octobre 25, 2005
2 - Hugues de St Victor : Aux chevaliers du Temple
Lettre de Hugues de Saint-Victor aux chevaliers du Temple
La lettre de Hugues de Saint-Victor aux chevaliers du Temple fut, pour la première fois, publiée en latin dans la Revue d’histoire ecclésiastique et la traduction française donnée par le père Clément Sclafert dans la Revue d’ascétique et de mystique (cf. bibliographie). Elle se trouve dans le manuscrit 37 dit de Nîmes (1), intercalée entre la Règle des chevaliers du Christ et la louange de la nouvelle milice de saint Bernard.
Les nombreux passages où Hugues de Saint-Victor, dans ses œuvres, parle avec éloge des « milites Christi », les arguments développés et le style permettent d’attribuer cette lettre à celui qui fut le contemporain de saint Bernard avec lequel il correspondit. Qu’il nous suffise de rappeler que né en Lorraine vers 1097, mort à Paris le 3 février 1140, Hugues devint moine dans un couvent de Saint-Victor (2), à Marseille., d’où il vint se fixer à Paris (1118), dans la maison du même ordre. Sa vie se passa dans l’ombre ; il n’occupa d’autre rang, parmi les siens, que celui de professeur de théologie, de 1133 à 1140, c’est-à-dire pendant sept ans. Il enseigna une philosophie proche de celle de saint Augustin et eut une grande influence sur la scolastique. Il mourut d’épuisement, paraît-il, à la suite de trop longues austérités.
Bien que sa datation soit incertaine, la lettre doit être antérieure à 1140, c’est-à-dire après l’exhortation de saint Bernard aux chevaliers du Temple et avant la mort de son auteur.
Son intérêt est de nous révéler une crise très grave que traverse alors la milice templière, dont saint Bernard avait fait quelques années plus tôt un si vibrant éloge.
Les religieux-chevaliers se posent un double problème : le premier est de savoir si la vie contemplative est conciliable avec la vie active ; le second, s’il y a communauté d’idéal et de vie entre les moines-guerriers et leurs humbles serviteurs. Or, les moines-soldats que sont les chevaliers du Temple doivent être prêts, à tout moment, à affronter des combats, réduisant par le fait même la part de l’office prévue par la Règle primitive, pareille à celle de tous les autres moines existants, et notamment la prière en commun (cf. la Règle de Saint-Benoît).
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(1) Bibliothèque municipale de Nîmes, f° 169 v°- 172 v°•.
(2) Ordre de chanoines réguliers.
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La perfection monastique est-elle compatible avec deux aspects de la vie du guerrier : tuer des hommes et remporter leurs dépouilles ? Reprenant les arguments de saint Bernard, Hugues de Saint-Victor assure les chevaliers qu’ils participent du « Christ combattant » et qu’ils doivent se sanctifier dans l’état qu’ils ont choisi. À ceux qui se plaignent amèrement de l’inégalité au sein de la fraternité et murmurent que les uns ont tout et les autres rien, il répond en rappelant que dans tout ordre monastique il ne peut y avoir acception de personne et qu’il ne faut pas confondre l’échelle des dignités avec l’échelle des valeurs. Tous, chevaliers, chapelains, écuyers ou frères servants, sont unis dans la même tâche et la même gloire ; quel que soit l’humble rang que l’on tienne, chacun peut, dans cet ordre si impliqué dans les combats contre l’ennemi, à la fois spirituel et temporel, se sanctifier et si « Dieu est le Maître », les chevaliers du Christ sont « ses serviteurs ».
Ici commence le prologue de maître Hugues de Saint Victor.
Aux soldats du Christ qui, par leur religieux comportement dans le Temple de Jérusalem, s’appliquent avec ferveur à leur sanctification, Hugues pécheur. Combattre et vaincre et être couronné dans le Christ Jésus Notre-Seigneur.
Ici commence l’exhortation du même aux soldats du Temple.
Plus le diable, frères très chers, se tient aux aguets pour nous tromper et pour nous perdre, plus nous devons être sur nos gardes, par une circonspection toujours en éveil, non seulement contre le mal, mais aussi quand nous faisons le bien.
