octobre 31, 2012

LA MYSTIQUE DE L'UNION DANS LA THÉOLOGIE EUCHARISTIQUE



Parole de IVrienl XVI (1990-1991)261-270
LA   MYSTIQUE   DE   L'UNION
DANS   LA   THÉOLOGIE   EUCHARISTIQUE
DU PATRIARCHE ETIENNE AL-DUWAYHI (1630-1704)
PAR
Jad Hatem
Le Candélabre des sanctuaires (Manàrat al-aqdâs) d'Etienne Al-Duwayhï est une somme de théologie spirituelle qui se présente sous la forme d'un traité exhaustif sur la messe. En effet, la célébration eucharistique est pour les Maronites toute la théologie, y compris la mystique. Le Patriarche a totalisé les éléments de la spiritualité maronite après qu'elle s'est ouverte à l'influence latine. Il ne renonce pas pour autant à la tradition mystique de l'Eglise d'Orient. L'union sous toutes ses formes, — ecclésiale, communautai­re, eucharistique et la thëôsis proprement dite, — est prise en considération.
I. LES DEUX UNIONS
La messe est selon Duwayhï le moyen pour les fidèles de se rencontrer dans le corps du Christ1. Elle opère une première union de type horizontal grâce à la verticalité qui, devenue immanente, agrège les individus.
La réunion horizontale favorise l'union ascensionnelle avec Dieu et confère à la messe l'un de ses noms: «Qûrobo», «c'est-à-dire la proximité et l'amitié, d'abord parce que, par elle, nous nous approchons de l'union (ittihâd) avec Dieu» (et de citer Jn VI, 57) «et ensuite parce que c'est grâce au corps du Christ qu'ont pu avoir lieu, entre célestes et terrestres, peuple juif et nations, comme dit l'Apôtre, la réconciliation et le rapprochement»2.
1)    Manàrat al-aqdâs, éd. Rasid al-Sartùnï, I, Beyrouth, 1895, p.10 [Cité: MA].
2)    MA, I, pp. 10-11. Cf. II, p. 185 où il est précisé: entre Dieu et les hommes et entre les anges et les hommes. Cf. aussi sur qûrobo et participation II, pp. 459, 529, et F.E. Brightman, Liturgies Eastern and Western, I, Oxford, 1896, p.579.

A Duwayhï le peuple dont il a la charge n'apparaît pas comme un regroupement d'ouailles mais comme une Nation qui porte le nom de l'anachorète Maron et qui doit être uni par le lien le plus fort qui soit afin de venir à bout des dangers multiples auxquels il est affronté. Et d'union il n'en est pas de plus puissante et de plus efficace que celle, de nature transcendante, qui élève tout un héritage spirituel grec et pansyriaque, enrichis ensuite par l'apport latin, à l'unicité d'une substance éthique dont les fils sont noués à même hauteur par une transmutation qui fonde le corps du Christ qu'est l'Eglise sur le corps du Christ qu'est l'Eucharistie.
Cette conception prend sa source dans la spiritualité monastique où la charité fraternelle constitue une propédeutique à l'union à Dieu. La tradition, comme on le sait, a développé deux inspirations complémentaires: un courant vertical, représenté par les Pères du désert, Pachôme et CVssien, qui, dans le mouvement ascensionnel théocentrique, soude les frères, et un courant horizontal plus particulièrement illustré par Basile et Augustin qui perçoit Dieu dans les individus. Je redis que ces deux courants sont complémentaires et impliquent une transfiguration philadelphique par l'incorporation au Christ, lieu nodal et cruciforme des deux mouvements.
II. L'UNION HORIZONTALE
Le sens de l'union horizontale est développé, à la fin du Candélabre, par un commentaire sur l'union communautaire en Dieu: «Par la consommation du corps du Christ advient une autre union: les fidèles deviennent «un» non seulement avec Dieu mais aussi entre eux. De même que tous les fleuves s'unissent dans la mer (...), en prenant part à ce sacrement, nous devenons tous «un» avec Dieu et avec le corps de son Fils et entre nous comme II dit dans l'Evangile de Jean: «Pour eux je me sanctifie moi-même afin qu'ils soient eux aussi sanctifiés en vérité (...) afin que tous soient un comme toi, Père, es en moi et moi en toi, qu'eux aussi soient un en nous»3. Disant: «qu'ils soient un
3) Jean XVII, 19,21. Le mot que j'ai souligné est absent du texte grec et provient de la Psitta.

en nous», Il veut dire que c'est nous qui devenons Lui parce qu'il y a entre le pain du Seigneur et le pain naturel une grande différence: nous changeons en nous le pain naturel en raison de l'extrême énergie [littéralement: chaleur] qui est en nous, alors que le corps du Seigneur nous change en Lui, parce qu'il est plus fort que tout et que par son esprit nous nous relions tous, les uns aux autres. Ainsi suppliaient les Pères Ignace, Basile et Clément dans l'épiclèse disant: «Rends-nous dignes, Seigneur, de la participation (...) avec Dieu et entre nous afin que Dieu devienne tout en tous»4.
Ce texte remarquable déborde ses deux frontières. Par la supérieure, il touche à la déification, par l'inférieure à l'intercommunion (KOivcovia)5, l'une par l'autre parce que le corps du Christ — expression qui désigne et l'Eucharistie et l'Eglise6 — assure la médiation réciproque entre les deux types d'union.
Que signifie la vie en l'homme du Christ, selon le mot de l'Apôtre cité par Duwayhï?7 Que l'homme nouveau est exalté, mû par le divin qui devient le principe de son orientation dans le monde et le ressort de son action. Or Dieu est par essence agent d'union comme le signalent les versets de Jean
4)    MA, II, p. 593.
5)    MA, II, p. 395. Cf. I Cor X, 16-18. Y a-t-il influence de Cyrille d'Alexandrie sur ce point? Cf. In Joonnem, XVII, 11, 20-21.
6) Cf. I Cor XI, 24; XII, 27.
7)ÀM,II, p. 602; Gai
II, 20.


précédemment cités8, mais aussi le texte entier de par sa facture trinitaire puisque divisé en trois sections selon la répartition des fonctions divines: Le but du chrétien est l'union à Dieu par le corps du Christ dans l'Esprit. Or la Trinité est relation d'amour, acte d'union. A l'instar du Père et du Fils, les chrétiens doivent s'unir, mais pas n'importe comment, car ils pourraient se retrouver agrégés sous le chef satanique9. L'unité est d'amour dans l'intercommunion horizontale. Mais seul celui qui est, dès ici bas, uni à Dieu par l'effet transfîgurateur de l'Eucharistie, c'est-à-dire qui est habité par l'Esprit illuminateur10, peut envisager de la réaliser, s'y efforcer et réussir.
Réciproquement, l'amour et l'union interhumains favorisent l'union à Dieu grâce à ce qui donne tout son sens à l'humain: le Christ premier né d'entre plusieurs frères11.
Duwayhï a repéré dans la salutation des chrétiens, lors de la messe, l'expression et le symbole de l'union horizontale: Les mains réunies des fidèles désignent «leur union totale dans l'esprit, le corps, la raison et la volonté car dix sont les sens (hawâss) de l'esprit et du corps et dix sont les commandements que Dieu octroya sur la montagne et qu'il nous ordonne de suivre afin que soit parfait notre amour de Lui et de notre prochain. Par cette salutation des dix doigts, nous nous embrassons et nous unissons les uns aux autres à la manière des anneaux d'une chaîne»12.
L'illustration de l'union est, dans le texte cité, évidente par soi. Le symbole des doigts appelle un développement. Des vingt doigts qui entrent en contact, la moitié désigne l'humanité (car «l'esprit» désigne ici celui de
8)    Sur l'importance de Jean XVII pour cette problématique, cf. Titus Cranny, John 17: As we are One, Garrison (NY), Graymoor, 1965.
9)    Sur la fausse unité, cf. mon ouvrage, De l'Absolu à Dieu, Paris, Cariscript, 1987, pp. 119-120, 131-132, 137.
10) Sur cette fonction de l'Esprit, cf. MA, II, p. 603 où l'Esprit illumine la raison et l'engage
sur la voie de Dieu en l'armant d'une tenace volonté.
11) Cf. MA, II, p. 189.
12)Âf^,II, p. 194.

