septembre 03, 2011

L’Incarnation du Verbe, mystère connu avant tous les siècles


Maxime le Confesseur
 
Introduction


Saint Maxime le Confesseur prend prétexte du commentaire de ce passage de la première épître de l’Apôtre Pierre (1, 19-20) - « le Christ, connu avant la fondation du monde et manifesté dans les derniers temps à cause de vous » - pour exposer avec profondeur le mystère de l’union des natures humaine et divine dans le Christ, en relation avec le projet éternel des trois Personnes divines de permettre à toutes les créatures d’atteindre le but que Dieu a voulu pour elles de toute éternité : la déification par grâce.

 Ce passage célèbre des Questions à Thalassios (chapitre 60) témoigne de façon
caractéristique, derrière un style un peu compliqué, de l’ampleur de la vision théologique, cosmologique et anthropologique du grand théologien byzantin pour qui tout le sens de la création et tout le sens de l’existence de l’humanité passée, présente et à venir se résume dans le mystère central de l’Incarnation.


Texte


Le mystère du Christ, la parole de l’Écriture l’a appelé « Christ » (1 Pi 1, 19-20), et le
grand  Apôtre en témoigne clairement en parlant ainsi : « Le mystère caché depuis les siècles et les générations a été maintenant manifesté » (Col 1, 26-27), disant
évidemment que « le mystère du Christ » est la même chose que « le Christ ». C’est
manifestement une indicible et inconcevable union selon l’hypostase de la divinité avec l’humanité, amenant l’humanité à la même chose que la divinité, de toutes les façons, par la raison de l’hypostase, faisant des deux une seule hypostase composée, n’entraînant d’aucune manière une diminution quelconque de leur différence essentielle selon la nature, en sorte que, d’une part, des deux [natures] l’hypostase devienne unique, comme je l’ai dit, et que, d’autre part, demeure intacte la différence naturelle, selon laquelle même après l’union la quantité naturelle des deux, même unies, est conservée sans diminution. Là en effet où, selon l’union, absolument aucune épreuve de changement ou d’altération n’a suivi pour les réalités qui ont été unies, le principe essentiel de chacune d’elles est resté intact. Et celles dont le principe essentiel est resté intact même après l’union, leurs natures sont demeurées sans dommage en tout point, aucune ne reniant, à cause de l’union, quoi que ce soit de ce qui lui appartenait.

 Il convenait en effet au Créateur de toutes choses qui est devenu par nature, selon
l’économie, ce qu’Il n’était pas, d’être conservé Lui-Même immuable, et quant à ce
qu’Il était selon la nature, et quant à ce qu’Il est devenu par nature selon l’économie.
 
En effet, on ne saurait voir de changement en Dieu, en qui on ne conçoit aucun
mouvement.

 C’est là le grand mystère caché. C’est là la fin bienheureuse à cause de laquelle toutes les choses ont été faites. C’est là le but divin, conçu d’avance, du commencement des êtres, que nous appelons pour le définir : « la fin préconçue à cause de laquelle sont toutes choses, mais qui n’est elle-même à cause de rien. » C’est en fixant Son regard sur cette fin que Dieu a produit les essences des êtres. C’est là proprement la limite de la Providence et des êtres prévus, limite selon laquelle s’effectue la récapitulation en Dieu de tous les êtres créés par Lui. C’est là le mystère englobant tous les siècles et manifestant le grand Conseil de Dieu, qui est plus qu’infini et qui préexiste infiniment aux siècles (Ep 1, 10-11), Conseil dont celui qui est par essence le Verbe même de Dieu est devenu l’Ange, Lui-même, s’il est permis de parler ainsi, ayant rendu manifeste le fondement le plus intérieur de la bonté paternelle, et ayant montré en Lui la fin à cause de laquelle les choses qui ont été faites ont reçu le commencement en vue de l’être. Car par le Christ - c’est-à-dire le mystère du Christ -, tous les siècles et toutes les choses qui sont dans ces siècles ont pris sûrement en Lui le principe et la fin de leur être. Car avant les siècles a été préconçue l’union de la limite et de l’illimité, du mesuré et de l’immensurable, du fini et de l’infini, du Créateur et de la créature, du repos et du mouvement. Cette union est advenue en Christ, manifesté dans les derniers temps, donnant en elle-même plénitude à ce qui était connu d’avance par Dieu afin que, autour de ce qui par essence est totalement immobile, se tiennent les créatures qui par nature sont mues, après avoir totalement dépassé le mouvement vers elles-mêmes et vers les autres, et afin qu’elles reçoivent par expérience la connaissance en acte de Celui en qui
elles ont été jugées dignes de se tenir, connaissance inaltérable, possédée toujours de la même manière, et procurant la jouissance de Celui qui est connu.

 [...] Ce mystère a été préconnu avant tous les siècles par le Père et le Fils et le Saint-
Esprit, le premier en étant bienveillant, le second en l’accomplissant Lui-même, le
troisième en coopérant avec Celui-ci. Car la connaissance qu’ont le Père, le Fils et le
Saint-Esprit est une, parce qu’une aussi est leur essence et leur puissance. En effet, le Père n’ignorait pas l’Incarnation du Fils ; le Saint-Esprit non plus ; car dans le Fils tout entier, opérant Lui-même le mystère de notre salut par l’Incarnation, est le Père tout entier selon l’essence, non incarné mais bienveillant pour l’Incarnation du Fils ; et dans le Fils tout entier existe selon l’essence l’Esprit Saint tout entier, non incarné mais opérant en commun avec le Fils l’Incarnation indicible pour nous.Donc que l’on dise soit « le Christ », soit « le mystère du Christ », la Sainte Trinité -Père, Fils et Saint-Esprit - en a par essence la préconnaissance. Et nul ne se demanderait comment le Christ, l’un de la Sainte Trinité, est préconnu d’elle, sachant que ce n’est pas en tant que Dieu que le Christ a été préconnu mais en tant qu’homme, donc que c’est Son incarnation selon l’économie à cause de l’homme qui a été préconnue. En effet, ne peut être préconnu ce qui est toujours, au-dessus de toute cause et de toute raison d’être. Car il y a préconnaissance des choses qui ont commencé d’être pour une certaine cause. Le Christ a donc été préconnu non en ce qu’Il était par Lui-même selon la nature, mais en ce qu’Il est apparu et devenu ensuite selon l’économie à cause de nous. En effet, il fallait en vérité que Celui qui est vraiment selon la nature le créateur de l’essence des êtres devînt aussi Celui qui opère par Lui-même la déification des êtres selon la grâce, afin que le Donateur de l’être se manifestât aussi comme Celui qui donne la grâce du « toujours être-bien ».

 Introduit et traduit par Jean-Claude LARCHET



août 31, 2011

La querelle néo-grecque sur la communion fréquente (XVIIIe siècle)

Vassa Kontouma-Conticello


1       À l’époque byzantine, l’assiduité des fidèles à la communion eucharistique ne semble pas faire l’objet de dissensions, du moins dans l’Église chalcédonienne. Celle-ci se réfère avec constance à l’enseignement de Basile de Césarée (329‑379), qui conçoit l’Eucharistie comme une « nourriture » tout indiquée pour les baptisés (Du Baptême, I, 3, éd. SC 357, Paris 1989, p. 192) et préconise une communion fréquente, même quotidienne :

Communier même tous les jours et recevoir sa part du saint corps et du précieux sang du Christ est chose bonne et profitable, car lui-même dit clairement : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle » (Jn 6, 54). Qui doute, en effet, que participer continuellement à la vie ne soit pas autre chose que vivre pleinement ? Nous cependant nous communions quatre fois par semaine : le Dimanche, le Mercredi, le Vendredi et le Samedi, et aussi les autres jours, si l’on y fait mémoire de quelque saint (À Césaria, sur la Communion : Lettre 93, éd. CUF, Paris 1957, I, p. 203).

