant général, rasséréné.
-Précisément, mais...
Le procureur fit éclore à nouveau un sourire chargé du juridisme le plus
subtil.
-... nous devons réquérir les chirurgiens; seul leur rapport établissant l'état
précis du corps et les dangers que sa présence fait courir à la ville nous permettra
de régler la question.
Les hommes de science revinrent à nouveau examiner le défunt Hilaire Marcotte
et constatèrent que l'ex-cabaretier était dans un tel état qu'il fallait
prendre une décision au plus vite. "Il
est certain qu'en le gardant plus longtemps, cela pourroit causer une peste
dans la ville", écrivirent-ils. Ils
durent aussi faire amende honorable quant à l'inefficacité de leur "art de salaison",
mais leurs conclusions étaient nettes : il fallait enterrer Hilaire le plus tôt
possible.
Le lieutenant général donna aussitôt des ordres pour que le cadavre fût inhumé
en "terre profane"; autrement dit, hors de l'enceinte de la ville, dans un lieu où
reposaient les criminels et les suicidés et que l'on appelait les fosses des
huguenots. Naturellement, les préparatifs autour de la prison ne passèrent
pas inaperçus et il y eut, très vite, une foule assemblée à ses abords pour
assister à ces obsèques qui n'en étaient pas. Comment les Marlois allaient-ils
réagir à cette cérémonie funèbre à la fois tardive et précipitée ? Les hommes
chargés de transporter le cadavre seraient-ils malmenés ? La justice
risquait-elle d'être bafouée ? Par prudence, on fait venir de Montcornet deux
cavaliers de la maréchaussée chargés d'escorter le convoi. L'assistance est
nombreuse et attentive, mais aucune violence n'est perpétrée. L'inhumation
d'Hilaire Marcotte a lieu sans incident particulier.
Cette fois, l'affaire est-elle terminée ? Le jugement peut-il enfin être
prononcé ? Pas encore : la procédure exige que le curateur, le manouvrier
Charpentier, soit, pour la dernière fois, interrogé. Connaissait-il la raison
exacte pour laquelle le cabaretier s'était tué ? Que pensait-il de la rumeur
selon laquelle Marcotte aurait déjà essayé de se suicider auparavant ? Savait-il
que le défunt avait acheté la corde fatale la veille de sa mort ? A tout cela
le curateur répond qu'il sait ce que tout le monde sait, rien de plus. "S'attend-il à justice ?", lui demande-t-on. Il répond affirmativement, ce qui signifie
qu'il accepte la condamnation du cabaretier; mais que pouvait-il faire d'autre
?
Le procureur du roi, après un bref rappel des faits, requiert alors pour Sa
Majesté "que la mémoire d'Hilaire
Marcotte, convaincu de s'être homicidé soi-même, s'étant pendu et étranglé,
soit condamnée à perpétuité pour réparation de son crime; que les biens dont il
jouissait le jour de sa mort, situés en pays de confiscation, soient acquis et
confisqués à qui il appartiendra; sur quoy sera prise une somme de cent
cinquante livres d'amende; pour la condamnation de ladite mémoire sera dressée
une potence sur la place de la ville pour, par l'exécuteur de la haute justice,
y attacher ladite sentence, laquelle auparavant sera lue à la porte des prisons
royales de la ville de Marle, à la porte de la demeure du suicidé et sur ladite
place; après quoi ladite sentence sera attachée à ladite potence pour y rester
pendant vingt-quatre heures."
La condamnation est prononcée le 21 juin 1751; conformément à la tradition, le
curateur fit appel devant le parlement, mais celui-ci l'annula le 20 août de la
même année et le jugement fut exécuté dans toute sa rigueur.
Ce type de procédure qui nous semble, pour le moins, abracadabrant aujourd'hui,
se concevait à l'époque, car l'individu, en tant que tel, n'existait pas : il
n'était qu'un élément d'un univers voulu et régi par Dieu; mais le plus
étonnant fut qu'un procès identique eut lieu à Marle, trois décennies plus tard
(en 1786), que le même président, un certain Sérurier, dirigea l'enquête et que
son développement fut aussi long et aussi minutieux que le précédent, même si
l'issue en fut différente.
Sans entrer dans des détails qui seraient fastidieux et répétitifs, il est
intéressant de connaître les faits, car cette action judiciaire fut l'une des
dernières de ce genre, sinon la dernière, en France.
Tout commence au mois de
juin, une fois encore, le 8 très précisément, de l'année 1786; ce jour-là, on
retrouve un dénommé Duclos, valet de charrue, pendu dans la chambre de son
habitation. On prévient les gens de justice qui se rendent sur les lieux, la mort
"violente et volontaire" est constatée, le procureur du roi
ordonne que le cadavre soit transporté dans la prison de Marle et des
chirurgiens sont requis pour examiner le corps. Ils ne peuvent que se rendre à
l'évidence. Duclos s'est suicidé (homicidé); l'état de son cou et de son visage
ne laisse subsister aucun doute à ce sujet. Il convient maintenant de
déterminer les causes de son acte : a-t-il agi volontairement, en toute
lucidité, ou sous l'empire de la déraison ?
