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Le péché ou la chute de l’homme et
la problématique à notre Époque
Conférence réalisée à Beyrouth le
25.2.2002
Par l’Archimandrite Grigorios Papathomas,
Professeur de
Droit Canon à l’Institut de Théologie Orthodoxe “Saint Serge” de Paris
Je
suis heureux de me trouver ici aujourd’hui, parmi vous. Me trouver non
seulement parmi vous mais aussi sur une terre qui m’est très chère, comme pour
beaucoup d’autres d’ailleurs. C’est une terre qui a donné naissance à des
saints. C’était donc pour moi un rêve, depuis mon enfance, de venir au Liban
et, à vrai dire, c’était mon professeur de droit canon, Monseigneur Pantéléïmon
Rodopoulos, à un moment donné, doyen de la Faculté de Théologie de Balamand,
qui nous a parlé à plusieurs reprises de cet endroit et de ce pays. C’était mon
maître de la Théologie dogmatique, le regretté professeur Jean Romanidis, qui
nous a également parlé. Comme vous comprenez bien, j’attendais le moment et
cela faisait parfois partie de ma prière de venir ici. C’est alors ma première
visite ici, une visite de vénérer, parmi d’autres, la terre qui nous a offert,
je personnalise le lieu, un Saint Jean de Damas qui est le protecteur de la
Faculté de Théologie de Balamand ; mais aussi, c’est un autre saint
également, Saint Jean Chrysostome qui a vécu dans cet endroit et à Antioche.
Voilà je suis là depuis quelques jours, et cela constitue encore pour moi une
vénération aussi pour l’Église d’Antioche, ce Patriarcat d’Orient, comme on
l’appelle dans le langage de droit canon. C’est une Église patriarcale locale,
une église qui est très ancienne et qui a donné un témoignage christique à travers les siècles, un
témoignage de la vérité, un témoignage de l’expérience vécue de l’Église.
Voilà en deux mots ce que je sentais et ce que j’attendais pendant vingt ans
avant de venir ici.
Je
vous remercie donc beaucoup pour l’invitation. Je suis invité aujourd’hui à
parler d’une question qui est tout à fait délicate. C’est une question qui nous
touche directement. À vrai dire, j’ai dû, dès le début, juste faire introduire
le sujet avant d’entrer dans le vif de notre sujet. Il y a en fait deux
choses : c’est le péché et la mort, qui mettent toujours, en situation
critique, le corps ecclésial. Autrement dit et théologiquement parlant
toujours, si on souhaite “connaître” — et si c’est permis de le dire ainsi — le
corps ecclésial d’un lieu, il faut poser deux questions communes : comment
affronte-t-il la question du péché et la question de la mort ?
Aujourd’hui, à partir du sujet proposé, nous allons parler sur le premier
aspect de ce double engin. Pour dire quelque chose sur les deux questions et
pour laisser le deuxième aspect peut-être pour une autre fois ou peut-être il
faut inviter un autre conférencier, …quelqu’un prochainement pour le traiter.
La clé pour ces deux grandes questions existentielles ou ces deux problèmes de
vie, ou tout ce que vous voulez, c’est la personne du Christ. Autrement dit, il
faut approcher ces deux grands problèmes par le biais de la personne du Christ.
Si
on utilise une autre manière et lorsque je dis “manière”, je signifie deux
pistes ou deux voies, soit la manière ou la piste religieuse, la piste des religions en général, soit la piste scientifique qui est bien la psychologie
ou la psychiatrie. Alors ces deux voies qui essaient, consciemment ou
inconsciemment, de remplacer la personne du Christ, qui essaient, sans le
dire, de trouver des solutions vis-à-vis de ces deux problèmes, [elles] arrivent
en fait d’ajouter, de provoquer beaucoup plus de problèmes au lieu de proposer
de solutions, et, à vrai dire, il s’agit d’un échec total. Je suis peut-être un
peu dur, mais je vais l’expliquer. La question — comme mon collègue Michel
Nseir vient de le dire —, c’est une question qui a pas mal troublé la théologie
ecclésiale à travers les siècles. Comme vous le comprenez bien, ce n’est pas
toujours facile dans le cadre d’une demi-heure ou quarante minutes de traiter
une telle question ambiguë et surtout lorsqu’il s’agit d’une question qui a
plusieurs interprétations. Alors là, je peux dire un seul mot pour ajouter un
caillou à la phrase que Michel a choisi pour introduire la question, qu’une question théologique est d’abord une
question herméneutique.