l'individu et transitivement l'esprit de corps de la collectivité) et l'autre moitié la Loi divine dans ses deux dimensions: celle qui règle le rapport de l'homme à Dieu (les quatre premiers commandements) et celle qui organise l'inter-humanité (les autres). Les deux dimensions ne cessent de s'appuyer l'une sur l'autre. Dieu est présent dans l'étreinte fraternelle.
Les deux unions sont visibles et conjointes dans un autre signe, la concélébration des prêtres: «Tout comme le sacrement (sirr) de l'Eucharistie (qurbàn) est sacrement de la charité (mahabba), et de même que pain et vin réunissent plusieurs ingrédients et sont consommés par une assemblée, de même la réunion des prêtres, pour les sanctifier et y prendre part, illustre pour nous leur union dans la paix et la charité avec Dieu et les uns avec les autres»13; et de citer Jn VI, 56.
Les fidèles forment donc une communauté eucharistique. Sans le corps du Christ, ils seraient déconnectés de Dieu, en proie à la zizanie, affaiblis face à leurs ennemis14. Par lui, ils deviennent un seul corps et un seul esprit15.
III. L'UNION VERTICALE
En passant de l'union horizontale à l'union verticale, le tableau change. L'ascension comporte ses degrés: l'union horizontale dans la communauté, l'union horizontale dans l'Eucharistie, l'union à Dieu par la médiation de l'Eucharistie et enfin l'union post mortem à Dieu dans la gloire.
La gradation des trois premiers niveaux est logique et de dignité et non pas chronologique. Ces trois niveaux se déterminent réciproquement. Au troisième niveau, le fidèle, par le truchement de l'Eucharistie qui est la perfection de tous les sacrements16 augmente ses vertus17. Son corps est
U)MA, I,p. 255.
14)    MA, II, p. 608.
15)    MA, II, pp. 395-396 et 412. 16)M^,II, pp. 564 et 589.
17) MA, II, p. 600. L'Eucharistie contient elle-même toutes les vertus: II, p.458.


sanctifié par le corps saint du Christ et son âme purifiée par son sang miséricordieux18. La purification ne s'arrête pas au plan éthique, mais prolonge ses effets dans la constitution anthropologique de l'individu. Le péché d'Adam avait privé l'humanité des fruits de l'arbre de vie, introduisant la mort dans le monde19. Le Christ a renoué le pacte et son corps est devenu les fruits de l'arbre de vie auquel Adam avait préféré celui de la science du bien et du mal20. Dès lors s'organise chez Duwayhï qui n'eut qu'à puiser dans les paroles de l'Evangile et dans la littérature patristique21 tout un réseau symbolique du corps du Christ comme don de vie et fruit de l'arbre de vie. Le corps du Christ est pain de vie22, octroie la vie nouvelle23, est l'équivalent de l'arbre de la vie24, gage de la résurrection25; il nourrit pour la vie éternelle26.
Dès ici-bas, le fidèle est lentement et sûrement transformé. Duwayhï cite saint Ephrem selon qui le corps du Fils de Dieu renouvelle tout à la fois l'âme et le corps27. En effet, celui qui absorbe les saintes espèces devient le Christ28 (on a déjà vu que ce n'était pas le corps du Christ qui se transformait en notre corps). Le troisième niveau est incompréhensible sans la considération que l'Eucharistie est le corps déifié de l'hypostase divine (et non seulement celui de la nature humaine)29. Le communiant est assumé par Dieu dans la personne du Christ. L'Eucharistie prolonge l'inhumanation: «Le Fils du Très haut s'est mêlé à ceux qui sont en bas pour les mêler à lui en son lieu élevé»30. A l'adage patristique «Dieu s'est fait homme pour que l'homme se fasse Dieu», le réalisme du verbe «mêler» (halet) donne une saveur nouvelle et peut faire craindre une confusion, avérée dans l'Eucharistie. Duwayhï qui insiste pour
18)      ma il, p. 261.
19)      MA, II, p. 606; cf. II, pp. 292 et 573.
20)      MA, II, pp. 466 et 500.
21)      Voir chez Saint Éphrem l'analogie des fruits de l'arbre de vie et de l'Eucharistie, par exemple dans ses Hymnes sur le Paradis VI, 8 et dans le Commentaire du Diatessaron XXI, 25.
22)  MA, II, p. 292.
23)      MA, II, pp. 457, 592 et 605.
24)  MA, II, pp. 292, 573, 588 et 605.
25)M4,H,p. 572.
26)      MA, II, pp. 459, 594.
27)      MA, I, p. 381.
28)      MA, I, p. 342.
29)  MA II, pp. 281-282.
30)      MA II, p. 531.

mêler l'eau au vin31 (l'omission de ce rite par le célébrant constitue un péché mortel)32, soutient que, outre qu'ils symbolisent les deux liquides jaillis du flanc du Supplicié, ils désignent les deux natures humaine et divine du Christ unies dans l'hypostase unique33 — telle est la condition de possibilité et le modèle de la déification —, mais aussi, et par dérivation, l'union des hommes au Christ. Parmi les sens de la commixtion du sang et de l'eau, il faut compter qu'elle «clarifie notre union au Christ dans un seul Esprit parce que le Sauveur est la source de la grâce et de la joie»34. L'union n'est pas de juxtaposition, mais de transformation: «Le vin devient le sang du Christ et l'eau ne devient pas eau, mais est symbole de notre union au corps du Fils de Dieu et à son sang»35.
Mais que devient donc l'eau? La réponse se fait attendre, mais elle est on ne peut plus claire: «la plupart des théologiens soutiennent que le vin et l'eau deviennent le sang du Seigneur»36.
L'analogie est poussée si loin que la déification de l'homme finit par ressembler davantage à une transsubstantiation qu'à une transformation37.
il) MA, I, p. 382.
32)     MA, I, p. 383.
33)     MA, I, p. 383. Dans l'Apocalypse (XVII, 15), l'eau symbolise les peuples.
34)     M/U, p. 383.
35)     MA, I, p. 385.
36)     MA, II, p. 344; cf. II, p. 601.
37)     Pour Cyprien, l'absorption de l'eau par le vin correspond à l'assomption de l'humanité par le Christ et garantit, dans le sacramentum unitatis qu'est l'Eucharistie, la coprésence du Christ et de l'humanité. De ce fait, la référence au mélange est constante: «L'eau figure le peuple, le vin, le sang du Christ. Quand donc, dans le calice, l'eau se mêle au vin, c'est le peuple qui se mêle avec le Christ, et la foule des croyants qui se joint et s'unit à celui en qui elle croit. Ce mélange, cette union (copulatio et coniunctio) du vin et de l'eau dans le calice du Seigneur est indissoluble» (Lettre LXXIII à Cecilius, XIII, 1).
«Si l'on offre le vin seul, le sang du Christ est présent sans nous; si l'eau est seule, voilà le peuple sans le Christ. Au contraire, quand l'un est mêlé à l'autre et que, se confondant, ils ne font plus qu'un, alors le mystère spirituel et céleste est accompli» (ibidem, XIII, 3; traduction du chanoine Bayard in Saint Cyprien, Correspondance, Paris, Les Belles Lettres, II, 1925, pp. 199-213).