Le premier effort du diable est en effet de nous entraîner au péché. Le second est de corrompre nos intentions dans nos bonnes œuvres. Le troisième consiste, sous apparence de progrès, à nous rendre instables dans le bien en nous détournant des œuvres de vertu, que nous ayons entreprises. Pour nous garder de la première tromperie, l’Ecriture dit : « Mon fils prends garde à ne jamais consentir au péché » (Tob. IV, 6) Pour nous garder de la seconde tromperie, elle dit dans un autre endroit : « Fais bien le bien » (1). Celui-là ne fait pas bien qui, dans une œuvre bonne, ne cherche pas la gloire de Dieu mais la sienne. Pour nous garder de la troisième tromperie, elle dit ailleurs : « Reste où tu es » (2). Celui-là ne veut pour ainsi dire pas rester où il est qui, de la tâche qu’il est par devoir tenu de remplir, se laisse toujours arracher et attirer ailleurs par l’inconstance de son esprit et les caprices de son désir.
C’est pour corriger celte inconstance et celle légèreté que l’Apôtre dit : « Que chacun demeure dans l’état où il a été appelé » (I-Corinth. VII, 20), celui•ci dans tel état, celui-ci dans tel autre. Voyez, frères ; si tous les membres du corps remplissaient un seul office, le corps lui•même ne saurait tout entier subsister. Écoutez l’Apôtre : « Si le pied disait : puisque je ne suis pas l’œil, je ne suis pas du corps, ne serait-il pas du corps pour autant ? » (I-Corinth. XII, 16).
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(1,2) Ces mots ne se trouvent pas textuellement dans l’Écriture Sainte.
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C’est souvent ce qui est le moins noble qui est le plus utile. Le pied touche la terre, mais il porte tout le corps. Ne vous trompez pas vous-mêmes : chacun recevra sa récompense selon son travail. Les toits des maisons reçoivent la pluie et la grêle et le vent, mais s’il n’y avait pas de toitures, que feraient les lambris couverts de peintures ?
Si nous proposons ces réflexions, frères, c’est que nous avons entendu dire que certains d’entre vous étaient troublés par quelques gens de peu de sagesse, comme si la profession par laquelle vous avez consacré votre vie à porter les armes contre les ennemis de la foi et de la paix pour la défense des chrétiens, comme si votre profession, dis-je, était ou illicite ou pernicieuse, autrement dit, si elle constituait un péché ou l’empêchement d’un plus grand progrès.
C’est ce que je vous disais : le diable ne dort pas. Il sait que s’il veut vous persuader de pécher, vous ne l’écouterez pas et vous ne consentirez pas. C’est pourquoi il ne vous dit pas : enivrez-vous, commettez l’impureté, disputez-vous, dénigrez. Vous avez rendu vain son premier effort en rejetant les péchés. Dans son second effort vous avez aussi écrasé l’adversaire. En temps de paix en effet vous combattez votre propre chair par les jeûnes et par l’abstinence et quand dans les œuvres de vertu il vous suggère de l’orgueil, vous résistez et vous êtes vainqueurs. En temps de guerre, vous combattez par les armes contre les ennemis de la paix qui (vous ?) font tort ou veulent vous faire tort.
Mais cet ennemi invisible, qui toujours tente et s’acharne cruellement, s’efforce de corrompre le bon travail que vous accomplissez d’un zèle raisonnable et juste. Comme il travaille à corrompre l’action extérieure par l’intention, il vous suggère la haine et la fureur quand vous tuez ; il vous suggère la cupidité quand vous enlevez les dépouilles. Vous repoussez partout ses embûches parce que, quand vous tuez, ce n’est pas injustement que vous haïssez et quand vous dépouillez ce n’est pas injustement que vous convoitez. Je dis : ce n’est pas injustement que vous haïssez parce que vous ne haïssez pas l’homme mais l’iniquité.
Je dis : ce n’est pas injustement que vous convoitez parce que vous enlevez ce qui, vu leurs péchés, est justement ôté et, vu votre travail, est justement mérité. « L’ouvrier en effet est digne de son salaire » (Luc X, 7 ; I-Tim.V, 18). Si « on ne muselle pas le bœuf qui foule le grain » (I-Corinth. IX, 9 ; I-Tim. V, 18), de quel droit refuserait-on son salaire à l’homme qui travaille ? Si à l’homme qui prend la parole pour l’édification de son prochain on donne une récompense, à l’homme qui sacrifie sa vie pour sauver celle de son prochain ne serait-il pas dû une redevance ? Si j’ai dit que le diable a été vaincu sur ce point, c’est qu’il n’a rien trouvé qui lui appartienne, en vous dont l’intention est aussi pure que l’action.