En
disant cela, j’ai déjà touché la réponse, c’est-à-dire, si la problématique que
nous proposons ou l’herméneutique que nous proposons, n’est pas une théorie, ce
n’est pas une idéologie, mais s’il s’agit de la personne du Christ, là on peut
vraiment trouver le fil d’Ariane pour arriver à dépasser l’impasse que la
condition humaine nous impose aujourd’hui, comme à toute autre époque. Pour
enter donc dans le vif de notre sujet, j’ai choisi quelques éléments d’un Saint
qui a vécu pas très loin d’ici, juste sur le Mont Sinaï au monastère de Sainte
Catherine. C’était Saint Grégoire le Sinaïte qui est un saint du XVe siècle,
et les années de sa mort coïncident avec les années de la chute de Constantinople,
juste pour le placer historiquement. Là, il a dit une phrase qui m’a beaucoup
impressionnée et qui m’a donné l’élan de chercher et de choisir en fait le
sujet d’aujourd’hui. Sa phrase est la suivante. Il dit : « Si nous ne savons pas dans quel état Dieu
nous a faits, nous ne pouvons jamais savoir ce que le péché a fait de nous »
(P. G., 150, 1253). On propose donc
comme piste, proche de cette question, comme solution ou comme perspective, si
vous le voulez, de voir d’abord et de commencer par la création du monde,
c’est-à-dire la situation de l’homme avant sa chute. Pour pouvoir ensuite bien
comprendre ce qui s’est passé par le biais du péché originel, c’est-à-dire la
chute, et ensuite voir la situation qui existe, qui nous conditionne
aujourd’hui. J’ai donc fait un petit choix des quelques éléments qui nous
aiderons à suivre les étapes historiques de cette situation. Vous allez voir
dans un petit récit la vision patristique des choses. Ce sont, tout juste,
trois petits paragraphes. J’ai gardé dedans tous les éléments qui sont en fait
des éléments constitutifs pour l’approche de notre sujet et cela va nous aider
à éclaircir la question d’une façon tout à fait simple, compréhensible,
j’espère, pour tout le monde, mais qui donne en même temps tout l’essentiel de
la question d’aujourd’hui.
Alors
en quelques mots, Saint Grégoire le Sinaïte nous dit que du fait même de sa
nature, l’homme possède une caractéristique essentielle : il dispose
certes d’une certaine chaleur, mais il ne peut la renouveler en permanence et,
s’il la perd, ne peut la remplacer de lui-même. Autrement dit, si un homme
demeure sous l’action du froid, il perdra peu à peu sa chaleur, gèlera et
mourra, sauf si un élément extérieur intervient. C’est-à-dire s’il reçoit de
l’aide et renouvelle sa chaleur grâce à une source, une existence différente, extérieure, autre que la sienne.
Ce qui peut se produire si, par exemple, il se met au soleil ou s’approche
d’un feu. Entre ces deux existences (celle de l’homme, d’une part, et celle du
feu, de l’autre), il existe une différence : de par sa nature, l’une dispose de chaleur (créé), tandis que l’autre est
chaleur en soi (incréé).
Il
donne déjà ici les caractéristiques du contact, d’un rapport, d’une relation,
comme vous l’avez compris, entre l’homme et cette “source” mentionnée ici.
Michel a dit tout à l’heure qu’il s’agit d’une “source existentielle”.
Mais
la perspective de cette vision ne s’arrête pas là. Supposons donc que, dans une
chambre, se trouve un foyer de chaleur (par exemple, une cheminée) qui
fonctionne sans interruption. En un point quelconque de la chambre, près de la
porte, se tiennent un homme et une femme. Ceux-ci, bien qu’ils ne se soient pas
encore approchés du feu, ressentent déjà l’effet de sa chaleur ; cela
signifie qu’ils se trouvent déjà en relation avec le foyer, qu’ils ont part à
son énergie et ainsi qu’ils partagent, communient à ce que le foyer possède
intrinsèquement (une chaleur infinie) et dont ne dispose pas leur propre
existence. Cependant, ici, se pose la question du libre-arbitre humain. En
effet, l’homme a la possibilité de dire librement “oui” ou “non” à la relation
en question, de l’accepter comme bien de l’interrompre. Il ne dépend donc que
de lui de s’approcher ou de s’éloigner du feu.
Si
donc, nos deux personnages, l’homme et la femme, refusent la relation avec le
foyer de chaleur (parce que, par exemple, ils estiment que leur chaleur ne
court aucun risque ou encore parce qu’ils sont affectés de ne pas posséder ce
que possède le foyer), ils s’en éloignent, ouvrent la porte de la chambre et
sortent. Dehors, cependant, la réalité à laquelle ils sont confrontés est l’absence de foyer. Il gèle. Nos
personnages, pour la première fois, tombent malades ; leurs organismes
s’altèrent, se dégradent. Et, lorsqu’ils donnent naissance à des enfants, ils
le font là, dehors, et ils transmettent à leurs enfants ce qu’ils ont : un
patrimoine génétique altéré par la maladie. Le mode d’existence hors de la chambre porte donc en lui, non
seulement l’aliénation, la dégradation (fqorav), mais aussi l’absurde
et l’injuste.