IV. MÉLANGE ET DÉIFICATION
Le verbe «mêler» en devient encore plus troublant. Duwayhï, qui en est conscient, essaie de justifier le maintien d'un mot et d'une notion disqualifiés à Chalcédoine. Il entend la récupérer au profit de la théologie eucharistique et mystique. La notion était d'un usage courant parmi les monophysites, particulièrement Philoxene de Mabboug pour qui le mélange n'implique pas la confusion qu'il récuse38 et Jacques de Saroug39, abondamment cité par Duwayhï. Philoxene et Jacques ne faisaient que perpétuer le vocabulaire d'Ephrem40 et même, éventuellement, celui du Chrysostome41.
Pour avoir fondé sa mystique sur l'union eucharistique, Duwayhï est tenu de s'exprimer dans une terminologie réaliste et de défendre le verbe «mêler» qui seul lui permet d'expliquer le mode de l'union. Il cite la parole du prêtre lors du dépôt d'une parcelle de l'hostie dans le calice: «Tu as mélangé, Seigneur, ta divinité avec notre humanité et notre humanité avec ta divinité; ta vie avec notre mortalité et notre mortalité avec ta vie; tu as pris ce qui est nôtre et nous as donné ce qui est tien; pour la vie et le salut de nos âmes»42.
Les quatre segments de la phrase (que j'ai mis en relief par les points-virgules) désignent, selon Duwayhï, les quatre types d'union; successivement: l'hypostatique, celle de la grâce (en la reprenant, il ne manque pas de répéter «tu as mêlé»), la sacramentaire et celle de la gloire43. Duwayhï précise que certains se sont méfiés du verbe mêler, à cause de l'hérésie d'Eutychès qui mélangea les deux natures du Christ et prétendit qu'elles étaient une. Certains
38) Cf. Roberta Chesnut, Three Monophysite Christologies, Oxford University Press, 1976, pp. 65-70.
39)M^,I,pp. 132-136.
40) Par exemple: «Tout entier il s'est mêlé en nous» (Ephrem, Hymnes sur la virginité, XXXVII, 2).
41 ) «Il a voulu se mêler et s'unir à nous de telle sorte que nous devenions un même corps avec Lui (...) Il nous sert de nourriture (...) et nous incorpore à Lui» (Jean Chrysostome, In Matth., hom. 82, LXXXII, § 5; PG, 57, 743).
42) MA, II, p. 527.
43)^^,11, pp. 529-530.

copistes remplacèrent le mot dangereux par «prendre»44. Et plus tard on imprima «tu as uni» (hayédt) au lieu de «tu as mélangé» (halett)45.
Pour sa part, Duwayhî écarte du vocable tout soupçon. Il signifie, à l'entendre, le fait de s'approcher d'autrui, de s'y associer ou de s'y unir46. En guise d'exemple, il allègue l'Epître aux Hébreux III, 14 où halett traduit Liétoxoç, et Jacques de Saroug dont il semble ignorer la relative hétérodoxie: «Emmanuel est devenu pareil à nous par son humilité et quoique égal en tout à son Père par la gloire infinie, il prit notre semblance et s'est mélangé à nous, devenant comme nous; Il s'est abaissé pour nous élever au lieu sublime auprès de son Père»47. Le réalisme eucharistique conduit donc Duwayhî à tolérer un vocabulaire d'interfusion qui fait la part belle à une assomption qui assimile.
Les trois premières formes d'union sont ordonnées à la quatrième: avec Dieu dans la gloire. La co-transsubstantiation de l'eau préfigure la déification sur la tonalité de laquelle on ne peut se tromper. L'homme est appelé à devenir un avec le Christ dans le corps, dans l'esprit et même dans la divinité (lâhût)48. Cyrille d'Alexandrie est cité qui évoque la participation à la nature divine49.
Les deux types de l'union de l'homme à Dieu sont formellement distingués, l'eucharistique étant seulement gage de la glorieuse. Des morts parvenus à la béatitude, Duwayhî dit qu'ils ont atteint l'union avec Dieu dans la gloire50. Ailleurs, il précise qu'on y parvient dans l'eschaton (àhir al-câlam)51.
44)      MA, II, p. 530.
45)  Cf. Michel Hayek, Liturgie maronite, Paris, Marne, 1964, p. 205n. Ainsi par exemple dans le texte reproduit dans la Pentalogie maronite de Youakim Moubarac, IV, p. 223.
46)  MA, II, p. 530.
47) Jacques de Saroug, Mïmrô 66 sur le Jeudi-Saint, in MA, II, p. 530.
46) MA, II, p. 591.
49)      MA, II, p. 592, Cyrille qui savait, ajuste titre, distinguer la filiation naturelle (celle du Christ) de celle adoptive (des hommes) (In Joannem VI, 58) ou mieux l'union substantielle ('evcociç Çdcikv) de l'accidentelle ('fevcociç cxemcfi) (Apologeticus contra Theodoretum, PG, 76, 408c), recourt au vocabulaire du mélange dans le registre de l'union eucharistique: le Christ et le communiant sont unis comme deux morceaux de cire con-fondus (In Joannem, VI, 56; XV, 1) ou comme pâte et levain qui se compénètrent (In Joannem, VI, 57); en outre, fusion: In Joannem, XVII, 22, 23 et participation à la divinité du Christ (In Lucam, XXII, 18).
50)      MA, II, p. 404.
51)      MA, II, p. 458.


L'union eucharistique réalisée ici-bas est donc incomplète en raison de la faiblesse de l'homme terrestre soumis au souci et parce que la théognosie octroyée par l'Eucharistie52 demeure oblique puisque «nous ne voyons pas Dieu en face mais dans la semblance, et nous ne sommes guère unis à Lui selon ce qu'il est en soi mais dans le sacrement»53.
La splendeur de la vie paradisiaque inspire au Patriarche une page digne d'Ephrem54.
Duwayhï fait l'expérience de la déification dans l'Eucharistie. La régénération dans le Fils fait qu'aimer Dieu c'est aimer les hommes et réciproquement. La responsabilité du prêtre en devient écrasante. Médiateur de l'union eucharistique55, il mérite d'être appelé «ange de Dieu»56 et même «dieu»57. «Au four du pain de rompre l'homme»58, dit René Char.
Jad Hatem
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52)     Cf. MA, II, pp. 596 et 603.
53)     MA, II, p. 595. 54)A/vlII,p. 141.

55)     Duwayhï, Sarh al-takrîsât wa-l-sartûniyyât, éd. Rasîd al-Sartûnî, Beyrouth, Imprimerie Catholique, 1902, p. 289.
56)     Ibidem, p. 83; cf. p. 265.
57)     Ibidem, p. 83.
58)     A la santé du serpent, II.

LA DESCENTE AUX ENFERS DANS LA TRADITION SYRIAQUE



Parole de l'Orient XV (1988-1989) 127-141
LA DESCENTE AUX ENFERS DANS LA TRADITION SYRIAQUE
Substrat biblique
PAR
Paul Féghali Professeur à l'Université Libanaise
Il est descendu aux enfers, dit le Credo en parlant de Jésus-Christ reliant ainsi une réalité salvatrice propre au Nouveau Testament à une formulation qui a ses racines dans l'Ancien Testament. Cette assertion retint l'attention des Pères syriaques. Pour moi, je voudrais en développer le substrat biblique: parler du schéol, ce séjour des morts qu'on a appelé enfers, de la descente de Jésus-Christ dans le monde des morts, retrouver une imagerie orientale chez des auteurs comme Aphraate et Ephrem qui en ont usé pour parler du salut des hommes en Jésus-Christ.
L Le schéol dans VAncien Testament
Le schéol est le lieu des ténèbres et de la mort1. Il est la réplique négative de l'existence terrestre. La terre est le lieu de la lumière et la terre sainte forme l'habitation de Dieu au milieu de son peuple. Si la parole caractérise les hommes sur la terre, au schéol, c'est le silence absolu2. On ne parle pas aux hommes, on ne loue pas Dieu. En ce sens nous comprenons la prière du roi Ezéchias malade: «Le schéol ne te loue pas, et ses habitants n'espèrent pas en ta fidélité»3.
1)    Cf. Jb 10, 21-22; 38, 17; Dn 12,2. Pour cette partie voir E.Sutcliffe, The Old Testament and the future life, 1946. E.Jacob, La mort et la vie future dans Théologie de l'Ancien Testament, Neuchatel, 1968, pp. 240-253. R.Bultmann et alii, Vie, mort, résurrection, Genève, 1972. Dictionnaire biblique Gerhard Kittel.
2)    Cf. Ps 94,17; 115,17. C'est la «demanah» qui signifie silence. L.Koehler, in Theologische Zeitschrift, 1946, p.21 rapproche schéol de Sha'a qui signifie être désert.
3)    Is 38, 9.