On interroge le plus grand nombre de personnes possible et chacun convient que
le pauvre homme était d'ordinaire sain de corps et d'esprit, mais que depuis
quelque temps il souffrait d'une fièvre qui avait pu l'entraîner dans un acte
de folie. D'ailleurs, certains affirmaient l'avoir vu se plonger dans l'eau,
couvert de sueur, alors que la température était plutôt fraîche. On le voyait
ensuite retourner chez lui, avec des vêtements trempés, comme si de rien
n'était. Il fallait qu'il souffrît d'une forte maladie pour agir de la sorte.
Un autre élément intervient dans l'enquête : outre les témoignages précités, on
apprend que le défunt nourrissait un tendre sentiment pour une jeune fille du
voisinage et que cet attachement n'était pas partagé; il n'en fallait pas
davantage pour accentuer la déraison du personnage. D'ailleurs, sa mère
elle-même en était à ce point consciente qu'elle faisait dire des messes à
l'église de Marle pour qu'il retrouve la raison et elle avait accompli un
pélerinage à Liesse dans le même but. Un témoin affirma aussi que Duclos lui
avait confié qu'il se sentait dévoré par un "feu ardent" et que c'était pour
cette raison qu'il allait se plonger dans l'eau de la rivière, par tous les
temps.
Une fois encore, pendant que l'enquête se poursuit et traîne en longueur,
malgré la simplicité apparente des faits, le cadavre de Duclos entre en
décomposition et les chirurgiens taillent sur lui de profondes incisions dans
lesquelles ils introduisent le sel "afin de remettre ce cadavre, autant
qu'il serait possible, dans son premier état", précisent-ils.
On pourrait penser que les difficultés rencontrées lors de la première affaire,
dans la même ville de surcroît, auraient permis de ne pas retomber dans les
mêmes erreurs : il n'en était rien : la procédure est tout aussi longue que précédemment
et comme le curateur, qui est un membre de la famille du mort, demande et
obtient un supplément d'instruction, le cadavre du pauvre Duclos en
décomposition empoisonne la prison et ses alentours et on doit, de nuit,
l'emporter loin de sa geôle et l'enterrer "en terre profane, jusqu'à ce qu'il
en ait été autrement ordonné."
Au tribunal, le curateur fait d'abord un long plaidoyer dans lequel il
s'emploie à prouver que son parent défunt était en état de démence au moment
des faits.
Ainsi, raconte-t-il, un jour, le susdit Duclos ayant pris un remède qui avait
des effets instantanés (et peu ragoûtants), il crut bon d'aller se jeter dans
la rivière pour se laver, alors qu'il faisait grand froid. Trempé au sortir de
l'eau, il traversa toute la ville de Marle, vêtu de sa seule chemise et sans
l'assistance de quelques Marlois compréhensifs, il aurait eu des démêlés avec
la force publique. Une autre fois, alors qu'il assiste à la grand'messe, il se
dresse subitement, quitte sa place, traverse toute l'église et avant de
franchir la porte, il se retourne pour lancer à voix haute : "Au revoir,
tertous !"
Tout cela était destiné à montrer que Duclos était sujet à des accès de démence
et qu'il n'avait pas son libre arbitre au moment où il s'était donné la mort;
mais le curateur ne s'en tient pas là : il rédige un autre mémoire dans lequel
il s'efforce de prouver que le suicide n'est pas aussi évident qu'il y paraît.
Après tout, déclare-t-il, le défunt s'était peut-être fait des ennemis et ils
avaient pu le tuer en disposant les choses de telle manière que l'on pût croire
à un suicide. Chacun savait, en ville, que les portes de sa maison fermaient
mal; il suffisait de se glisser chez lui, la nuit et de l'étrangler pendant son
sommeil...
Cette fois, le curateur faisait manifestement du zèle et jouait les
avocassiers; mais la cause était entendue : la démence de son parent paraissait
ne faire aucun doute et le procureur émit un avis favorable pour le retour de
sa dépouille au sein de sa famille et pour son inhumation en terre chrétienne
avec les prières de l'Eglise.
Le 10 juillet 1786, la procédure s'achevait par un jugement qui n'entachait pas
la mémoire de Duclos et ne faisait rejaillir aucun déshonneur sur sa famille.
Ce fut la dernière, ou l'une des dernières affaires de ce genre en France. Par
la suite, les procès aux cadavres n'existèrent plus et le suicide fut à mettre
au compte de l'individu et de lui seul; toutes les accusations portées contre
des tiers, peu ou prou responsables d'une telle mort, étant désormais du
ressort de la morale personnelle."
Extraits de La
Picardie insolite, tome 2, par Claude
Sellier (Lorisse, le livre d'histoire, 2000)