Alors,
c’était jusque là toutes les notions patristiques que je vous ai présenter
pour dessiner ce petit chemin en trois étapes qui correspond à ce que nous
avons vécu, en fait, dans la Bible. C’est-à-dire si, à présent, nous entendons
Dieu à la place du feu, le paradis à la place de la chambre, la dégradation et
la mort à la place de la maladie, il semble alors que notre exemple parvient à
illustrer de manière satisfaisante (compte tenu de tous les manques que recèle
tout exemple) comment l’Église orthodoxe conçoit la situation d’avant la chute, le péché originel, la chute et la
condition humaine après la chute.
En
espérant que l’exemple cité n’était pas difficile à suivre, étant donné que
cela nous fait référence directement à ce que nous connaissons déjà par la
Genèse et par l’Ancien Testament, il y a ces trois aspects, qu’on souhaite
développer ici. Ce que nous savons, si vous voulez, c’est que lorsque l’homme
dans la chambre de notre exemple, c’est-à-dire dans le paradis, il était en
relation avec une source, il était un être différent, une existence différente
par rapport à Lui qui était sa source, c’est-à-dire Dieu était la source de sa
vie, d’où il provenait existentiellement. Cela était la première
caractéristique de la situation qui existait avant la chute de l’homme. Il est
très intéressant de souligner ici que l’existence de l’homme depuis le début
était une position de dialectique avec son créateur, c’est-à-dire avec Dieu
lui-même, le Créateur. Or il n’y avait pas de confusion de quoi que ce soit.
L’homme, depuis le début, juste après sa création, était libre, c’est-à-dire,
il était un être autre que Dieu le Père. C’est cela ce qui est intéressant ici,
étant donné que cet élément récapitule l’ensemble de la problématique
patristique pour donner réponse à la question que nous traitons aujourd’hui. On
insiste sur le fait que la source de sa vie était une existence comme lui,
existence différente, étant donné qu’il était à son image et à sa ressemblance.
La
deuxième chose qu’on trouve dans l’exemple : avant la chute, l’homme
concret dispose de chaleur tandis que Dieu, c’est-à-dire la “source”, était chaleur
en soi. Or c’est le deuxième élément qui conditionne les rapports et la
relation entre Dieu et l’homme. Ces deux éléments sont très importants pour
suivre et comprendre ce qui était, ce qui suit, ce qui a suivi par la suite.
Alors, vous vous souvenez, l’homme, c’est-à-dire l’homme et la femme, étaient
dans le paradis, ils étaient déjà en relation avec Dieu, le créateur, d’une
manière que nous ne connaissons pas vraiment — étant donné que l’existence
était différente avant la chute, l’existence humaine, je veux dire, par rapport
à l’existence que nous avons aujourd’hui, on ne sait pas —, mais, au
contraire, on sait très bien, que lorsqu’ils étaient dans la chambre, ils
sentaient déjà la chaleur de la chambre, même s’ils n’étaient pas très proches,
même s’ils n’étaient pas en pleine communion avec Lui.
Il
existe également un autre élément qui concerne la liberté que nous venons
d’évoquer tout à l’heure. C’était la question que la Genèse pose, que Dieu
Lui-même a donné la possibilité du libre-arbitre humain. Il y avait un
choix : de dire, “oui” ou “non”, autrement dit, de rester, d’après notre
exemple, dans la chambre, “le paradis”, ou de sortir. Je souhaite ici ouvrir
une parenthèse pour poser une question qui concerne directement — je ne sais
pas combien d’entre vous, vous l’êtes — de pères ou de mères de famille. Alors
là, il y a une question que les Pères posent : Dieu, lui-même, ne savait
pas d’avance qu’est-ce qu’allait se passer par la suite ? Dieu ne
pouvait-il pas prévoir que l’homme allait choisir comme libre choix de sortir
du paradis ? La réponse est claire. Si, il le savait. Et il le savait
bien. Mais cette constatation fait naître une autre question, l’autre question
qui suit, qui provient d’un esprit rationaliste que nous possédons : Pourquoi
Dieu n’a pas empêché alors les deux personnes humaines de sortir du
paradis ? Les Pères disent qu’Il le savait bien, ce que l’homme allait
choisir par la suite, mais Il l’a laissé libre d’agir et c’est justement cela
la vraie liberté. En d’autres termes, Dieu, dès le début jusqu’à la fin, il
l’affrontait, il envisageait l’homme comme un être différent, comme une
altérité, pour utiliser un terme du langage théologique, un être différent à
Lui, il le laissait totalement libre. Alors, il le savait et il espérait bien,
que, en étant libre, il pouvait un jour, en étant très loin de lui et en dehors
de la chambre (avec la cheminée) de sentir ce qu’il a fait en réalité et de
sentir surtout ce qui lui a manqué et d’exprimer la nostalgie de revenir vers
cette Personne qui était sa “source existentielle”. Voilà la réponse-clé pour
notre question du péché ou de la chute humaine.