En effet, Yahvé qui habite les hauteurs célestes reste étranger au scheol. Il est sans pouvoir sur lui et le domaine de la mort reste en dehors de la sphère d'influence de Yahvé. Dieu serait-il cruel quand il abandonne les morts à leur sort? Non, Dieu est le Tout-Puissant et s'il ne peut être dans le monde de la mort, c'est parce qu'il est le Dieu Vivant. Alors, on parlera de coupure entre le ciel et le scheol. Yahvé oublie ceux qui descendent au séjour des morts, et les défunts perdent tout souvenir de Yahvé4.
Si le ciel est dans les hauteurs, s'il est au-dessus, le scheol est au-dessous; il est situé dans les profondeurs de la terre5. Et la relation entre le scheol et la tombe est évidente, puisque la tombe se situait sous terre dans les anciennes civilisations orientales. La tombe est alors le canal qui donne accès au scheol. Jacob en mourant ira retrouver son fils Joseph6, Saùl et ses enfants rejoindront Samuel quand ils seront tués dans la bataille7. Oui, le scheol est la tombe primitive qui se manifeste dans chaque tombe. C'est le lieu de la destruction humaine8. Ici, nous retrouvons deux courants dans la littérature biblique. Le premier parle de la dissolution des éléments divers qui composent l'être humain; le second s'attache à une certaine manière d'exister qui considère le mort comme l'ombre du vivant. Dans ces conditions, il est clair qu'il ne fait pas bon mourir9, qu'un chien vivant vaut mieux qu'un lion mort10. Au scheol apparaît le caractère illusoire des choses et des activités terrestres; la mort n'apporte pas une union complète avec Yahvé; au contraire, elle équivaut à la séparation avec Lui. Au scheol, c'est l'immobilité de la mort, et l'on y est comme dans une prison d'où il est difficile de s'échapper11.
4)    Ps 6, 6; 88, 13; 94, 17; 115, 17; Qo 9, 5-6; Jb 26, 6; 28, 22.
5)    Cf. Ps 6, 3,10; 86,13; 88,7; 139,15; Lm 3, 55. Pour y accéder, on y descend. D'où l'emploi du verbe hébreu «yarad» et de la particule «tahat» sous. Dans ce sens on a pris scheol comme un terme d'origine suméro-akkadienne en relation avec la shu'ra: la demeure de Tammouz ou le monde souterrain. Cf W.Baumgartner, in Theologische Zeitschrift, 1946, p.233.
6)    Gn 37, 35.
7)    1 S 28, 19. C'est la nécromancienne de Ein Dor qui fait parler Samuel dans sa tombe.
8)    Jb 26, 5; 28, 22; Ps 88, 12; Pr 15, 11; 27, 20. D'où le verbe «abad» périr avec son hiphil qui veut dire détruire et le nom «abadon» qui signifie destruction.
9)    Job est une exception: accablé sous le poids du malheur, il en vient à soupirer après le grand repos du scheol. Jb 3, 17-19.

10)    Qo 9, 4. C'est la sagesse populaire en Israël.
11)    La croyance au double ou à l'âme extérieure n'a pas été entièrement étrangère à Israël... De plus la religion populaire a dû connaître la croyance aux revenants.

Mais pour l'homme de la Bible, Yahvé est le Dieu tout-puissant; comment son influence n'atteindrait-elle pas le schéol?! Si Yahvé est le Dieu juste, comment accepterait-il que les bons soient traités comme les méchants et les sages comme les ignorants?!
Yahvé est le Dieu juste, et le roi de Babylone se retrouvera précipité dans les profondeurs de l'abîme, alors qu'autour de lui les rois des nations reposent avec honneur dans leurs tombeaux12. Il a fait le mal aux nations et il mérite ce châtiment. Le Pharaon, lui aussi, est puni13 et sa place n'est pas avec les vaillants, mais avec les incirconcis, ceux qu'on enterre sans cérémonie14. Tout cela reste un indice ténu, et il faut attendre le second siècle pour que se fasse le triage entre justes et méchants.
Yahvé est le Dieu tout-puissant et il vaincra la mort. Il l'a vaincue en Elie et Hénoch dit la Bible, en Moïse et Esdras disent les traditions rabbiniques. De temps à autre, Dieu rappelle des morts à la vie. Et la Bible rapporte trois cas de revivifications opérées grâce à la participation active des prophètes Elie et Elisée: le fils de la veuve de Sarepta15, le fils de la Shounamite16, l'homme qui toucha les ossements d'Elisée17. Dans ces trois cas, il s'agit bien de cadavres qui ont été rappelés à la vie par Yahvé lui-même, le prophète n'étant lui-même que l'instrument qui devait demander à Dieu la force d'accomplir le miracle.
Bien plus, Dieu est celui qui fait vivre. Osée dit: s'il nous déchire et nous frappe, après deux jours il nous rendra la vie et au troisième jour il nous relèvera18. Et le prophète Isaïe peut crier son espoir: «Tes morts revivront,
12)    Cf. Is 14,4 ss. Le roi de Babylone est puni parce qu'il frappait les peuples avec fureur, qu'il subjuguait les nations dans sa colère, qu'il les persécutait sans ménagement, v.6.
13)    Cf. l'élégie sur Pharaon Ez 32, 1 ss., spéc. v. 32.
14)    Ez 28, 10; 31, 18. Voir A. Lods, Le sort des incirconcis, dans les comptes rendus de l'Académie des Inscriptions et belles lettres, 1943, p.271.
15)    1 R 17, 17 ss. Le texte dit: le souffle (nefes: âme) de l'enfant revint à lui. C'est bien qu'il l'avait quitté.
16)    2 R 4,32 ss. Le texte dit: il s'enferma avec l'enfant et pria le Seigneur.
17)    2 R 13,21. Dans Ephrem, C Nis (Chants de Nisibe), le démon dit: Comment Elisée peut-il être vaincu alors qu'au schéol il a ressuscité un homme par ses ossements. Nous citons l'édition de E.Beck, Des Heiligen Ephraem des Syrers Carmina Nisibena, Erster Teil, Louvain 1961. CSCO 218-219/Syr 92-93; zweiter Teil, Louvain 1963. CSCO 240-241/Syr 102-103.
18)    Os 6, 1-2. Les deux verbes employés Yhiphil de: «Hayah»: faire vivre, faire revivre et de «Qûm»\ faire se lever, ressusciter. Ce seront les verbes employés dans le Nouveau Testament.