2       Il serait intéressant d’observer comment cet enseignement est reçu tout au long du millénaire byzantin, notamment dans la confrontation de l’Église chalcédonienne avec les Églises arménienne ou éthiopienne, dans lesquelles on observe des pratiques différentes. Retenons ici que dans la première moitié du xve siècle, Syméon de Thessalonique († 1429) est très clair sur la question de la fréquence de la communion. Il recommande une communion hebdomadaire, « tous les dimanches, si possible », faisant suite à une préparation nécessaire « par la confession et la contrition ». Il s’agit pour les fidèles de ne dépasser en aucun cas un délai « de quarante jours » (PG 155, 672 CD).


3       Cinquante ans après la chute de Constantinople, un relâchement considérable dans la fréquence de la communion eucharistique semble s’être produit chez les laïcs – probablement en raison des persécutions qui s’amplifient sous le règne de Sélim Ier (1512-1520) et qui entraînent la transformation de nombreuses églises en mosquées –, mais également chez les moines, qui semblent privilégier l’ascèse par rapport à la vie eucharistique de la communauté. Dans certains monastères, on en arrive ainsi à ne communier que trois ou quatre fois dans l’année.

4       Composé en 1561, le Nomokanon de Manuel Malaxos († 1581) reflète et confirme cette situation :

Ceux qui vivent droitement et pratiquent le jeûne du mercredi et du vendredi communieront aux fêtes de Pâques, de la Nativité du Seigneur, des Saints Apôtres et de la Mère de Dieu, s’ils ont suivi ces mêmes jeûnes et si, bien entendu, ils en sont dignes, n’étant pas soumis à un empêchement canonique (texte inédit cité par N. Skrettas, Hè theia Eucharisteia […] kata tèn didaskalia tôn Kollybadôn, Thessalonique 2006, p. 311, n. 658).

5       Les Nomokanones et Manuels du confesseur (Exomologètaria) du xviie siècle relaient, semble-t-il, cette prescription, qui limite la communion à quatre fois dans l’année. Nous la retrouvons d’ailleurs dans la Confession de la foi orthodoxe de Pierre Moghila (1596-1646), qui autorise cependant la communion mensuelle pour les fidèles les plus assidus :

Nous devons confesser nos péchés quatre fois dans l’année devant un prêtre ayant été ordonné légalement et de façon orthodoxe. Ceux qui progressent dans la piété peuvent se confesser tous les mois. Mais les plus simples doivent confesser leurs péchés au moins une fois par an. Et ceci doit avoir lieu durant la Sainte Quarantaine. Quant aux malades, leur premier souci doit être de purifier leur conscience par la confession et de prendre part à la Sainte Communion, en recevant très pieusement, auparavant, les Saintes Huiles (Orthodoxos Homologia tès Pisteôs, Snagov 1699, Qu. 90, p. 35).

6       On voit dans ces textes à quel point la confession, le jeûne et l’accès à l’Eucharistie sont étroitement mêlés : devant ce qui apparaît comme une érosion de l’idéal chrétien, devant l’évidente altération de la pratique des sacrements, deux garde-fous sont ainsi clairement posés. La situation décrite par Gabriel III de Constantinople (1702-1707), dans une lettre datée du 1er avril 1705, semble d’ailleurs justifier ce choix. Le patriarche y condamne durement deux excès : les absolutions données à tous, sans examen et sans discernement, et donc la communion octroyée à un grand nombre de fidèles impénitents ; la crainte démesurée du châtiment divin dans la communion indigne, qui conduit certains prêtres à y renoncer eux-mêmes lors de la célébration eucharistique :

Les pères spirituels qui se trouvent en ces lieux [Bodéna, soit Édesse en Macédoine] et confessent les chrétiens qui s’adressent à eux, ne leur infligent pas la pénitence correspondant aux péchés qu’ils ont commis, en tant qu’hommes, comme l’expliquent et l’ordonnent les Saints Pères […], mais en leur disant simplement de renoncer [à leurs péchés], ils leur donnent l’absolution pour leurs péchés antérieurs, qu’ils soient ou non mortels, sans discernement et de façon égale, et ils leur octroient les Saints Dons de façon indigne (Kanonikai Diataxeis, éd. M. Gédéôn, Constantinople 1888 [= KD], I, p. 125).

Il est nécessaire que ces pères incompétents et corrompus soient gravement sanctionnés […]. Les évêques présents en ces lieux doivent par ailleurs leur ordonner de vive voix […] de mettre fin à ce désordre destructeur pour les âmes, et de ne plus corrompre le peuple de Dieu de cette façon trompeuse et mortelle (KD I, p. 132).

Certains prêtres sont tombés dans une déviance et une audace terribles. Ils célèbrent la Sainte Mystagogie, puis, après avoir chanté l’hymne de communion, ils ne communient pas au divin corps et au divin sang, à ce moment [comme il est prévu]. À la fin [de la liturgie], ils ne vident pas non plus le calice en le buvant, selon la tradition ancienne de l’Église. Mais s’ils trouvent un autre prêtre après le renvoi des fidèles, ils le lui donnent en communion. Dans le cas contraire, ils couvrent [le calice] et le mettent de côté jusqu’au lendemain, célébrant de nouveau [la liturgie] avec ces mêmes espèces saintes et parfaites (KD I, p. 126).

Mais que peuvent-ils dire pour faire leur apologie, si ce n’est qu’ils ne sont pas dignes de communier ? Cependant, s’ils ne sont pas dignes de communier, étant impurs et souillés, comment osent-ils alors célébrer et approcher de l’autel […] ? Ils méritent la déposition et la séparation du peuple chrétien (KD I, p. 134).

7       La pratique de la communion quatre fois par an – Gabriel III parle lui aussi de fidèles « jugés dignes, ayant été assidus aux offices durant toute leur vie, s’étant confessés avec ardeur et ayant communié aux Saints Dons au moins quatre fois par an » (KD I, p. 124) – semble donc imposée par les circonstances. C’est bien cette situation que déplore Agapios Landos (xviie s.), dans son Salut des pécheurs (Venise 1641), un siècle avant que n’éclate la dispute sur la communion fréquente :

Ceux qui disent qu’il est suffisant de communier une fois par an, car le monde est plein de péchés, et que nous ne sommes pas dignes de communier souvent, se livrent à de vains bavardages. Car celui qui est indigne de communier tous les mois est aussi indigne de communier une fois par an. En effet, si les péchés d’un mois t’empêchent de communier, il est évident que ceux d’une année te rendent encore plus indigne, car plus le temps passe, pires sont tes péchés (Hamartôlôn Sôtèria, Venise 1766, p. 230-231).


8       Une nouvelle étape semble franchie avec l’introduction d’une citation du Tomos d’Union de 920 (éd. L. G. Westerinck, Washington D.C. 1981, p. 66) dans un livre liturgique, l’Hôrologion. Cette addition a été opérée après 1768, probablement vers 1770-1772, dans un Hôrologion non encore identifié. Dans l’édition de 1778 que nous avons eu la possibilité de consulter, le texte retenu est le suivant :

Extrait du Tomos d’Union publié sous Constantin et Romanos les empereurs, en 910 [sic] : « On ne sera digne de communier aux Saints Mystères que trois fois par an, premièrement à la Résurrection salvifique du Christ Notre Dieu, deuxièmement à la Dormition de la Très Pure Mère de Dieu, troisièmement à la Nativité du Christ Notre Dieu, un jeûne et le bénéfice que l’on peut en tirer ayant précédé celles-ci » (Hôrologion Mega, Venise 1778, p. 507).

9       Or on sait que cette prescription s’applique à l’origine aux trigames, c’est-à-dire à ceux qui se sont remariés deux fois à la suite de deux veuvages. Son extension à l’ensemble des fidèles, même aux vierges, semble aberrante. Elle constitue, à notre sens, l’élément qui déclenche la réaction soudaine d’une personnalité atypique, Néophyte du Péloponnèse dit le Kausokalybitès (1713-1784). Cet ancien directeur de l’Académie de l’Athos, auteur d’une Collection de tous les Canons sacrés et divins (éd. posthume, Venise 1787), ne tolère pas cette corruption du texte original du Tomos d’Union, et encore moins l’usage de cette citation pour justifier une doctrine de communion limitée à trois fois dans l’année. Sa désapprobation est exprimée dans un opuscule rédigé en 1772, resté inédit jusqu’en 1975, mais qui fut sans nul doute exploité, amélioré, vulgarisé, dans deux ouvrages anonymes attribués à Nicodème l’Hagiorite (1749-1809) et Macaire de Corinthe (1731-1805) par leurs contemporains : Encheiridion anonymou […] peri tou hoti chreôstousin hoi Christianoi sychnoteron na metalambanôsi ta theia mystèria, Venise 1777 ; Biblion psychôphelestaton peri tès synechous metalèpseôs […], Venise 1783.