Pourquoi
j’ai essayé de lier cela avec le père ou la mère de la famille ? Parce
qu’il y a une tendance chez tous les parents, pères et mères, de manipuler la
liberté de leurs enfants. C’est pour cela qu’ils ne laissent pas l’enfant
d’agir, mais ils souhaitent faire passer les idées que les parents ont pour cet
enfant, la vision que les parents ont pour leur enfant. Les Pères de l’Église utilisent
cet argument, ce moment si vous le voulez, de la dialectique entres les hommes,
et entre Dieu et l’homme, pour donner un exemple, pour donner un modèle aux
parents de savoir qu’en étant des parents, ils ont une responsabilité vis-à-vis
de leurs enfants, mais derrière et à côté d’eux, il y a aussi Dieu qui
gouverne, qui voit et qui observe la vie aussi des enfants, car il s’agit des
créatures comme bien les parents le sont. Il ne faut donc pas beaucoup
angoisser et surtout, c’est cela le problème théologique ici, il ne faut
surtout pas supprimer la liberté des enfants. Pour l’Église, ce n’est pas l’âge
de dix-huit ans, et là je vais peut-être vous scandaliser, ou de vingt et un
ans qui donne le droit pour une capacité juridique, comme l’on dit dans notre
société de droit, à l’être humain. Pour l’Église, c’est l’âge de douze ans. Or
les parents, s’ils le veulent, ont la responsabilité jusqu’à l’âge de douze ans
mais pas après. Je ne dis pas cela pour enlever des responsabilités ou
désintéresser un souci parental, mais je le dis plutôt pour ne pas être angoissés
et cela dans une perspective pédagogique.
Je
ferme la parenthèse et je reviens à une question que l’Occident, par le biais
de la philosophie occidentale, avait posée au XIXe siècle, à la théologie
ecclésiale : Dieu est omni-puissant, comme l’on dit, comme une de ses
caractéristiques et de ses qualités. Est-ce que Dieu, en étant omni-puissant,
peut faire une pierre si grande, laquelle par la suite il n’arriverait pas à
enlever ? Si on dit “oui”, c’est-à-dire, si on dit qu’il peut créer une
pierre en étant omni-puissant, comment ensuite arrivera-t-il à ne pas enlever
cette pierre, et donc il n’est pas par définition omni-puissant. Mais si, au
contraire, on dit dès le début que Dieu n’arrive pas à créer une pierre si
grande qu’il ne peut pas par la suite enlever, donc il n’est plus
omni-puissant. C’est Dostoïevski qui a répondu à cette question. Ce philosophe,
qui avait, ou plutôt qui était inspiré par la théologie, avait répondu :
oui, Dieu peut créer une grande pierre laquelle, ensuite, il ne peut pas
enlever ! Quelle était cette pierre ? C’était la liberté de
l’homme ! C’est justement cela la grande pierre que Dieu a créée et
ensuite il ne peut plus enlever…
Par
ailleurs, de nos jours, nous voyons encore la conséquence juste et le résultat
de cet éloignement de l’homme. En effet, l’homme était dans un endroit que nous
appelons le “paradis”, le “jardin” où il y avait plusieurs choses. Mais ce
jardin était beau uniquement en raison de la présence de Dieu. Autrement dit et pour retrouver l’exemple
initial, c’était la présence de foyer, de chaleur existentielle qui faisait
vivre l’homme. C’est que l’homme au fait, à vrai dire, ne patientait. Il
croyait que s’il s’éloignait, il pouvait peut-être faire autre chose. C’est
justement là si vous voulez que surgit la tentation
de la liberté…
De
même, nous pensons toujours à un domaine qui est à côté, qui va avec :
c’est la liberté qui va de pair avec la communion : la communion avec les
autres personnes. On se demande toujours si, avec la liberté que nous avons
définitivement, que nous possédons déjà, nous allons créer des ponts avec des
autres êtres, si nous allons créer des communions avec les autres êtres. Dans
ce cas-là, on ne perdra pas notre liberté. C’est cela la tentation que chaque
être humain subit ; et là, le grand problème qui arrive, c’est toujours
que la grande majorité ou une grande partie des hommes préfèrent rester libres
sans avoir la communion. Il y a d’autres qui passent vers la communion, mais
ils ne souhaitent pas comme ils disent, perdre cette liberté. Car si on veut
créer une communion, on est invité à vivre en communion. Et lorsque je dis
communion, communion peut être le mariage, communion peut être la vie
monastique, dans le cadre d’un monastère cénobitique, et je souligne le mot
“cénobitique”, parce que dans un monastère, comme l’on dit, si quelqu’un vit
seul tout en ayant, p. ex. chassé les autres moines, cela ne présente pas la
vie de la communion. Alors, dans ce cadre, nous approchons, nous allons vers
la perspective de la communion, mais on n’est pas près de “sacrifier” notre
liberté, en considérant la liberté comme un abri qui protège notre “ego”,
comme on dit en grec, c’est-à-dire notre être qui veut absolument être
indépendant de tout être. Mais il n’y a pas de personne, si elle s’élance vers la perspective de la communion mais
elle perd la liberté.