C’est pourquoi il porte le combat sur un autre point.
Comme il ne peut nier que ce que vous faites soit bien, il s’efforce d’obtenir que, dans ce bien que vous faites, vous ne gardiez pas la persévérance qui est le couronnement de tout bien. Il accorde ce qu’il ne peut nier : ce que vous faites est bien. Mais il vous conseille de quitter ce moindre bien pour un plus grand bien, non afin que vous fassiez celui-ci : mais afin que vous ne fassiez pas celui•là. Il n’a cure de ce qu’il peut dire pourvu qu’il vous arrache à votre ferme propos. Ce qu’il veut absolument c’est que vous sortiez de là où vous êtes. Voilà pourquoi il promet merveille afin de vous faire sortir et qu’une fois dehors il ne vous permette ni d’aller vers ce plus grand bien ni de revenir vers ce moindre bien.
Voilà la tromperie de l’ennemi. Voilà l’habileté, la fourberie du diable qui désire vous faire mordre la poussière. C’est pourquoi tenez ferme, résistez à votre adversaire qui est lion et dragon. Il vient comme un lion pour vous briser ; il vient comme un dragon pour vous tromper. Ne vous fiez pas à lui. Tenez pour suspect tout ce que vous suggérera l’ennemi, même si la suggestion paraît bonne. Souvenez-vous de ce qu’a dit à votre mère cet habile persuadeur : « Mangez, dit-il, vous serez comme des dieux. » Voyez comme il promet la divinité pour apprendre à mépriser l’humanité ; il fait miroiter la majesté pour ôter l’humilité.
Vous donc, frères, instruits par cette première tromperie, soyez sur vos gardes et n’acceptez pas facilement des conseils qui vous engagent à monter vers la divinité.
Souvenez-vous que vous êtes hommes. Retenez humblement le don que Dieu vous a fait ; acceptez patiemment ce que Dieu a disposé à votre sujet. Et si par hasard il vous vient à l’esprit le désir d’un ordre plus haut, sachez qu’en tout ordre celui-là est le plus haut qui est le meilleur.
Judas du sommet de l’apostolat est précipité ; et le publicain qui s’accuse humblement est justifié. Si le lieu pouvait sauver, le diable du haut du ciel ne serait pas tombé. D’autre part, si le lieu pouvait damner, Job sur son fumier du diable n’aurait pas vaincu. De là concluez que ni le lieu ni l’extérieur ne sont rien devant Dieu. Mais que dit l’apôtre Paul ? « Ni la circoncision ni l’incirconcision n’ont de valeur, mais seulement d’être une créature nouvelle » (Gal. VI, 15).
Si donc le progrès t’attire et si tu veux monter vers le mieux ne regarde pas hors de toi, ramène ton œil vers le dedans où Dieu regarde. Là est la bonne montée où est la vraie vertu. C’est ainsi qu’il est dit du juste : « Il a disposé des montées dans son cœur. Ils iront de hauteur en hauteur ; le Dieu des dieux leur apparaîtra dans Sion » (Psalm. LXXXIII, 6,8). Mais vous dites peut-être que l’occupation qui vous détourne par les soucis extérieurs produit un empêchement au progrès intérieur et aux ascensions spirituelles. Vous cherchez la paix et le repos afin de pouvoir fructifier pour Dieu, car la solitude est l’amie de la contemplation. En disant cela vous avez le zèle de Dieu mais non pas « selon la sagesse » (Rom. X, 2). « Vous ne savez pas ce que vous demandez » (Matth. XX, 22). Ecoutez ce que répond le Christ, non pas moi. Vous demandez d’être assis à sa droite et à sa gauche dans son royaume. Vous voulez être assis et vous reposer avec le Christ régnant, mais vous ne voulez pas travailler et vous fatiguer avec le Christ combattant. Ce que vous demandez serait heureux si toutefois c’était juste. Comme ce que vous demandez n’est pas juste, vous ne savez pas ce que vous demandez.
L’ordre de la justice exige que qui veut régner ne refuse pas de travailler. Celui qui cherche la couronne ne doit pas esquiver le combat.