10     La parution de l’opuscule de 1783 suscita une importante querelle sur la Sainte Montagne, mais provoqua également la colère du patriarcat de Constantinople : le prédicateur Serge Makraios (1734/40-1819) le fustigea dans une longue dissertation ; Gabriel IV (1780-1785) et le Saint Synode le condamnèrent dans un acte officiel, promulgué en avril 1785. Voici en résumé le contenu de cette Lettre synodale (KD I, p. 269-272) :

Un opuscule anonyme De la communion fréquente, déjà imprimé, a été présenté devant le Synode, accompagné d’une lettre « portant le sceau » de la Communauté athonite et faisant part des disputes qui s’y étaient produites à son propos. Or, « ce livre ayant été lu et examiné », il a été jugé condamnable selon deux aspects : premièrement, il est « erroné et plein […] de paralogismes » ; deuxièmement, il est contraire « à la discipline et à la coutume ecclésiastiques qui existent de tout temps et depuis l’origine ». Car il n’appartient pas « à une seule personne d’énoncer des théories ou des doctrines sur les dogmes ou les saints Mystères ». Ceci est « l’œuvre d’un synode accompli ».

L’auteur du livret, qui « s’occupe de façon parfaitement insolente et vaniteuse » de choses supérieures et qui est « hostile à la discipline et à la coutume ecclésiastiques anciennes », a publié son ouvrage sans autorisation et de façon anonyme. « Il s’est caché, de façon à pouvoir tendre un piège […] aux gens naïfs et simples ». Aussi, le Synode, avec le consentement des ci-devant patriarches de Constantinople Joannice III (1761-1763) et Théodose II (1769-1773), ainsi que d’Abramios de Jérusalem (1775-1787), rejette l’opuscule et commande « que tous ceux qui possèdent ce livre anonyme sur la communion s’en défassent et le jettent immédiatement, sans que nul n’ose le prendre dès à présent entre ses mains et le lire, car il est erroné et illégal ». Les disputes doivent cesser et la paix doit être rétablie. Ceux qui se soumettront à ce commandement seront délivrés des sanctions antérieures ; les autres seront passibles d’excommunication.

11     Il faut dire que cette condamnation, pour sévère et arbitraire qu’elle fût – la tradition canonique semble avoir cédé le pas, chez les théologiens du Patriarcat, devant l’argument de la « coutume » –, répondait avant toutes choses à la dure critique que l’auteur anonyme exerçait à l’égard de l’institution ecclésiastique. En effet, dans l’édition de 1783, on pouvait lire les lignes suivantes :

J’ignore qui a mutilé ce canon – soit par ignorance, soit pour empêcher les chrétiens d’accéder à la vie éternelle – et l’a inséré, sous cette forme tronquée, dans l’Hôrologion. Et nos bons pères spirituels, l’y ayant trouvé, l’ont prêché au monde entier, faisant peser sur tous les chrétiens de tout âge, vierges, monogames ou bigames, le canon et la sanction appliqués aux trigames. Personnellement, je suis étonné tant du comportement des pères spirituels, que de celui des évêques et pasteurs qui n’ont pas immédiatement proclamé, par les trompettes divinement inspirées de la vérité, qu’il fallait réfuter le mauvais semeur de l’ivraie, déraciner de l’Église cette plante pourrie. Car ils en ont le pouvoir, par la grâce de l’Esprit, et [ils doivent en user] pour préserver ce qui est bon et corriger ce qui nécessite une correction. Mais les évêques mettent peut-être en avant l’argument selon lequel, se trouvant sous le joug ottoman et étant pris dans de nombreux soucis, ils préfèrent confier cette tâche aux maîtres et aux prédicateurs. Mais il semblerait que […] l’un ne voulant pas perdre sa tranquillité, l’autre mettant en avant toutes sortes d’excuses, ils démissionnent tous de leur devoir et font peser la responsabilité sur des tiers. Ils ensevelissent ainsi la parole de Dieu et la vérité, qu’ils jettent dans un tombeau. En effet, par leur silence, ils accordent que de telles choses se produisent. Or la guerre est parfois louable, la lutte paraît meilleure qu’une paix nuisible à l’âme ! Car il est meilleur de s’opposer à ceux dont l’opinion est mauvaise, que de les suivre, et de se séparer de Dieu en s’unissant à eux (Biblion psychôphelestaton, p. 196-198).

12     À la décharge de Nicodème – l’auteur anonyme du livret de 1783 –, on peut dire que cette critique était encore plus acerbe dans l’ouvrage inédit de Néophyte le Kausokalybitès que l’Hagiorite avait pris pour modèle :

L’Église est certes visible, mais sa doctrine, son enseignement et sa pratique sont toujours unis à ceux de l’Église qui est à présent invisible […] et qui, lorsqu’elle était visible, avait énoncé des canons en Synode. Sans les biens de celle-ci, celle-là ne peut pas exister […]. Elle doit maintenir sans altération les saints canons des Pères qui nous ont précédés, je veux dire sans aucune addition ou soustraction […]. Mais il n’appartient pas à l’Église d’enseigner ultérieurement autre chose que ce qu’elle a enseigné antérieurement, car, dans ce cas, ce serait comme si l’on détruisait ce que l’on a construit. Qu’on cesse donc de nous mettre en avant les métropoles, les archevêchés, les évêchés, [etc.] ! Car nous croyons en une seule Église […] et non, évidemment, dans les patriarches, les métropolites, les évêques, [etc.]. Non dis-je, nous ne croyons pas en eux – ceci serait un culte rendu à l’homme –, mais nous croyons à ce que des patriarches, métropolites, archevêques, [etc.], ont ordonné dans les saints canons, non pas individuellement, mais rassemblés tous ensemble en un même lieu sensible, réunis de façon visible en Synode au nom du Seigneur (Néophyte Kausokalybitès, Peri tès sychnès metalèpseôs, éd. Théodoret Hagioritès, Athènes 1975, 2e éd. 1992, p. 71-73 et 166-168).

13     Il en arrive même à une pure et simple condamnation « pour schisme » de l’institution ecclésiastique de son temps :

L’Église qui, par sa propre volonté, s’excommunie elle-même en décidant de rester à l’écart de la communion aux Mystères […], ne tarde pas à se séparer de l’unité universelle et à établir sa propre Église séparée, ou à se transférer au sein d’une autre [Église]. Mais devenir la cause d’un schisme, c’est-à-dire déchirer l’Église […], est pire que de tomber dans l’hérésie. Car l’hérétique se damne lui-même, tandis que le schismatique damne l’Église avec lui ! (ibid., p. 111 et 214).

14     Quel que fût l’enseignement eucharistique du patriarcat de Constantinople au xviiie siècle, il lui était impossible de ne pas réagir durement à ces attaques. Acculé au compromis par le Sultan, responsable de millions d’âmes au sein de l’Empire ottoman, menacé par l’œuvre missionnaire catholique qui gagnait un terrain considérable, mais rigide aussi dans son attachement à une forme de gouvernement ecclésiastique hérité de Byzance, le patriarche ne pouvait tolérer la moindre critique de l’intérieur, et encore moins subir des attaques lancées sous couvert d’anonymat. Déclenchée à un moment de grandes tensions dans l’Église de Constantinople, la querelle s’envenima à la suite de la condamnation de 1785, impliquant de nombreuses personnalités de l’époque. Elle ne cessa réellement qu’en 1819, après la mort de ses principaux acteurs, par une décision laconique énoncée par Grégoire V (1797-1798, 1806-1808, 1818-1821) dans un Sigille adressé aux supérieurs et moines de l’Athos. En effet, dans ce document officiel, il est discrètement mais clairement précisé qu’il n’existe « ni de définition ni, non plus, de canon apostolique » sur la question de la fréquence de la communion (KD II, p. 154).