leurs cadavres ressusciteront». Et le prophète s'adresse aux morts: «Réveillez-vous, criez de joie, vous qui demeurez dans la poussière»19. Mais c'est avec Ezechiel que l'image de la résurrection est la plus parlante. Dans le chapitre trente-sept, il décrit la restauration du peuple après le retour de l'exil. Le Seigneur dit à son prophète: «Prononce un oracle contre ces ossements; dis leur: ossements desséchés, écoutez la parole du Seigneur. Ainsi parle le Seigneur Dieu à ces ossements: je vais faire venir en vous un souffle pour que vous viviez. Je mettrai sur vous des nerfs, je ferai croître sur vous de la chair, j'étendrai sur vous de la peau, je mettrai en vous un souffle et vous vivrez; alors vous connaîtrez que je suis le Seigneur». Ces paroles présentent un élément de symbolisme qui laissent entendre que la résurrection des morts était envisagée là comme une possibilité20.
Ce texte sera mis à profit par Ephrem dans les Chants de Nisibe. La mort parla ainsi21:
Dans la plaine, j'ai vu Ezechiel
donner vie aux morts. A l'ordre donné
j'ai vu s'animer les os éparpillés.
Bruit d'ossements au schéol, chaque os cherche son voisin,
l'articulation sa compagne...
Les morts ressuscitent, ils revivent. C'est ce que dit Ephrem surtout dans les différents refrains des Chants de Nisibe. Béni qui a vaincu (la mort) et donné la vie aux morts22. Béni qui par sa croix donne la vie aux morts qui sont dans le schéol23. Béni qui par sa croix a ouvert les tombeaux du schéol24.
19)     Is 26,19. Les verbes sont aussi «hayah» et «qûm». Il faudrait peut-être dire: vous qui reposez du repos de la mort de la poussière. Tel est le sens du verbe «sakab». Cf. le syriaque «skeb».
20)     H. Riesenfeld, The résurrection in Ez 37 and the Dura-Europos, dans Uppsala Universitets Arsskrift, 1948, n° 11.
21)     C Nis 37,5. Ce texte est une traduction française à paraître au courant de Tannée 1988 aux éd. Cariscript. On lit les mêmes mots dans le texte de la Pesitto et dans Ephrem. «fqactô» = la plaine; «hyô» = vivre; «garmê»= os, ossements; «sorïtô» = articulation, jointure. Voir aussi C Nis 43, 5: A la voix d'Ezéchiel, les os bougeaient, tentaient de se joindre. Voir aussi 67, 3; 71, 6. Dans 42, R(R = Refrain) nous lison: Béni la puissance qui habita dans les ossements (garmë) victorieux (nasihë).
22) C Nis 36, R. «da-zkon» qui m'a vaincu. C'est la mort qui parle. Bickell traduit: qui mihi victoriam dédit. Qui parlerait alors? Et il devrait corriger «da-zkon» en «d-zakyan», c'est-à-dire du pecal enpacel.
23) C Nis 38, R. L'on remarque ici que le schéol est un lieu où demeurent les morts.
24)     C Nis 39, R. Dans ce refrain apparaît le lien entre le schéol et les tombeaux.

Nous avons parlé d'Elie et d'Elisée qui ont rendu la vie à un mort. Ephrem dit à ce sujet: «Par Elie, il rendit son fils à la veuve;
Par Elisée, la Shounamite retrouve son bien-aimé»25.
Et à propos d'Elisée, écoutons Ephrem parler au nom de la mort26:
Giézi fut mon tourment quand je le vis
sur l'enfant poser le bâton;
le voleur reprit et partit.
Elisée vint, rapetissa et grandit,
se retira au loin, stupéfiante figure!
J'ai entrevu là celui qui à un enfant donne vie.
Quel bonheur si ce n'est que figure!
Mais si les morts se rebellaient et m'écrasaient !
La mort a peur d'être vaincue par les morts. Elisée a constitué un danger en revivifiant un mort. Mais il n'est là que la figure de Jésus-Christ qui redonnera vie à tous les morts. Oui, ces morts rendus à la vie sont les arrhes de tous les morts. Ainsi Ephrem lit l'Ancien Testament à travers le Nouveau Testament, il regarde les symboles anciens à travers la réalité de la mort et de la résurrection de Jésus-Christ.
Pour revenir à l'Ancien Testament, nous disons qu'après l'exil il y aura une certaine croyance à la résurrection qui comporte une limitation temporelle du séjour au schéol pour les âmes qui doivent ressusciter27. Sous l'influence des Perses et des Grecs, la Bible parle d'un sort différent pour les justes et les impies28. Enfin, la croyance en l'immortalité conduit à l'idée que les âmes des justes iront après la mort dans une félicité céleste et là ils attendront la résurrection. Mais il persistera au temps du Christ une autre conception qui dit que les âmes des justes et des impies sont toutes dans le monde souterrain. Les deux conceptions apparaissent par exemple dans l'évangile de Luc. Dans la parabole de l'homme riche et de Lazare, le riche souffre dans le monde des morts, tandis qu'Abraham est loin de lui, un abîme
25)     C Nis 67, 6.
26)     C Nis 39, 2. Le verbe «zkô» est traduit par écraser; mais il signifie aussi vaincre.
27)     Et cela dans la ligne d'Is 26, 19.
28)     J. Jeremias, Hades in TWNT, vol. I, pp. 146-148. Hénoch (n° 22) divise le séjour des morts en quatre cavernes: trois sont ténébreuses et elles sont réservées aux pécheurs, la quatrième est lumineuse et elle est réservée aux esprits des justes. Voir la Bible: Ecrits intertestamentaires, Gallimard (La Pléiade) 1987, pp. 496-497. Josèphe, Ant 18, 14.


séparant les deux29. Mais les deux sont dans un même lieu et ils peuvent se parler. D'autre part, dit Luc, les justes vivent dans les demeures éternelles30. Ils sont avec le Christ au Paradis31.
Cela nous amène au Nouveau Testament et à sa conception du schéol.
2. Le séjour des morts dans le Nouveau Testament
La conception du séjour des morts dans le Nouveau Testament est très proche de la conception du judaïsme tardif. La mort est décrite dans un langage euphémique comme un sommeil32. Quant à l'hadès ou le schéol, il se situe au centre de la terre33. Il est dans les profondeurs34 en contraste avec le ciel qui est situé dans les hauteurs. On le compare à une prison35 où les esprits sont enchaînés et placés dans une forteresse avec de grandes portes fermées par de grandes clés36.
Par la suite, il y aura une différenciation entre l'hadès et la géhenne37. Le séjour de l'hadès dure un temps, le séjour dans la géhenne dure pour l'éternité. Quand les âmes sont dans l'hadès, elles sont délivrées à la résurrection qui constitue la fin d'une vie diminuée38. Elles vont alors au ciel ou à l'étang de feu39, l'autre nom de la géhenne.
Les âmes des impies sont dans le monde souterrain, les âmes des justes
29)     Le 19,23, 26. Le monde des morts c'est l'hadès en grec et syùlen syriaque. Voir Josèphe, AntlS, 14; Bel 2, 163.
30)     Le 16, 9. Cf. Josèphe, Bel 3,375. Les demeures éternelles sont «aiônious skênas» et en syriaque «ba-mtallayhun da-l-colam». Cela pose le problème de la durée du séjour des âmes: jusqu'à la résurrection.
31)     Le 23,43. Pour la compréhension du paradis, voir J.Jeremias, Paradeisos in TWNTyol V, pp. 765-773.
32)     Me 5, 39; 1 Th 5, 10; Jn 11, 11-12. C'est le verbe «koimaô» et en syr. «dmek».
33)     Mt 12, 40. Est-ce que Jésus est allé prêcher les morts trois jours et trois nuits comme Jonas a prêché les Ninivites? C'est une explication possible.
34)     Mt 11, 23; Le 10, 15. Il s'agit en fait d'une citation d'Is 14, 13, 15 qui parle du roi de Babylone «eos hadon katabêsê» et en syr «la-syûl tettahtin». Il s'agit d'une descente.
35)     1 P 3, 19. Cf. le mot «phylakê». En syr syûl. Voir Ap 20, 7.
36)     Mt 16,18. Pylai hadon: les portes de l'hadès. En syr. tarce da-syûl. Cf. Is 38,10; Sg 16,13.
37)     Le mot geena, géhenne apparaît neuf fois dans le Nouveau Testament: Mt 5,22, 45, 47; 20, 28; 23, 15, 33; Le 12, 5; Je 3,6. Cf. TWNT, vol. I, pp. 657-658.
38)Ap20, 13-14.
39) Ap 19, 20; 20, 10, 14-15 limnê toupyros: en syr. hawtô d-nûrô.