Le
paradoxe est que, par le biais de cette communion, on trouve également la
liberté “perdue”. Je ne veux pas insister là, seulement je veux dire une chose
que St Grégoire de Nysse dit une fois pour toute : Ce qui est très
intéressant pour nous c’est la liberté, mais de quelle liberté nous parlons
ici, c’est-à-dire que l’homme a choisi de sortir en fait de la chambre, du
paradis, mais, dans ce cas-là, c’est une liberté
négative. Pourquoi ? Parce que la liberté positive, dit-il, était de
rester près de la source qui nourrissait, qui illuminait l’homme. Or St
Grégoire fait la distinction entre liberté
positive et liberté négative. Il
considère comme vraie liberté uniquement la liberté
positive. Je donne un exemple. Juste un exemple tout à fait commun de
notre quotidien pour comprendre ce que veut dire “liberté positive” et ce que
veut dire une “liberté négative”. C’est le cas du suicide : chacun est
libre de faire ce qu’il veut dans la vie, mais si quelqu’un adopte le suicide,
c’est parce qu’il ne connaît pas la liberté. Parce qu’il ne peut pas dire que
je suis libre et que je peux faire tout ce que je veux et donc mettre fin à ma
vie. C’est une liberté négative et donc l’homme à vrai dire, n’est pas libre
dans ce sens. Mais je ne veux pas insister beaucoup ici, parce qu’il y a
d’autres aspects à voir et peut-être à la fin ou peut évoquer toutes ces
questions pour les développer. Continuons alors.
Vous
vous souvenez de la suite : l’homme à choisi de sortir (il sort de la chambre,
il sort du paradis) dans notre exemple, mais là, ce qu’il rencontre, lorsqu’il
est sorti, il refuse, en pratique, la relation avec sa source existentielle. Il
était libre de le faire, et donc il l’a fait, il sort. Mais là encore, il y a
aussi un autre aspect très important et très intéressant pour notre vie, pour
comprendre ce qui suit par la suite. Au dehors, ce qu’il rencontre, c’est le
froid ; il gèle, etc… Là, il faut dire une chose qui est très importante
pour nous. Nous approchons notre foi parfois et nous vivons quelque chose d’une
manière manichéiste, c’est-à-dire : le bon et le mal, le bien et le
mauvais, autrement dit, nous considérons que l’homme lorsqu’il est sorti,
c’était la peine qui l’attendait ; c’était la sanction, la pénalisation
pour ce qu’il a fait. Nous, lorsque nous refusons la possibilité d’une
communion ce qui suit par la suite, c’est l’absence
de la personne, c’est l’absence de ce
que nous a été offert ou de ce qu’il a été en train de nous être offert comme
une possibilité existentielle… Vous vous souvenez dans l’Histoire, du phare
d’Alexandrie qui indiquait le chemin à beaucoup de monde et de marins. C’est
cela que l’homme a perdu, le sens de l’absence de la personne.
Alors,
on nous dicte un dernier élément pour finir l’analyse de cette petite histoire.
Le mode d’existence hors de la
communion portait aussi l’aliénation, mais portait également la dégradation.