15     Dans le cadre du séminaire, l’ensemble des documents connus relatifs à cette affaire a été examiné. Seize pièces (actes officiels, lettres, témoignages, mais également les opuscules anonymes eux-mêmes) ont été décrites, traduites, commentées, et leur authenticité a été évaluée. La plupart de ces documents sont éparpillés dans diverses éditions rarissimes, heureusement présentes à Paris, à la bibliothèque de l’Institut français d’études byzantines. Le travail a donc été effectué sur les éditions originales. Les résultats obtenus ont fait l’objet d’une publication : « De la communion fréquente : le dossier grec (1772-1887) », dans Pratiques de l’Eucharistie. Conférences Saint-Serge, LVe Semaine d’études liturgiques, Rome 2010 (“Bibliotheca Ephemerides Liturgicae”), p. 189-213.


Vassa Kontouma-Conticello, « Christianisme orthodoxe », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses , 117 | 2011 , [En ligne], mis en ligne le 26 janvier 2011. URL : http://asr.revues.org/index842.html. Consulté le 31 août 2011.


Maître de conférences, Ecole pratique des hautes études — Section des sciences religieuses





Le modèle de l’union de l’âme et du corps dans les débats christologiques : les débuts de la controverse nestorienne

Marie-Odile Boulnois

{Extrait et suite d’une leçon donnée à l’EPEHE V° section}

2Nous avons poursuivi notre enquête sur la manière dont le modèle anthropologique de l’union de l’âme et du corps a influé sur la christologie, en étudiant cette année les débuts de la controverse nestorienne. Notre investigation a commencé par l’analyse des textes de Cyrille d’Alexandrie antérieurs à 4281. Une telle étude nous a permis de mettre au jour des constantes et de comprendre pourquoi l’utilisation de certaines formules par Nestorius a aussitôt provoqué chez Cyrille méfiance et condamnation, alors même que l’un comme l’autre, au moins dans les débuts pour Nestorius, ont recouru au modèle anthropologique.

  • 1 Contrairement à ce que dit J. Liébaert (« L’évolution de la christologie de saint Cyrille d’Alexand(...)

  • 2In Io XII, 1, Pusey 3, 123, 15 ; LF XVII, 2, 148, SC 434 ; Ep. ad monachos 12, ACO I, 1, 1, 15.
  • 3 Dans le C Nest II, 6,ACO I, 1, 6, 42, 36 il le refusera même vigoureusement : συγχέων ἢ ἀναϰιρνῶν τ(...)
  • 4« Le modèle de l’union de l’âme et du corps dans les débats christologiques du ive siècle: les orig(...)

3Dès 420, plusieurs thématiques majeures sont déjà clairement définies par Cyrille dans sa Lettre Festale VIII (SC 392). Bien que la comparaison avec l’union de l’âme et du corps en soit absente, nous avons étudié ce texte qui présente l’avantage d’être sûrement daté et contient la terminologie que nous trouvons ailleurs associée à cette comparaison. Tout d’abord, l’accent est mis sur l’unité de la personne du Verbe incarné. Contre ceux qui affirment une dyade de fils, Cyrille soutient que le Christ est « un de deux » (εἷϛ ἐξ ἀµφοῖν LF VIII, 6, 5), formule qui deviendra un leitmotiv dans sa christologie. Cette unité est le fruit d’un « mélange » (ἀναϰράσεως), terme que Cyrille n’hésite pas à utiliser avant la controverse et dans les tout débuts de celle-ci2, mais qu’il évitera ensuite3, ce qui permet à G. M. de Durand (SC 97, p. 44-46) de dater le De Incarnatione (708a) qui utilise la terminologie du mélange d’avant la controverse nestorienne, à la différence du De recta fide ad Theodosium (1192A, 35a) qui abandonne le terme ἀναϰιρνάς. Le deuxième leitmotiv de la christologie cyrillienne est de poser que ce mélange est possible parce que la chair n’est pas « étrangère » (οὐϰ ἀλλοτρίαν) au Verbe, mais qu’il se l’est appropriée (ἴδιον ἐποιεῖτο LF VIII, 6, 10-11). Seule une telle appropriation peut justifier l’audace de l’apôtre Paul en Ph 2, 10-11 : le Verbe incarné doit être une seule personne pour qu’on puisse fléchir le genou « au nom de Jésus », autrement dit ce n’est que parce qu’il est un, « fruit du mélange ineffable des deux » (LF VIII, 6, 73), que même devenu homme, il peut être objet d’adoration. On se souvient que la question de l’adoration était un des thèmes de réflexion importants d’Apollinaire4.

4Cinq textes antérieurs à la controverse nestorienne recourent à la comparaison anthropologique de l’union de l’âme et du corps : In Io X, 2, 863e (Jn 15, 1, Pusey 2, p. 543, 22-27) ; In Io XII, (Jn 20, 30-31), Pusey 3, p. 155, 18-24 ; In Isaiam 45, 14-16, PG 70, 973B ; De Incarnatione 696cd et 704a (SC 97), ce qui prouve que, même si cette comparaison devient récurrente dans la réfutation de Nestorius, elle faisait déjà partie de la réflexion christologique de Cyrille.

1.      

o    5In Io X, 2, 863e (Jn 15, 1, Pusey 2, p. 543, 24-27). Selon B. Meunier, Le Christ de Cyrille d'Alexa(...)

Dans son Commentaire sur Jean, cherchant à déterminer qui est le « je » qui dit : « Je le ressusciterai » (Jn 6, 54), Cyrille montre que ce ne peut être la chair, puisqu’elle n’a pas le pouvoir de ressusciter, mais que c’est le Verbe qui est un avec elle. C’est aussitôt pour lui l’occasion de réfuter le dualisme, du fait que le corps du Fils ne lui est pas étranger (ἀλλότριον), et d’illustrer ce lien par la comparaison avec le corps humain qui, lui non plus, n’est pas étranger à l’âme. « Le Christ n’est pas divisé en une dualité de Fils, et l’on ne saurait considérer que le corps du Fils unique lui est étranger, de même évidemment qu’on ne dira pas, je pense, que le corps de notre âme est étranger à celle-ci5. »

2.      

o    6 Il est à noter que cette terminologie a déjà été utilisée plus haut en In Io I, 9, Pusey 1, 125, 5,(...)

Ce type d’unité qui suppose un rapport d’appartenance en propre est aussi ce qui motive le recours à la comparaison anthropologique dans un deuxième passage du Commentaire sur Jean XII. L’analogie permet de mettre en évidence la possibilité d’affirmer l’unité d’un être vivant à partir de deux constituants de nature différente sans qu’il y ait ni transformation de l’un en l’autre ni division après leur « entrelacement mutuel »6 : ainsi « nous concevons que le Verbe est un avec sa propre chair ».

3.      

o    7 On peut rapprocher ce passage d’un texte beaucoup plus tardif Contra Diodorum, (Pusey vol. 5, 496,(...)

Dans l’In Isaiam, c’est encore pour rejeter la division en deux fils et illustrer l’idée que le Verbe s’est approprié la chair (ὡϛ ἰδίαν) qu’est invoqué le parallèle avec l’union de l’âme et du corps. Mais pour se démarquer d’Apollinaire, Cyrille prend soin de préciser que lorsqu’il parle de la chair devenue propre au Verbe, il faut comprendre une chair animée d’une âme rationnelle7.