sont unies au Christ dans la Jérusalem céleste40. Telle est la conception du Nouveau Testament en lien avec la foi en Jésus et en sa résurrection. En vertu de cette résurrection, la communauté de Jésus est assurée contre la puissance de l'hadès parce qu'elle a par la foi en lui accès au royaume du Père. En ce sens on ne dira plus que les morts sont dans l'hadès, mais en présence de Jésus. Oui les morts qui sont au schéol et qui ont précédé le Christ dans ce lieu souterrain, le Christ ira les rejoindre, il les prêchera et les ramènera à Dieu. Deux textes retiendront ici notre attention: celui de Matthieu 27, 50-53 et celui de la première épître de Pierre 3,19ss; 4,6. Mais nous n'oublions pas que le Christ a les clés de l'hadès et que dans son combat il domine la puissance de la mort. Voilà comment Ephrem décrit la descente du Christ au Schéol après sa victoire sur la croix41:
Une voix cria, ils s'assemblèrent et vinrent
les armées du diable et ses serviteurs.
Toute l'armée de la zizanie se réunit.
Ils avaient vu Jésus vainqueur.
Malheur pour la gauche!
Pas un qui n'en fut tourmenté;
chacun raconta ce qu'il souffrit.
Péché et Schéol furent effrayés.
Les morts se rebellèrent, la Mort trembla,
les pécheurs se révoltèrent, le Diable vacilla.
Et nous revenons au texte de Matthieu et nous le citons selon la traduction de la TOB. «Mais Jésus criant de nouveau d'une voix forte, rendit l'esprit. Et voici que le voile du sanctuaire se déchira en deux de haut en bas; la terre trembla, les rochers se fendirent; les tombeaux s'ouvrirent, les corps de nombreux saints défunts ressuscitèrent: sortis des tombeaux après sa résurrection, ils entrèrent dans la ville sainte et apparurent à un grand nombre de gens».
Jésus cria deux fois, et ce ne fut pas un cri de détresse et de désespoir, mais un cri de confiance. Jésus s'adresse à Dieu en chantant les Psaumes42. A
40)     Ph 1,23; He 12,22. Dans Ap 6,9, on lit que les âmes sont sous l'autel céleste car là sont les martyrs; et dans 7,9, on dit qu'elles sont devant le trône de Dieu.
41)     C Nis 35,1. Il s'agit de la voix que fit entendre le Christ à la croix.
42)     Le psaume 22 commence par un cri de déreliction, mais il se termine par une prière confiante.«Tu m'as répondu! Je vais redire ton nom à mes frères et te louer en pleine assemblée»; v.22-23.


son second cri, il y eut des phénomènes cosmiques qui, dans l'Ancien Testament, annoncent le jour du jugement dernier43. Mais l'on pourrait paraphraser en pensant à ce que nous avons dit du schéol. La terre tremble, telle une femme enceinte qui garde des enfants dans son sein; elle les fera sortir. Les rochers qui ferment l'accès du schéol se fendent pour ouvrir les portes de cette prison qui garde les morts. Les tombeaux des saints s'ouvrent comme le tombeau du Christ s'est ouvert, les défunts ressuscitent comme le Christ, et ils apparaissent aux gens de la ville sainte comme le Christ lui-même est apparu à ses disciples et aux femmes. Les juifs avaient demandé pour se convertir qu'on vienne à eux de chez les morts44; les gens sont venus, mais surtout le Christ est revenu emmenant derrière lui les signes de sa victoire45. Il a dépouillé les Autorités, il les a publiquement livrées en spectacle, il les a traînées dans le cortège triomphal de la croix46.
Ce texte de Matthieu qui est souvent cité dans le commentaire du Diatessaron47, est chanté par Ephrem dans ses hymnes de Nisibe:
Mort terminait son discours moqueur
quand au schéol tonna la voix du Seigneur.
Il cria, les tombeaux s'ouvrirent.
La peur saisit Mort et Schéol qui ne connaissaient la lumière;
des anges reçurent rayons de clarté, ils entrèrent et firent sortir
les morts devant le Mort qui vivifie tout.
Les morts sortirent, les vivants de honte rougirent,
ils pensaient avoir évincé le Vivificateur universel48.
Le second texte du Nouveau Testament qui retiendra notre attention est celui de la première épître de Pierre. Nous le lisons aussi dans la TOB. «C'est
43) Cf. Am 8,3: Is 26,19; Ez 37,12; Dn 12,2.
44)     Cf. Le 16, 30. C Nis 53,5 fait allusion à Le 16,25.
45)     Cf. 2 Co 2,14. L'incise «nous emmène en tout temps dans son triomphe» manque dans la pesitto.
46)     Col 2,15. L'image est celle d'un général romain victorieux qui s'avance précédé des ennemis.
47) Ephrem de Nisibe, Commentaire de l'évangile concordant ou Diatessaron, tr. de L. Leloir. Paris 1966. S.C. 121, pp. 365, 374, 376, 386, 387...
48)     C Nis 36,11. Nous lisons dans Diatessaron p.365: «Le Père voulait montrer par les morts qu'il l'avait entendu, afin d'instruire les vivants et de les persuader de l'écouter par l'obéissance des morts». Cf. C Nis 38,1. Mort dit: un captif m'a saisi, emporta ses prisonniers, monta au paradis. C Nis 39, 6: la croix ouvre les tombeaux.

alors qu'il est allé prêcher même aux esprits en prison, aux rebelles d'autre­fois quand se prolongeait la patience de Dieu... C'est pour cela, en effet, que même aux morts la bonne nouvelle a été annoncée».
De même que le Sauveur s'acquitte de son ministère sur la terre, de même il se déplace et prêche dans l'autre monde. Lui dont la mission était d'amener tous les pécheurs à Dieu, il va étendre son action dans un autre domaine; il s'adresse aux esprits en prison, c'est-à-dire ceux qui sont au schéol49. Le Christ s'en va chez les défunts tant justes que pécheurs, il s'en va dans les enfers, le plus bas des cercles cosmiques, dans le réceptacle de tous les morts.
Cette fosse localisée dans les profondeurs ténébreuses50 est dénommée prison. Il s'agit de l'hadès où sont détenus les croyants de l'ancienne Alliance espérant le Messie51. En effet, il est dit dans l'Apocalypse52: la mort et l'hadès donnèrent les morts qui étaient en eux, et ils furent jugés chacun d'après leurs œuvres. Oui, le Christ qui avait été oint pour proclamer aux captifs la délivrance a profité du délai de trois jours pour manifester sa compassion aux morts et leur apporter l'ultime chance de salut.
Jésus avait prédit que le Fils de l'homme demeurerait trois jours dans le cœur de la terre53. Cette prédiction fut réalisée et Saint Pierre en parlera dans le premier kérygme. «Tu ne laisseras pas mon âme dans l'hadès»54. Ainsi le Christ est descendu dans les régions inférieures de la terre, y avait rendu à l'impuissance celui qui détenait l'empire de la mort, le Diable55. Ce triomphe fut manifesté par la sortie des saints de leurs tombeaux, le Vendredi-Saint. Voilà ce que nous lisons à ce sujet dans le Testament de Lévi: «Sachez donc maintenant que le Seigneur exécutera le jugement sur les fils des hommes. Car les rochers se fendent... toute la création est ébranlée, les esprits invisibles se consument et le schéol est dépouillé à la souffrance du Très-Haut»56. Et les Odes de Salomon commentent: «Le schéol m'a vu et a été vaincu... J'ai tenu
49)    La pesitto traduit le mot «phylakê», prison par «syûl». Cf. Ps 16, 10; 139, 8-10.
50)    Voir Is 24, 22; Jude 6-7.
51)    Os 13, 14; Ps 49, 16; Sg 3,1-7; He 11, 39-40.
52)    Ap 20, 13.
53)    MT 12, 40.
54)    Ac 2, 27-31.
55)    He 2,14; cf 13,20; Jn 5,25-29. Cf. P.Benoit, La descente aux enfers selon W.Bieder, dans Revue Biblique, 1951, pp. 99-102. Edité dans Exégèse et Théologie I, Paris, pp. 412-416.
56)    Testament de Lévi 4,1. Cf. Ev. de Nicodème 17 ss; Mt 27, 52.