Cela veut dire que l’homme, en s’éloignant de Dieu, il a subi des conséquences
qui étaient tout à fait visibles par la suite. Ce qui était bizarre, c’était
que Adam et Eve ne sont pas arrivés à les voir tout de suite, mais ils l’ont vu
avec l’événement que nous connaissons tous. C’était lorsque Caen a attaqué Abel
et il l’a tué. Or la première conséquence du péché originel, de la chute était
la mort, et cela n’est pas de tout point de vue visible dans le récit. On ne
peut pas comprendre tout de suite la chose suivante. Comme les parents aiment
beaucoup leurs enfants, lorsqu’ils ont vu Abel mort, c’est-à-dire d’une manière
étrange qui était pour eux une première expérience, ils n’arrivaient pas à
comprendre ce qui s’est passé et essayaient
de le garder auprès d’eux par amour — comme en Égypte on fait avec les
momies… Mais il y a là un problème ; il y a la dégradation que la personne
ou le corps humain subit lorsque l’homme devient mort et tout d’un coup, celui
qui était très aimable jusqu’à ce moment-là, on a acquis envers lui le
sentiment de l’éloigner. Ce qu’en fait ils ont provoqué vis-à-vis de Dieu, ils
l’ont subi eux-mêmes. Ils se sont donc éloignés eux-mêmes de leurs enfants
qu’ils aimaient beaucoup. C’est justement là que la conséquence est visible
pour l’homme. C’est pour cela que je vous ai dit, au début, que le péché et
ensuite la mort, sont deux éléments, deux choses qui montrent bien la question
que nous traitons, c’est-à-dire la chute de l’homme, etc… Ce sont deux éléments
qui vont de pair… Cet élément conditionne aussi d’une manière critique toutes
les communautés ecclésiales à travers les siècles et donc nos communautés
ecclésiales aujourd’hui… (Voilà, je vois le temps qui passe derrière moi).
Là
je souhaite qu’on examine un peu cette conséquence ainsi que sa suite. En
effet, l’homme trace depuis lors un cheminement
autonome, un cheminement indépendant, autrement dit, un cheminement sans
impasse et cela en réalité a duré longtemps. Commençons dans une société,
comme p. ex. le Liban, où il y a une multitude d’expériences sociales,
plusieurs civilisations et plusieurs religions. Je peux dire une chose : à
partir de l’époque d’Adam, l’homme a procédé à plusieurs interprétations, à
plusieurs efforts d’affronter la question du péché. Lorsqu’on dit “du péché”,
cela signifie la conséquence de la “question de la mort” qui demeure sans
issue. En fait, avec beaucoup d’effort, l’homme a échoué dans cette
perspective, car il n’a pu donner ni réponse et ni solution à cette question.
Et c’était dans ce contexte que nous voyons l’apparition de plusieurs
religions. Il s’agit des religions qui existent encore de nos jours. Nous
sommes en effet aujourd’hui héritiers d’un passé qui nous présente plusieurs
religions. Alors, la religion dans ce cas n’est autre qu’un effort d’interprétation
de cet événement précité et de l’affronter ou de trouver une solution. Mais le
fait que, depuis le début, ces religions se multiplient, montrent bien que
l’homme tout seul se trouvait dans l’impossibilité de donner réponse à cette
question.
C’est
alors dans ce contexte que se place l’incarnation du Christ. Il faut le dire,
c’est Dieu lui-même le Créateur qui a vu, à travers les siècles, que l’homme
cherche en dehors de Lui et sans Lui la solution et il la cherchait de
plusieurs façon, mais sans aboutir vraiment. Il suffit d’avoir la possibilité
d’étudier toute la littérature de l’Antiquité et d’approfondir bien, comment
l’homme cherche, pose des questions, mais sans avoir des réponses. La
philosophie est la première parmi d’autres à essayer de donner des réponses
existentielles. Or après l’incarnation du Christ, nous avons une autre
démarche, d’une autre manière et d’un autre point de départ.
Autrement
dit, la clé pour répondre à cette question du péché et à cette situation de
l’homme, comme on l’a dit au début, c’est la personne du Christ. Alors, je
clarifie un peu pour faire comprendre mieux ce que je veux dire. J’ai une
expérience — peut-être vous l’avez vous aussi —, lorsque j’entre dans l’église,
je vois une chose qui me frappe beaucoup : je vois des personnes qui ne
sont pas en joie. Pourquoi en joie ? Parce qu’ils sont dans la divine
liturgie, où la personne du Christ se manifeste, en pleine communauté et en
pleine communion avec nous. Et il est là incarné pour nous faire sortir de
l’impasse, pour nous ramener à la …cheminée initiale !… La divine
liturgie pour nous ce n’est pas un simple événement qui peut éloigner de nous
toutes ces choses qui nous gênent, même les péchés. Il y a des personnes à
droite et à gauche qui restent enfermées en elles-mêmes et ils n’essaient pas
de voir ce qui se passe dans cet événement unique de notre vie.