4.      

o    8 Voir déjà cependant Glaph Gen VI, 4, PG 69, 297C : « nous accorderons que l’Emmanuel est composé à(...)

o    9De Inc 694, 35 ; 695, 27 ; 713, 28.

o    10LF VIII, 6, 5 et 73 ; De Ad PG 68, 345, 34 ; Glaph PG 69, 297, 30 ; 560, 39 ; 576, 27 ; Dial Trin I(...)

o    11 Grégoire de Nazianze, Discours 37, In dictum evangelii 2 ; Discours 38, In Theophania 13 = Discours(...)

o    12 C. A. Beeley, « Cyril of Alexandria and Gregory of Nazianzus: Tradition and Complexity in Patristic(...)

o    13LF XVII, SC 434, p. 267, n. 5.

o    14De Ad, 345 ; Glaph 297 ; 560 ; 576 ; LF VIII, 6, 572 et 573 ; Dial Trin I, 405.

Cette prise de distance vis-à-vis de l’apollinarisme devient insistante dans le De Incarnatione, Cyrille soulignant que le Verbe s’est uni à un homme complet (688c; 694d), de sorte que l’Emmanuel est composé à partir de deux éléments complets8. Pour autant, il ne faut pas mettre à part (ἰδιϰῶς) l’homme et le Verbe, ce qui aboutirait à dire que la divinité habite dans un homme, mais des deux est constitué un unique (ἐξ ἀµφοῖν ἔνα)9. Cette expression « un à partir de deux » est extrêmement fréquente chez Cyrille avant la controverse nestorienne10. Parfois Cyrille précise que cet « un » est le Christ ou le Fils, parfois il l’emploie au neutre ; ce n’est que plus tard qu’il parlera d’un seul prosopon. Or une recherche à partir du TLG montre qu’avant Cyrille le seul auteur qui ait employé cette formule (« un à partir de deux ») pour définir le Christ est Grégoire de Nazianze qui l’utilise au moins trois fois, toujours au neutre11 et en lien avec l’idée de mélange. Étant donné que peu d’études ont été consacrées aux liens entre Cyrille d’Alexandrie et Grégoire de Nazianze, une telle rencontre qui n’a pas d’autre parallèle mérite d’être soulignée, et peut venir s’ajouter aux point de contacts relevés par Christopher A. Beeley12. La question de savoir si une telle formule est, comme le propose B. Meunier13 « liée à la comparaison de l’union âme-corps dans l’homme qui devient un à partir de deux éléments différents » n’est cependant pas si aisée à trancher, car, au moins dans les premières œuvres où elle apparaît, elle n’est jamais associée à la comparaison14. Dans le De Incarnatione 695d, la constitution de cet unique être vivant à partir de deux réalités de nature distincte est illustré par Rm 1, 3-4 (« son Fils issu selon la chair de la semence de David, établi dans sa puissance de Fils de Dieu selon l’esprit de sainteté ») où Paul dit que le Christ est issu de la semence de David tout en le nommant Fils de Dieu. Et à nouveau c’est pour illustrer l’opposition entre ce qui est « étranger » et ce qui est « propre » qu’est utilisée la comparaison du composé humain. « Ce que (le Verbe) a assumé ne lui est pas étranger (οὐϰ ἀλλότριον αὐτοῦ), mais véritablement propre (ἴδιος) ; aussi est-ce compté pour un avec lui, exactement comme on pourrait considérer le cas pour un composé humain » (De Inc 696c). Mais Cyrille tire de cette comparaison un nouvel élément par rapport aux passages précédents, à savoir la question de la dénomination, thème très présent chez Apollinaire : on peut nommer un être vivant tout entier à partir d’un seul de ses éléments, la chair ou l’âme, de même en va-t-il pour le Christ, comme on le voit en Rm 1, 3-4.

5.      

o    15 Il faut noter que dans l’In Io VI, 631b-632b commentant ce même verset, Cyrille procède également à(...)

Plus loin dans le De Incarnatione (703), expliquant Jn 9, 37 : « Tu l’as vu (s. e. le Fils de Dieu) »15, Cyrille cherche à savoir qui est celui qui a été vu. Or puisque la visibilité, qui est une caractéristique humaine, est associée au titre de Fils de Dieu, ce verset permet de prouver qu’« il est lui-même ce qu’il s’est approprié (αὐτὸς ὑπάρχων τὸ ἴδιον αὐτοῦ) » (704a). Une fois encore la comparaison avec le composé humain est introduite par l’affirmation que la chair est « propre » au Fils. Sans que Cyrille développe l’idée, la visibilité du corps et l’invisibilité de l’âme permettent de faire comprendre comment on peut voir un être complet à partir d’un seul de ses composants.

  • 16In Io 12bd, Pusey 1, 19, 18.

5Ces cinq textes accrochent donc tous la comparaison sur l’idée, fondamentale chez Cyrille, que dans l’incarnation le Verbe s’est approprié sa chair, permettant ainsi de comprendre comment deux éléments de nature différente peuvent former une unité. C’est un des points où l’on voit que la réflexion trinitaire a par comparaison et contre-distinction aidé à élaborer la terminologie en matière christologique. La notion de « propre » est en effet essentielle chez Cyrille en théologie trinitaire pour expliquer l’unité de nature : le Fils est le propre Fils du Père et l’Esprit le propre Esprit du Père et du Fils. Or on constate que, déjà dans le domaine trinitaire, la comparaison anthropologique est utilisée : « Son Esprit lui est propre (ἴδιον) (s. e. au Fils), il n’est pas surajouté du dehors, de même exactement que l’esprit humain chez l’homme » (Dial Trin VI, 598d). En rejetant l’idée que l’Esprit serait surajouté de l’extérieur, Cyrille défend la consubstantialité des personnes divines, mais fonde aussi le rapport de l’Esprit Saint au Christ incarné : puisque c’est son propre Esprit, le Christ n’est pas comparable à un homme inspiré. Cependant dans le cas de la christologie, il s’agit non plus d’une propriété de nature, d’un état, mais d’un « devenir propre », d’une acquisition (il faut ici noter l’emploi du verbe ποιεῖσθαι). « Mais ensuite le Fils s’est approprié (ἴδιον ἐποιήσατο) ce qui était incommensurablement loin de sa substance divine et transcendante, je veux dire la chair. » (Dial Trin VI, 598d). L’usage à la fois proche et différent du concept de « propre » en théologie trinitaire et en christologie explique que Cyrille parle dans les deux cas d’une unique nature (µία φύσις), mais en deux sens différents16. Le Fils est « propre » au Père en ce qu’il est de même nature que lui, mais le Fils « se rend propre » sa chair, de sorte qu’il devient un être vivant unique. Le concept de « propre » permet donc d’articuler les paramètres fondamentaux de l’unité et de la distinction. Ainsi en théologie trinitaire, après avoir montré que l’Esprit Saint appartient en propre (ἴδιος) à Dieu comme l’esprit humain appartient à l’homme, Cyrille précise que l’Esprit Saint a une subsistence à part (ἰδιϰῶς) en tant qu’hypostase distincte, à la différence de l’esprit humain (Dial Trin VII, 634 b). Au contraire, en christologie, le Verbe se rend propre la chair qui n’est pas de même nature que lui et cette appropriation rend ensuite impossible de poser une subsistence à part (ἰδιϰῶς) d’un homme et d’un Dieu (In Lucam PG 72, 484, 36).

  • 17 Nestorius, Sermon VIII (Loofs p. 245-247) cite Mt 2, 13 ; Lc 2, 6-7 ; Mt 2, 11 pour prouver que Mar(...)
  • 18 Il y a peut-être là une réponse au grief d’anthropolâtrie et de nécrolâtrie développé par Nestorius(...)
  • 19 Voir déjà un emploi christologique de cette expression en Thes, PG 75, 241D.