une assemblée de vivants parmi ses morts et je leur ai parlé avec des lèvres vivantes, en sorte que ma parole ne fût pas vaine. Ils ont couru vers moi ceux qui étaient morts, ils ont crié et dit: Aie pitié de nous, Fils de Dieu, et agis avec nous selon ta grâce; fais-nous sortir des ténèbres et ouvre-nous la porte, pour que par elle nous sortions avec toi. Soyons sauvés, nous aussi avec toi, parce que tu es notre Sauveur. Pour moi, j'entendis leur voix et je traçai mon Nom sur leur tête; c'est pourquoi ils sont libres et ils m'appartiennent»57.
Selon Saint Pierre, Jésus est descendu au séjour des morts, comme tout trépassé; il y fut actif et y a fait une proclamation, celle de la délivrance des justes. N'est-il pas le Messie rédempteur jusqu'aux enfers inclus? Oui, l'âme du Sauveur a annoncé leur délivrance aux âmes de foi qui l'attendaient58. Il a remonté des enfers, à la tête d'une multitude de prisonniers libérés, les premiers fruits de sa rédemption, qu'il introduit au ciel59.
Tout, au nom de Jésus, s'agenouille, au plus haut des cieux, sur la terre, et dans les enfers60. Par son Incarnation, le Christ est venu sur terre, à sa mort il descend aux enfers, à sa résurrection il monte au ciel. Or dans ces divers compartiments de l'univers, il reçoit l'acclamation de ceux qui y séjournent. Même les habitants des enfers «fléchissent le genou», le reconnaissent pour Maître et l'adorent.
Tous les morts descendent au schéol. C'est l'assertion de l'Ancien Testament sur laquelle se base saint Ephrem pour parler de l'universalité de la rédemption. Ceux qui sont morts avant Jésus-Christ ont été visités par Jésus-Christ et ont reçu sa prédication. Telle est l'affirmation du Nouveau Testament. Par sa mort, le Christ est présent aux morts. Il vainc le schéol et le maître du schéol, le diable. Désormais, la défaite des puissances du mal est chose faite et la victoire du Christ est acquise. Il s'agit d'expliciter tout cela; c'est ce que cherchera a faire Aphraate, le sage persan.
57)    Odes de Salomon 42, 15-26; Ascension d'Isaïe 9,13-18. Dans Évangile de Pierre 41 on lit: «Une voix venant du ciel disait: As-tu prêché aux dormants?... On entendit répondre: oui».
58)    He 11,40; Ignace d'Antioche ad Magn 9,2. Odes de Salomon 17,11.
59)    C. Spicq, Les épîtres de Saint Pierre, Paris, 1966. Sources bibliques, pp. 136-139; Ce texte est une hymne baptismale. Voir M.E.Boismard, Quatre hymnes baptismales, dans la première épître de Pierre, Paris, 1961. Lectio divina n° 30, pp. 57-109.
60)    Ph 2,10. En grec: «katachthonios»; en syr. Itaht men arco: au dessous de la terre.

3. La notion du schéol dans Aphraate
Après ce survol des textes de l'Ancien et du Nouveau Testament, après ces allusions aux textes de Saint Ephrem61 dans les Chants de Nisibe, nous nous arrêterons plus longuement aux Démonstrations d'Aphraate.
Ce qui frappe d'abord l'attention c'est que Aphraate n'emploie que deux fois le mot géhenne62 dans ses démonstrations, mais il se limite au mot schéol qui signifie aussi bien le lieu où séjournent tous les morts que le lieu réservé aux pécheurs et aux damnés. Glanons quelques textes pour étayer notre affirmation. Dans la démonstration sur la foi, on lit: «(la foi) a rendu la vie aux morts et les a fait monter du schéol»63. Dans la démonstration sur la prière, Aphraate dit: «Quand le prophète Jonas pria il fut entendu du schéol inférieur. Comme il y était seul, il fut entendu et exaucé. Elisée pria aussi et il ramena l'enfant du schéol et il le sauva des mains des mauvais qui l'entouraient»64. En effet, Jonas était parvenu au séjour des morts qui se présente à lui sous la figure d'un poisson qui l'avale. Et si Elisée ramène l'enfant à la vie, cela signifie qu'il n'est pas déjà dans la seconde mort. Dans la même démonstration, il est dit: «la prière d'Elie a pris d'entre les mains de la mort sa proie et l'a ramenée du schéol»65.
61)     Voir J. Teixidor, Le thème de la descente aux enfers chez saint Ephrem dans l'Orient Syrien, vol. VI (1961) pp. 24-40. Voir aussi dans le contexte du judéo-christianisme J.Daniélou, Théologie du judéo-christianisme, Paris, 1958, pp. 257-273.
62)     Dem XIV, 26, p. 641, 2; XIV, 30, p. 649, 18. Ephrem emlpoie le mot syûl dans C Nis 35, 1, 6, 7,15; 36, 2, 3; 37,1, 2.... mais aussi le mot gihanô C Nis 38,11; 44, 5; 47,14; 48,12... mais que signifie le mot gihanô comparé au mot syûl dans C Nis 38, 11? On. y parle de «la mort du schéol» et de «la vie en géhenne». L'apocalypse de Baruch parle de syûl dans XI, 6, 7: Allez annoncer au schéol et dire aux morts: Bien plus heureux êtes-vous que nous les vivants... Dans XXI, 23, on lit: Que le schéol soit scellé, que dès à présent il ne reçoive plus les morts et que la résurrection des âmes libère celles qui y sont enfermées. Voir aussi XLVIII, 16; LU, 2; LVI, 6; LXXXIII, 17. Les textes sont clairs pour parler du séjour des morts. Le mot gihanô paraît deux fois. LIX, 10; LXXXV, 13. On y parle de la «gueule de la géhenne», «du chemin de feu, du sentier menant au brasier» (gihanô). Apocalypse de Baruch, tr. P. Bogaert, Paris, 1969, S.C. 144-145.
63)     Dem I, 18, p. 44,6. Il est entendu que la citation renvoie à l'édition de la Patrologia syriaca, vol I, II, Paris 1894. Le chiffre romain désigne le numéro de la démonstration et le chiffre arabe le numéro du paragraphe. Puis, on indique la page et la ligne.
64)     Dem IV, 12, p. 164, 20-25. Aphraate fait allusion aux textes de l'Ancien Testament. Dathan et Abiram (cf. Nb 16, 1-12), descendent au schéol (V, 3, p. 188, 3-5); Nabuchodonosor s'était enorgueilli, il sera abaissé jusqu'au schéol (Is 14, 1-2). Voir V, 4, p. 190, 1-6. Le Seigneur fait descendre au schéol et en remonter 1 S 2,6. Voir VIII, 10, p. 381, 3-4.
65)     Dem IV, 12, p. 164, 10-12. Le schéol équivaut aux mains de la mort.


Mais le schéol signifie aussi le lieu réservé aux pécheurs. Dans la démonstration sur l'amour, Aphraate parle des mauvais riches. Le Christ nous a révélé que celui qui aime le monde ne peut pas plaire à Dieu, et cela est clair dans l'exemple du riche qui mit son espoir dans ses biens66 et de l'homme qui s'est plu dans ses richesses, et ce fut sa ruine dans le schéol67. Il s'agit là de la perdition. Le texte qu'utilise Aphraate est celui de Tatien qui parle du schéol, et s'il avait utilisé celui de la Pesitto, il aurait parlé d'un tourment dans les flammes68. Soit dit en passant, Aphraate parle en ces termes du sort des méchants et des justes: ceux qui n'ont pas fait cela, il les envoya aux supplices (éternels), mais les fils de la droite, il les envoya au Royaume69. En fait, pour parler des souffrances de l'enfer, Aphraate cite le mot de «tasniqo»: quand on ne porte pas de fruit, on est jeté dans le tasniqo, les tourments70. Si on veut posséder la vie, on espère ne pas être mêlé le jour de la résurrection aux mauvais qui retournent au schéol et au tasniqo11.
On lit encore un parallèle entre le Royaume et le schéol: ceux qui retournent au schéol pleurent et grincent des dents; ceux qui vont au Royaume se réjouissent, exultent et dansent72; et on lit une comparaison entre le schéol et le feu à propos de Coré et de ses compagnons: le schéol ouvrit sa bouche et les engloutit, le feu s'alluma et les mangea. Ainsi eurent-ils la rétribution qu'ils méritaient73.
Ce qui est remarquable, c'est le double sens du mot schéol: celui du Nouveau Testament, ce lieu réservé aux pécheurs; celui de l'Ancien Testament, ce séjour de tous les morts, qu'ils soient justes ou impies. De plus, ce que l'Ancien Testament dit de la mort physique, Aphraate le dit de la mort
66)     Le 12, 16 ss.
67)     Dem II, 20, p.96, 4-8. Cf. Le 16,24. Voir aussi XX, 6, p.904, 13-15.
68)     Dans Tatien et Aphraate on a: tuloqeh ba-syûl». Dans Pesitto: mestanaq-nô b-salhebitô hodë».
69)     Dem 14,15, p.173, 10-13. Il s'agit de la scène du jugement. Mt 25, 31-46.
70)     Dem VI, 1, p.248,12. Auparavant il est dit: qui ne porte pas l'habit de noce sera jeté dans les ténèbres extérieures; qui aime la ville et le commerce (on parle à des moines) sera empêché d'entrer dans la ville des saints.
71) Dem VIII, 7, p. 373, 11-15. On voit une équivalence entre le schéol et les tourments de l'enfer. Cf. VIII, 20-21, p. 400,14-25; XX, 9, p. 908, 3-25 où nous avons le texte de Luc 16,22-31.
72)     Dem VI, 6, p. 268, 23-26; cf. VI, 18, p. 309, 18-20. Nous avons un parallèle similaire entre le royaume et la géhenne XIV, 30, p. 649, 2.
73)     Dem IX, 8, p. 425, 17, 20. Cf. Nb 16, 1-27.