Là,
c’est une question de la participation et d’approche de la manifestation
incarnée du Christ. Ces personnes ne restent pas axées dans la perspective que
Jésus-Christ nous invite à suivre. Vous vous souvenez, tout le temps pascal que
nous allons fêter bientôt, c’est un temps qui montre l’essence du problème.
Sans honorer les péchés et sans donner la priorité aux péchés (ce n’est pas ça,
sauf si on déplace l’épicentre), on est invité à suivre le chemin pascal que
Dieu incarné a tracé pour nous. Le mode d’existence patristique que nous
connaissons par le biais de l’expérience de l’Église sait ce que veut dire du
péché. Le péché n’a pas la même valeur ou la même force comme il avait avant
l’incarnation du Christ et surtout avant sa résurrection. Pour commencer
justement par son étymologie, le mot aJmartiva (hamartia) en grec signifie que je fais un effort pour toucher une
cible qui est en face de moi. Et donc aJmartavnw (hamartanô), le verbe, veut aussi dire que je fais un effort et, en
réalité, j’ai échoué. Mais je ne reste pas dans la situation de l’échec. Je
recommence, je fais un deuxième effort, je fais un troisième effort, je fais
un quatrième effort… Combien de fois je peux le faire ? Jésus-Christ nous
dit …77 fois, pas seulement …7 fois ! Or la notion du péché se relativise
dans la lumière de la perspective pascale et de la résurrection, c’est-à-dire
que je me présente devant Dieu et je Lui dis, j’ai fait mille efforts et j’ai
échoué. Alors, tout d’un coup, ce qui était, ce qui posait un problème à
l’homme jusqu’à l’incarnation du Christ, maintenant ce qu’on appelle péché n’a
aucune valeur déterminante, si vous voulez, qui peut conditionner notre vie.
Mais
là encore, on peut dire que nous avons un petit problème. Nous avons jusqu’ici
touché la piste de religions en disant qu’elles ont, dans le fait, échoué. Tout
récemment, il y a une autre piste qui a fait apparition, c’est la piste
scientifique. C’est encore là une responsabilité qui revient à nous, disons les
ecclésiastiques ou ceux qui assument la paternité spirituelle. En effet,
lorsque les personnes qui se trouvent dans l’église approchent les prêtres dans
le cadre de la confession, elles les approchent avec une conscience de
culpabilité. C’est parfois la structure de la vie ou la structure des règles de
la société, tout ce que vous voulez, qui demandent un comportement précis et
encadré dans l’ordre du commun. Au sein de la société même les parents p. ex.
font systématiquement cela vis-à-vis de leurs enfants : “Tu as fais ça, pourquoi tu as fait ça ?
Tu es un bon garçon ? Tu n’es pas un bon garçon !”. Vous voyez
le mécanisme qui sort tout de suite, il ne faut pas être mauvais, il faut être
à tout prix bon. Qu’est-ce que cela veut dire “bon” ou “mauvais” ? Selon
quel critère ? Quel est le fondement ecclésial de ce Manichéisme ?
Cette condition consciemment dramatique provoque une conscience de culpabilité
qui fait apparaître le besoin de la psychiatrie ou le besoin de psychologue. Or
je peux le dire ouvertement que, nous, les prêtres, nous avons pas mal
travaillés pour orienter plusieurs personnes vers les psychologues ou les
psychiatres. Pourquoi ? Et bien parce qu’on n’a pas pu donner l’aspect
existentiel ou le dépassement existentiel plutôt et ecclésial que les
impasses de la vie ou du péché ou de la mort ont imposé sur l’homme
contemporain. C’est ce que chaque être, chaque personne attend de nous. Et
nous, nous n’avons pas pu correspondre à ses attentes !…
Qu’est-ce
que nous avons fait ? Nous avons présenté ou plutôt cultivé un aspect juridique de la vie. L’archimandrite Sophrony fait ici une
constatation très intéressante : « Il est plus difficile de
développer en soi une certaine capacité de discernement que de se fixer des
règles. Le défaut des règles bien définies est d’apaiser la conscience de ceux
qui peuvent les observer ». La praxis juridique revêtue d’une apparence
ecclésiale fonctionne au détriment du corps ecclésial. La conséquence était
alors que les personnes ont quitté cette notion de paternité spirituelle et
elles se sont orientées vers d’autres voies qui semblent existentiellement
plus efficaces pour elles, si vous voulez d’une manière ou d’une autre — plus humaines,
en tout cas plus proches à eux. Là, c’est un problème tout à fait particulier,
c’est pour cela que la “question du péché” devient une question délicate. De
nos jours, il faut dire la vérité, — et je vous exprime plutôt la réalité de la
Grèce où je suis né —, on ne voit pas beaucoup de personnes qui vont à la
confession ! Et parfois je me dis, heureusement. De même, les gens ne vont
pas non plus chez les psychologues ou les psychiatres. Je vous parle de la
réalité helladique qui n’est pas du
tout la réalité de l’Europe occidentale. Je dis heureusement, car je constate
là une réaction orthodoxe du peuple
qui peut l’être encore, qui garde cette exigence de ce qu’il attend de l’Église
et comme il ne le voit pas, il n’approche pas.