6On retrouve ces thématiques dans la Lettre Festale XVII, (rédigée fin 428 pour annoncer la date de Pâques 429) qui est la première à évoquer l’erreur de Nestorius sans encore le nommer. Selon Liébaert, Cyrille ne connaissait pas encore précisément les sermons de Nestorius quand il rédige cette lettre, à la différence de son écrit suivant (l’Epistula ad monachos). Néanmoins, plusieurs indices laissent penser qu’il en avait lu certains. Cyrille défend d’abord contre Nestorius l’idée que le Fils, puisqu’il est un unique sujet, a subi une double génération, éternelle et humaine. Or Nestorius (Sermon XIV, Loofs p. 286-287), s’appuyant sur le symbole de Nicée, nie qu’on puisse parler d’une génération humaine. On ne peut selon lui parler que d’une génération divine du Verbe, ou bien de son incarnation. Pour Cyrille au contraire, c’est précisément en vertu du fait que le même est à la fois « nouveau-né » (βρέφος) et Dieu que la Vierge peut être appelée « mère, non pas simplement de la chair et du sang, […] mais plutôt du Seigneur et de Dieu » (µήτηρ … Κυρίου ϰαὶ Θεοῦ) (LF XVII, 2, 131-133). Cyrille n’emploie pas encore ici le terme θεοτόκος qu’il n’utilisera qu’à partir de l’Epistula ad monachos. De plus, il prend des précautions pour appliquer ce titre en précisant que la Vierge n’a pas enfanté la divinité à nu et en explicitant les modalités selon lesquelles « on pourrait dire mère de Dieu (µήτηρ θεοῦ) celle qui a engendré selon la chair le Dieu qui s’est montré dans la chair à cause de nous » (LF XVII, 3, 8-9). Là encore, c’est la notion centrale d’appropriation qui rend possible une telle affirmation : c’est parce que la chair issue de la Vierge est devenue « propre » au Verbe que l’enfantement par une mère devient aussi « propre » au Verbe. Pour autant la divinité pensée en dehors de la chair est à juste titre « sans mère » (ἀµήτωρ LF XVII, 2, 164). L’emploi de ce terme qui est un hapax dans l’œuvre de Cyrille constitue un autre indice du fait que Cyrille répond précisément à un sermon de Nestorius qui cite He 7, 3 pour prouver, contre les tenants du titre theotokos, que Paul serait alors un menteur quand il dit que la divinité du Christ est « sans mère » (ἀµήτωρ Sermon IX, Loofs, p. 252). Selon Nestorius, Marie n’a enfanté que l’homme, un instrument de la divinité, un temple dans lequel le Verbe a habité. De surcroît, le fait que Cyrille n’ait jamais auparavant appelé Marie « Mère de Dieu » (µήτηρ θεοῦ)semble bien prouver que cette Lettre Festale répond précisément au refus de cette dénomination par Nestorius17. Cyrille se met donc à défendre ce titre non pas dans le cadre d’une théologie mariale, mais parce qu’il est la conséquence de l’unicité de sujet du Fils de Dieu devenu nouveau-né. Par ailleurs, en affirmant que le Verbe de Dieu n’est pas « descendu dans un homme né par une femme », Cyrille s’oppose là encore à Nestorius qui déclare que « le même a été nouveau-né et habitant du nouveau-né » (Sermon XV, Loofs p. 292). On a là une des oppositions majeures de ces deux christologies. Pour Cyrille, Marie a enfanté la personne du Verbe qui est devenu homme en s’appropriant l’humanité ; tandis que pour Nestorius, Marie a enfanté un homme dans lequel le Verbe est venu habiter selon Jn 1, 14 (« et il a habité parmi nous »). Or c’est bien parce qu’il lit des expressions comme celles du sermon XV (« habitant du nouveau-né ») ou du sermon VIII (« Dieu dans l’homme ») que Cyrille identifie cette doctrine avec une forme d’adoptianisme qu’il a combattue bien avant la controverse et qui assimile le Christ à un saint en qui Dieu habite (LF XI, 8 qui date de 423 et Dial Trin I, 398d). Contre l’idée que le Christ est un homme « qui a porté Dieu » (LF XVII, 2, 100 : θεοφορήσας) ou qui est « descendu dans un homme » (LF XVII, 2, 136-137), Cyrille oppose sa formule : il est « un à partir de deux », puisqu’il s’est uni à sa propre chair. Refusant qu’on pose à part (ἰδιϰῶς) un homme et un Fils, ce qui aurait pour conséquence que notre adoration s’adresserait à un homme18, il va jusqu’à parler d’une « unité naturelle » (ἑνότης φυσιϰή) (LF XVII, 3, 124-125)19. Une fois encore on assiste à un transfert du vocabulaire trinitaire en christologie. Dans les Dialogues sur la Trinité et le Commentaire sur Jean il soutient très fréquemment l’idée que l’unité entre les personnes divines est une « unité naturelle » et non seulement comme le pensent les hérétiques une « unité de choix » (προαιρετιϰήν, Dial Trin I, 406e) ou qui relèverait d’une pure relation (σχετιϰήν) (In Io IX, 1, 816a), comme l’unité qui existe entre Dieu et les hommes. Ainsi, lorsque Cyrille choisit de parler d’« unité naturelle » en christologie, même si ce n’est pas dans le même sens que pour parler de la Trinité, puisque les natures du Christ sont différentes, c’est cependant pour s’opposer également à un autre type d’unité, qui serait seulement de vouloir et de relation, l’expression « union selon le bon vouloir » étant précisément utilisée par Nestorius (fr. B6 Loofs p. 219) et avant lui Théodore de Mopsueste (Epistula ad Domnum PG 66, 1013A).

7Si la Lettre Festale XVII comporte quelques traces d’une possible lecture de Nestorius par Cyrille, l’Epistula ad monachos, qui utilise deux fois la comparaison anthropologique, répond directement aux emplois de cette même analogie par son adversaire antiochien pour illustrer ce qu’on peut dire de la naissance et de la mort du Christ. Dans deux fragments qui appartiennent peut-être au Sermon VIII de Nestorius (fr. f Loofs p. 352, 2-14 et fr. g p. 352, 15-21), la comparaison vise à expliquer à propos de la naissance ce qui peut être dit de la totalité du composé ou de l’une de ses parties. De même que, dans l’enfantement humain, la mère enfante le corps – l’âme étant donnée par Dieu – et qu’on peut l’appeler mère de l’homme total, mais non pas mère de l’âme, de même dans le cas du Christ, Marie peut être appelée mère de l’humanité (c’est-à-dire une partie) (ἀνθρωποτόϰος) et mère du Christ (c’est-à-dire la totalité) (χριστοτόϰος), mais non Mère de Dieu (θεοτόκος). De même que la femme n’est pour rien dans l’animation, Marie n’a rien donné au Verbe. Après ce développement général, Nestorius applique le raisonnement au cas particulier de Jean-Baptiste qui, dès le sein de sa mère a été rempli de l’Esprit Saint (selon Lc 1, 15). De même qu’Elizabeth a mis au monde Jean-Baptiste, c’est-à-dire l’homme total, corps et âme remplis de l’Esprit Saint, sans pour autant pouvoir recevoir le titre de « Mère de l’Esprit », de même Marie n’est pas « Mère de Dieu ». On voit qu’un tel exemple pouvait donner des armes à la critique cyrillienne qui accuse Nestorius de ravaler le Christ au rang de prophète inspiré de Dieu. La comparaison anthropologique est également utilisée par Nestorius pour expliquer de qui on peut proprement dire qu’il est mort (Fragment X, Loofs, p. 358, 9-18). On peut dire que tel homme est mort, parce que le nom « homme » est un nom commun qui désigne la totalité, corps et âme, même si à proprement parler seul le corps meurt. De même, la mort ne peut être attribuée qu’à Jésus-Christ, nom commun qui recouvre les deux natures, et non au Verbe qui désigne la seule divinité. La comparaison est donc utilisée par Nestorius dans sa réflexion sur la dénomination pour affirmer qu’on ne peut attribuer la naissance ou la mort qu’à un nom commun (Christ, Fils, Seigneur) qui désigne les deux natures, et jamais à la divinité (Verbe), de sorte que Marie ne peut être appelée Mère de Dieu, mais seulement Mère de l’homme ou Mère du Christ.

  • 20 Il est clair que Cyrille répond à Nestorius dans la mesure où il reprend, de manière anecdotique, l(...)
  • 21Ep. ad mon. § 12, ACO I, 1, 1, p. 15, 32-33 et § 24, p. 22, 1-13.
  • 22 Cyrille n’est pas traducianiste, à la différence d’Apollinaire (De Unione 13).
  • 23LF XVII, SC 434, p. 258.