Le Christ Lui-même que vous devez suivre avant le moment où il monte en sécurité vers le ciel à la droite du Père a travaillé sur terre en luttant contre des hommes impies et méchants. Voyez, frères : si c’était à la manière que vous dites qu’on devrait chercher le repos et la paix, nul ordre dans l’église de Dieu ne subsisterait. Même les habitants du saint désert ne peuvent fuir si bien toute occupation qu’ils ne travaillent pour le vivre et le vêtement et les autres nécessités de la vie mortelle. S’il n’y avait ceux qui labourent, ceux qui sèment, ceux qui récoltent, et ceux qui préparent, que feraient ceux qui contemplent ? Si les apôtres avaient dit au Christ : nous voulons nous reposer, trouver du loisir et contempler, non pas courir çà et là ni travailler, nous voulons être loin des contradictions et des disputes des hommes, si donc les apôtres avaient ainsi parlé à Jésus-Christ, où y aurait-il maintenant des chrétiens ?
C’est pourquoi voyez, frères, comment l’ennemi sous prétexte de piété s’efforce de vous conduire au piège de l’erreur. Des hommes de vertu ne doivent pas fuir l’incommodité mais la faute, non la fatigue du corps mais le trouble de l’esprit. Un serviteur de Dieu sait, et dans les occupations demeurer tranquille, et dans les complications demeurer sans trouble. Il sait être content de son sort et ne pas, par légèreté, s’évader des dispositions divines, ni, par orgueil, contredire à la volonté divine. Dieu est le maître en effet et nous sommes ses serviteurs et, dans sa grande maison, il a mis chacun en place posant pour règle que celui qui aura été le plus humble dans les devoirs de l’administration devienne le plus haut dans les récompenses de la rétribution.
Mais, dans la réalité, la tentation ennemie ne laisse en paix nulle part les cœurs des pauvres humains : elle inspire aux supérieurs le désespoir de se voir préposés, aux inférieurs l’indignation de se voir subordonnés. Elle dit aux maîtres qu’ils ne peuvent être sauvés s’ils ne rejettent les soucis du commandement ; aux inférieurs elle dit qu’ils ne participent pas à la vie religieuse parce qu’ils ne participent pas au gouvernement.
Ô tromperie ennemie, quand cesseras-tu ? Comment l’ange de Satan se transforme-t-il en ange de lumière ?
Si le diable conseillait de désirer les pompes du monde, on le reconnaîtrait aisément. Mais il dit aux soldats du Christ de déposer les armes, de ne plus faire la guerre, de fuir le tumulte, de gagner quelque retraite, afin qu’en présentant un faux semblant d’humilité il ôte la vraie humilité. Qu’est-ce en effet qu’être orgueilleux sinon ne pas obéir en ce qui nous est ordonné par Dieu ? Ayant ainsi secoué les supérieurs, Satan se tourne vers les inférieurs pour les mettre en déroute.
Pourquoi, dit-il, travaillez-vous inutilement ? Pourquoi dépenser en vain un tel effort ? Ces hommes que vous servez vous font participer à leur labeur, mais ils ne veulent pas vous admettre à la participation de la fraternité (confrérie). Quand viennent vers les soldats du Temple les salutations des fidèles, quand des prières sont faites dans le monde entier pour les soldats du Temple, il n’y est fait de vous aucune mention, aucun rappel. Et quand presque tout le travail corporel vous incombe, tout le fruit spirituel rejaillit vers eux. Retirez-vous donc de celte société et offrez le sacrifice de votre travail dans un autre lieu où le zèle de votre ferveur soit manifeste et fructueux.
Voyez, frères, comme le trompeur multiforme se tourne vers toute sorte de fourberie. Il fait murmurer ceux-là parce qu’ils sont les chefs et qu’ils sont connus ; il fait murmurer ceux-ci parce qu’ils sont les sujets et qu’ils sont ignorés, comme si Dieu ne les connaissait pas du moment que les hommes ne les nomment pas. Voyez cependant, frères, qu’ici encore votre tentateur s’est trouvé sot. Je pense en effet qu’il n’est parmi vous homme raisonnable qui ignore que toute vertu est d’autant plus en sécurité qu’elle est plus cachée. Aucun fidèle ne doit mettre en doute ceci : quiconque se trouve placé dans une société parmi ceux qui servent le Christ et participe à leur travail, celui-là sans équivoque possible participera à leur récompense.
Si tel est votre sentiment, frères très chers, et si vous gardez la paix de votre société, le Dieu de la paix sera avec vous.
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