de l'âme, de la seconde mort, comme dit l'Apocalypse74, de l'état de damnation en enfer75. Datan et Abiram, Coré et ses compagnons sont morts engloutis dans la terre. Mais Aphraate qui considère cette mort comme une punition, estime qu'il s'agit de la damnation éternelle.
Aphraate, il est vrai, utilise l'imagerie de l'Ancien Testament, mais il se place au niveau du Nouveau Testament. Et pour lui, il n'y a qu'un seul qui soit descendu au schéol comme séjour des morts et en soit remonté, c'est Jésus-Christ. Il y est descendu non pas pour y demeurer, mais pour en sortir et faire sortir avec lui tous les justes qui y demeurent. Il n'y est pas descendu comme un homme vaincu pour mener une vie diminuée, mais comme vainqueur pour faire la guerre aux puissances de la mort et ramener les captifs, Adam en tête. A la lumière de cette descente dans la mort et la résurrection, les images prennent une teinte nouvelle et les personnages reçoivent une autre destination. Tout l'Ancien Testament converge vers le Nouveau pour en recevoir la plénitude de sens.
Voilà comment Aphraate exprime cela dans ses démonstrations. En s'adressant aux moines, il leur commente le texte de saint Paul sur la résurrection76: «La nuit s'enfuit, la lumière domine, l'aiguillon de la mort est brisé et il a été englouti par la vie. Ceux qui retournent au schéol77 pleurent et grincent des dents; et ceux qui vont au Royaume se réjouissent, exultent et dansent»78.
Et dans les Exhortatoria, Aphraate confesse sa foi: «Que devait Notre-Seigneur à la mort? Qu'avait-il emprunté au schéol? Tandis qu'il était vivant il
74)     Ap 20, 6, 14.
75)     D'autres auteurs essaient d'expliquer le schéol dans le sens historique ou moral. Par ex Isodad de Merv. Voici ce qu'il dit à propos de Dt 32,22: Parce qu'un feu, ce sont les Babyloniens, s'allumera dans ma colère et il les brûlera jusqu'à les faire descendre au plus profond du schéol qui est Babel. D'autres disent: le feu qu'ils allumeront ne brûlera pas seulement les villes et les maisons etc. mais ils brûleront jusqu'aux tombeaux des morts. C. Van den Eynde, Commentaire d'Isodad de Merv sur l'Ancien Testament, II, Exode-Deutéronome, Louvain, 1958. CSCO 179/Syr 81, p. 184. Cf. aussi p. 130, à propos de Nb 16,30. Et à propos du Ps 16,10, Isodad dit: Tu n'as pas abandonné mon âme au schéol, savoir: je fus immergé dans un abîme de tribulations comme dans le schéol. Et tu n'as pas laissé ton peuple, purifié de l'idolâtrie, voir la corruption par les mains de ses ennemis. Commentaire d'Isodad, VI, Les Psaumes, p. 141. Cf. aussi p.44, à propos du Ps 18,5-6.
76)1 Cor 15, 54-55. 77) Citation du Ps 9,18. 78)Dem VI, 6, p. 268,21-26.


était fort pour les rebelles et il les a réconciliés avec son Père. Il pénétra au schéol et en fit sortir ses captifs: il lutta avec le Malin, il le vainquit et le piétina; il mit le trouble dans son domaine et emporta ses possessions. Il brisa ses portes et cassa ses verrous; il enleva ses épines et les déposa sur sa tête (du malin). Il signa nos âmes par son propre sang et il délivra les captifs du puits de la prison. Il brisa la haie et le glaive, il emporta la malédiction et la cloua sur la croix. Ceux qui étaient dispersés, il les réunit; ceux qui s'étaient rebellés, il les pacifia»79.
Puis Aphraate cherche des modèles dans l'Ancien Testament pour les appliquer au Christ. Il compare Moïse et Jésus, les chrétiens et les Hébreux dans la célébration de la fête de Pâques. Eux ont immolé un agneau qui par son sang les délivra du dévastateur; nous, nous sommes sauvés par le sang du Fils élu des œuvres de la corruption que nous avons faites. Ils eurent Moïse pour les conduire, et nous avons Jésus pour nous mener et nous sauver. Pour eux, Moïse fendit la mer et les fit passer. Notre Seigneur divisa le schéol, il brisa ses portes pour y entrer. Il les ouvrit et traça la route devant tous ceux qui croient en lui80.
Son second modèle, c'est David. Le texte dit: «Ils ont percé mes mains et mes pieds, tous mes os se sont lamentés81. En effet, le Christ fut libéré du glaive, il rencontra le schéol; il redevint vivant et après trois jours il ressuscita»82.
Ananias et ses compagnons furent comparés au Christ. Il en est de même de Daniel. Ananias et ses compagnons connurent le feu et Jésus le schéol. Il est dit: «ils tombèrent dans la fournaise de feu. Quant à Jésus, il est descendu au lieu des ténèbres; il brisa ses portes et il fit sortir ses captifs. Eux sortirent de la fournaise indemnes et Jésus remonta vivant des ténèbres»83.
Daniel fut jeté dans la fosse aux lions, il fut délivré et remonta indemne de la fosse. Jésus fut jeté dans la fosse aux morts, il en remonta et la mort n'eut pas de pouvoir sur lui. Pour Daniel, la bouche du lion fut fermée; pour Jésus fut fermée la bouche avide de la mort84.
79)DemXIV, 31, p. 651,3-15.
80)     Dem XII, 8, p. 521, 24-523,7.
81)     Ps 22,17-19. Le texte cité est celui que nous lisons dans la pesitto.
82)     Dem XVII, 10, p. 809, 3-9.
83)     Dem XXI, 19, p. 977, 7-14. Cf. Dn 3,8-30.
84)     Dem XXI, 18, p. 973, 7-17. Cf. Dn 6, 11-24.

Au terme de cette communication, j'ai fait quelques allusions à Ephrem et je me suis arrêté un peu sur Aphraate. Mon but n'était pas de m'attarder aux pères syriaques, mais de montrer le substrat biblique sur lequel ils se sont appuyés pour parler de la descente du Christ au schéol chez les morts qui y séjournent attendant sa venue. J'ai insisté sur la notion de schéol dans l'Ancien Testament et j'ai commenté les deux textes principaux du Nouveau Testament qui montrent que la descente du Christ aux enfers fut en fait sa victoire sur la mort et les prémices de sa résurrection. En agissant ainsi, j'ai voulu montrer la source où ont puisé Ephrem, Aphraate et d'autres afin de présenter le mystère du salut.