8C’est pour répondre à ces deux questions de l’attribution de la naissance et de la mort au Dieu Verbe que Cyrille à son tour recourt à la comparaison anthropologique dans son Epistula ad monachos (12 et 24)20. Alors que Nestorius distingue toujours soigneusement, d’une part, les affirmations concernant le Verbe à propos duquel on ne peut parler ni de naissance ni de mort, d’autre part ce qu’on peut attribuer au Christ qui, étant un terme désignant les deux natures, peut être dit né ou mort, pour Cyrille c’est au Verbe lui-même qu’on peut attribuer la naissance ou la mort dans la mesure où elles s’appliquent à sa chair qui ne lui est pas étrangère et ne constitue pas un homme à part, mais lui est propre. C’est donc pour illustrer une fois encore la relation d’appropriation de la chair qu’est invoquée la comparaison avec l’union de l’âme et du corps. À la différence de Nestorius qui utilisait la comparaison pour refuser à Marie le nom de « Mère de Dieu », Cyrille y recourt non pas d’abord pour parler du statut de Marie, mais, comme dans la LF XVII, pour défendre l’idée que, de même que l’homme est un être un issu de deux, chacun des deux demeurant ce qu’il est, mais « concourant pour ainsi dire dans une unité naturelle (ἑνότητα φυσιϰήν) et mélangeant pour ainsi dire l’une à l’autre ce que chacune d’elle a comme en propre »21, de même le Verbe a fait de la chair la sienne propre. Même si Cyrille est d’accord avec Nestorius pour dire que la femme fournit seulement la chair tandis que Dieu insuffle l’âme22, et que la femme donne naissance à l’individu tout entier, il insiste bien davantage sur ce deuxième aspect de l’unité en montrant que l’âme est engendrée conjointement avec le corps qui lui est propre et forme une unité naturelle avec lui, même si l’un et l’autre sont de nature différente. Il est à noter que l’expression « unité naturelle » déjà rencontrée dans la LF XVII est ici utilisée dans le cadre de la comparaison anthropologique, ce qui confirme l’idée de B. Meunier23 que le modèle anthropologique a exercé un rôle décisif dans l’adoption de la formule « une seule nature du Verbe incarnée ». Seule une telle conception de l’entrelacement de deux réalités permet, selon Cyrille, d’éviter que l’on considère le Christ comme un homme conjoint au Verbe. La comparaison de l’exégèse de Ga 4, 4 chez les deux auteurs met bien en évidence cette différence fondamentale : chez Cyrille, cette citation vient prouver que l’Emmanuel est constitué de deux réalités (πράγµατα), divinité et humanité, et qu’il est tout ensemble Dieu et homme, et non homme déifié ; au contraire Nestorius (Sermon X, Loofs p. 274) , toujours attentif aux dénominations, s’appuie sur le fait que l’Écriture dit : « Dieu envoya son Fils » et non « Dieu envoya le Dieu Verbe » pour montrer qu’elle choisit un nom commun désignant les deux natures. Par conséquent, pour l’antiochien, si l’on dit que la Vierge a engendré un Fils de Dieu, il faut bien comprendre que, puisque le Fils de Dieu est double, elle a engendré « l’humanité, laquelle est Fils à cause du Fils conjoint ». Une telle formulation était pour Cyrille la preuve que Nestorius professait deux Fils.

  • 24Ep. ad apocr. 2, ACO I, 1, 1, p. 110, 28-29. Cyrille développera plus tard dans ses Scholies, avec(...)

9La deuxième utilisation de la comparaison anthropologique concerne l’appropriation de la mort par le Verbe (Ep. ad mon. 24). C’est parce qu’il s’approprie (οἰϰειούµενος) ce qui appartient à la chair que les souffrances et la mort du Christ sont attribuables au Verbe lui-même, bien que par nature il soit impassible. Pour Cyrille, l’enjeu est sotériologique : pour que l’homme soit vraiment sauvé, il faut que ce soit le Verbe qui meurre et non un simple homme, instrument de la divinité (Ep. ad mon. 26). Dans sa Lettre aux apocrisiaires de Constantinople, datée également de 429, Cyrille recourt de la même manière au rapport de l’âme et du corps pour illustrer ce paradoxe. On doit dire que le Verbe a souffert dans la chair selon 1 P 4, 1, de même que « l’âme de l’homme, elle aussi, bien qu’elle ne souffre rien dans sa propre nature, est dite souffrir lorsque son corps souffre »24. Une telle affirmation est aux yeux de Nestorius coupable d’arianisme, elle impliquerait que le Verbe est passible ; de sorte que, selon Cyrille, si Nestorius soutient que c’est le corps qui a souffert et non le Dieu Verbe, c’est pour éviter de dire que le Verbe impassible est passible, par peur de tomber dans l’arianisme.

  • 25Ep. ad mon. 4 ; 7-8.
  • 26 Voir aussi la première lettre de Cyrille à Nestorius 2, ACO I, 1, 1, p. 24, 7-9.
  • 27In Io IX, 1, (Jn 14, 11) 2, p. 438-439. En m’appuyant sur ce parallèle, je pense qu’il faudrait cor(...)
  • 28Ep. ad mon. 21, ACO I, 1, 1, p. 20, 12-20.

10Le spectre de l’hérésie arienne apparaît ainsi souvent dans le débat entre Cyrille et Nestorius, comme en témoigne le premier argument cyrillien contre la mise en cause du terme theotokos25. Cyrille commence en effet par réaffirmer la divinité du Christ, comme si elle était mise en cause par Nestorius, en réutilisant son dossier scripturaire de la controverse antiarienne. Pour Cyrille, refuser d’appeler Marie « Mère de Dieu », c’est dire que le Christ enfanté par Marie n’est pas Dieu ; pour Nestorius, parler de naissance à propos du Verbe revient à faire de lui un être soumis au devenir, ce que soutenaient les ariens. L’un et l’autre s’accusent donc d’arianisme. Autre point de contact entre la théologie trinitaire et la christologie : le débat autour de la notion d’instrument. Contre Nestorius, qui parle de l’humanité du Christ comme d’un « instrument (ὄργανον) de la divinité de Dieu le Verbe » (Sermon VIII, Loofs p. 247, 6 et IX, Loofs p. 252, 10-11), Cyrille affirme vigoureusement et à plusieurs reprises dans son Epistula ad monachos que le Christ n’est « pas seulement un homme théophore ni associé à titre d’instrument » (19, 9), qu’il n’est « ni un instrument de la divinité ni simplement un homme théophore comme le disent certains » (20), enfin que le « temple issu de la Vierge n’est pas associé à titre d’instrument » (23)26. Ce que Cyrille met ici en cause c’est l’idée que le Verbe s’associe à un homme comme à n’importe quel homme inspiré. On a une confirmation que tel est bien l’enjeu de ce rejet si on le compare à un texte du Commentaire sur Jean où, dans un contexte trinitaire, on retrouve exactement le même refus des deux notions d’instrument et d’homme théophore. On voit que Cyrille lit la position christologique qu’il combat comme une poursuite de l’erreur arienne. Si le Père se sert du Fils comme d’un instrument, d’une flûte ou d’une lyre, pour accomplir ses miracles, le Fils ne sera nullement Dieu par nature, mais quelque chose d’autre que le Père qui habite en lui : il sera un homme théophore, comme l’est Paul27. De même, dire que l’humanité du Verbe est seulement associée à titre d’instrument revient à faire de celle-ci quelque chose d’extérieur à la divinité, comme la lyre ne fait pas un avec l’enfant qui en joue28, de sorte que là encore le Christ est réduit au statut d’homme théophore, à l’instar des prophètes qui sont les instruments de la divinité.


11Le modèle anthropologique de l’union de l’âme et du corps a donc été utilisé par Cyrille avant la controverse nestorienne pour illustrer comment le Christ est « un à partir de deux », formule qui acquiert chez lui un statut de définition christologique. De même que le corps est propre à l’âme dans le composé humain, de même le Verbe s’approprie sa chair qui, tout en étant d’une autre nature que lui, ne lui est pas étrangère, au point que l’on peut aller jusqu’à parler d’une « unité naturelle ».

12Au tout début de la controverse, Nestorius utilise lui aussi la comparaison pour refuser à Marie le titre de theotokos et rejeter l’idée que l’on puisse attribuer au Verbe divin la naissance et la mort, de même qu’on n’appelle pas la femme « mère de l’âme », puisqu’elle n’a enfanté que le corps ou la totalité de l’individu. C’est donc pour répondre à ces deux questions de la naissance et de la mort du Verbe que Cyrille reprend cette comparaison. Même si la problématique est donnée par son adversaire, la réponse cyrillienne continue à tirer de la comparaison l’affirmation de l’unité et l’attribution au Verbe, en tant qu’il s’approprie sa chair, de la double naissance et de la mort. Là où Nestorius distingue ce qui ne peut être attribué qu’à une partie, l’humanité, ou à la totalité, les deux natures, mais non à l’autre partie, la divinité, Cyrille ne comprend pas la totalité de la même manière : pour lui, dans le cas de l’individu humain, comme dans le cas du Christ, la totalité suppose un unique sujet, de sorte qu’on ne peut poser comme subsistant à part un homme et un Dieu. En effet, même si les deux réalités qui le composent sont de nature différente, elles n’ont pas un rapport d’extériorité. L’incarnation a consisté pour le Verbe à se rendre propre la chair, et non à conjoindre la divinité à un homme qui aurait une subsistence distincte de lui. En conséquence, il est légitime d’attribuer la naissance ou la mort au Verbe puisqu’il s’est approprié tout ce qui revient à l’humanité.

13La réflexion trinitaire et le spectre de l’arianisme ont joué un rôle important dans le débat christologique et l’on s’aperçoit qu’une partie de la terminologie a pu être transposée du domaine trinitaire. C’est le cas de l’opposition entre propre et étranger, entre unité naturelle et unité relationnelle, et pour le rejet de la notion d’instrument.





Notes

1 Contrairement à ce que dit J. Liébaert (« L’évolution de la christologie de saint Cyrille d’Alexandrie à partir de la controverse nestorienne », Mélanges de science religieuse [1970], p. 40) qui a été réfuté à juste titre par B. Meunier (Le Christ de Cyrille d’Alexandrie. L’humanité, le salut et la question monophysite, Paris 1997, p. 235 sq.), l’utilisation de cette comparaison n’est pas une acquisition récente de Cyrille.

2 In Io XII, 1, Pusey 3, 123, 15 ; LF XVII, 2, 148, SC 434 ; Ep. ad monachos 12, ACO I, 1, 1, 15.

3 Dans le C Nest II, 6,ACO I, 1, 6, 42, 36 il le refusera même vigoureusement : συγχέων ἢ ἀναϰιρνῶν τὰς φύσεις.

4 « Le modèle de l’union de l’âme et du corps dans les débats christologiques du ive siècle: les origines», Annuaire de l’EPHE, Section des sciences religieuses 115 (2006‑2007), p. 186.

5 In Io X, 2, 863e (Jn 15, 1, Pusey 2, p. 543, 24-27). Selon B. Meunier, Le Christ de Cyrille d'Alexandrie, p. 238, « l’expression “corps de l’âme” est inhabituelle chez Cyrille et destinée à renforcer le parallèle avec le corps du Christ. » Néanmoins on peut au moins signaler un parallèle en C. Nest III, 6, ACO I, 1, 6, p. 73, 6.

6 Il est à noter que cette terminologie a déjà été utilisée plus haut en In Io I, 9, Pusey 1, 125, 5, précisément à propos de l’entrelacement de l’âme avec la chair humaine.

7 On peut rapprocher ce passage d’un texte beaucoup plus tardif Contra Diodorum, (Pusey vol. 5, 496, 7 sq.) où, après avoir utilisé la comparaison avec l’union réalisée entre l’âme et le corps humain pour montrer que « la divinité du Fils a habité non pas dans un corps étranger, mais plutôt comme dans son propre temple », Cyrille précise que le cas du Christ dépasse cet exemple puisque le Christ n’a pas tenu la place de l’âme pour le corps.

8 Voir déjà cependant Glaph Gen VI, 4, PG 69, 297C : « nous accorderons que l’Emmanuel est composé à partir de deux éléments complets, la divinité et l’humanité, pour former un seul Christ et Fils » et LF XIII, 4, 65 (datée de 425) : τέλειος ἄνθρωπος.

9 De Inc 694, 35 ; 695, 27 ; 713, 28.

10 LF VIII, 6, 5 et 73 ; De Ad PG 68, 345, 34 ; Glaph PG 69, 297, 30 ; 560, 39 ; 576, 27 ; Dial Trin I, 405, 7 ; De Inc 694, 35-36 ; 695, 27 ; 713, 28-29 ; In Io I, 9, Pusey 1, 140, 17 ; II, 6, Pusey 1, 317, 21 ; III, 5, Pusey 1, 442, 25 ; IV, 2, Pusey 1, 532, 25 ; IX, Pusey 2, 381, 29 ; X, 2, Pusey 2, 542, 26 ; XI, 6, Pusey 2, 671, 13.

11 Grégoire de Nazianze, Discours 37, In dictum evangelii 2 ; Discours 38, In Theophania 13 = Discours 45, Sur la sainte Pâque 633.

12 C. A. Beeley, « Cyril of Alexandria and Gregory of Nazianzus: Tradition and Complexity in Patristic Christology », Journal of Early Christian Studies 17/3 (2009), p. 381-419.

13 LF XVII, SC 434, p. 267, n. 5.

14 De Ad, 345 ; Glaph 297 ; 560 ; 576 ; LF VIII, 6, 572 et 573 ; Dial Trin I, 405.

15 Il faut noter que dans l’In Io VI, 631b-632b commentant ce même verset, Cyrille procède également à une vive attaque contre le dualisme.

16 In Io 12bd, Pusey 1, 19, 18.

17 Nestorius, Sermon VIII (Loofs p. 245-247) cite Mt 2, 13 ; Lc 2, 6-7 ; Mt 2, 11 pour prouver que Marie n’est jamais appelée par les évangiles « mère de la divinité », mais « mère de l’enfant (παιδίον) ».

18 Il y a peut-être là une réponse au grief d’anthropolâtrie et de nécrolâtrie développé par Nestorius dans son Sermon VIII, Loofs p. 249 et son Sermon IX, Loofs p. 261-262.

19 Voir déjà un emploi christologique de cette expression en Thes, PG 75, 241D.

20 Il est clair que Cyrille répond à Nestorius dans la mesure où il reprend, de manière anecdotique, les noms de Jean-Baptiste et Elizabeth, là où chez Nestorius ces noms ne sont pas choisis au hasard mais pour la spécificité de l’enfant rempli de l’Esprit.

21 Ep. ad mon. § 12, ACO I, 1, 1, p. 15, 32-33 et § 24, p. 22, 1-13.

22 Cyrille n’est pas traducianiste, à la différence d’Apollinaire (De Unione 13).

23 LF XVII, SC 434, p. 258.

24 Ep. ad apocr. 2, ACO I, 1, 1, p. 110, 28-29. Cyrille développera plus tard dans ses Scholies, avec l'exemple de l’union de l’âme et du corps, cette question de la passion de l’impassible.

25 Ep. ad mon. 4 ; 7-8.

26 Voir aussi la première lettre de Cyrille à Nestorius 2, ACO I, 1, 1, p. 24, 7-9.

27 In Io IX, 1, (Jn 14, 11) 2, p. 438-439. En m’appuyant sur ce parallèle, je pense qu’il faudrait corriger p. 438, 28, θεόφοβοι en θεοφόροι.

28 Ep. ad mon. 21, ACO I, 1, 1, p. 20, 12-20.


Marie-Odile Boulnois, « Patristique grecque et histoire des dogmes », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses , 117 | 2011 , [En ligne], mis en ligne le 26 janvier 2011. URL : http://asr.revues.org/index827.html. Consulté le 31 août 2011.