Il
y a encore beaucoup de choses à dire, mais le temps est presque terminé. Avant
de finir, je vais donner deux exemples pour élargir encore la perspective de
notre approche, parce que c’est une question vraiment très large et surtout
très délicate.
Premier exemple. Vous vous rappelez ce
qui s’est passé lorsque Dieu a posé la question à Adam : « Adam,
Adam, qu’est ce que tu as fait, pourquoi tu as mangé de ce fruit ». Il a
dit : « Non, pas moi, je n’ai pas mangé de ma propre volonté, c’est
ma femme qui m’a donné ». Cela veut dire en fait que “ce n’est pas moi qui
suis le responsable de cela, c’est Eve”. On constate tout un déplacement, un déplacement de la responsabilité
personnelle. Cela c’est très important pour nous. Le péché commence
justement par là. Autrement dit, il s’agit d’un déplacement qui tente de
charger l’autre d’une part, et, d’autre part, cela signifie que c’était Eva qui
est responsable et, par extension, “toi-même, Dieu qui a créé la femme”. Alors,
Dieu se tourne vers Eve qui est à côté d’Adam et pose la même question à
Eve : « Eve, pourquoi tu as mangé ? ». Eve répond de la
même manière… Elle avait un bon maître, son mari à son côté et elle dit :
« C’est le serpent qui m’a proposé… Ce n’est donc pas moi, c’est le
serpent qui est responsable »… Et, par extension, “toi-même, Dieu qui a
créé le serpent”. Alors, comme vous voyez bien, tout d’un coup, il y a un déplacement en chaîne qui montre bien
qu’il y a un manque flagrant de mûrissement spirituel… Si vous pouvez discerner
la mentalité qui domine dans nos communautés ecclésiales, vous constatez
facilement cela…
Deuxième exemple. Je vous donne un
autre exemple et je m’arrête là. C’est un exemple qui montre la perspective
tout à fait contraire. Il existe un livre qui s’appelle “Gerontiko;n”, où il y a des expériences ascétiques
et monastiques de Pères. Là, si j’ose dire, cet exemple amène jusqu’au bout la
responsabilité qui manquait d’Adam. Le “Gerontiko;n” nous raconte qu’il y avait deux
moines en Égypte qui sont partis de Thébaïde en Alexandrie acheter des choses
pour leur monastère. Ils sont restés pas mal de jours pour acheter, rencontrer
des personnes, etc. À Alexandrie, pour gagner du temps, les deux moines au
matin se dispersaient, pour partager et faire des travaux, et, le soir, ils se
retrouvaient pour voir ce qui restaient pour le lendemain, et ainsi de suite…
À un moment donné presque à la fin de leur séjour, l’un d’eux, le soir quand il
rentre, il dit à l’autre moine : « tu sais, nous avons presque
terminé tous les travaux, mais moi je ne reviens pas au monastère ».
L’autre lui a dit : « Mais, pourquoi ? ». Le premier lui a
dit : « J’ai fait quelque chose très grave ». L’autre a
dit : « C’est-à-dire ? ». « J’ai subi une tentation et
j’ai eu une relation sexuelle avec une femme, et donc, étant moine, je ne peux
pas revenir au monastère, parce que, premièrement, je ne serai pas accepté
et, deuxièmement, cela c’est incompatible avec la qualité du moine. De plus,
l’higoumène réagira très violemment à cause de mon péché »… Tout à coup,
l’autre répond de la manière suivante qui montre l’intelligence, l’amour et —
ce qu’on vient de dire — le “mûrissement spirituel”, ce qui manque aujourd’hui
aux Chrétiens : « Tu sais, j’étais en train de te dire que moi aussi
j’ai fais la même chose, mais cela ne m’empêche pas de revenir au monastère
quand même »… L’autre a tout de suite pris du courage et il a dit :
« Mais qu’est ce qu’on va faire ? ». L’autre répond :
« Ne t’inquiète pas, je vais être le premier à voir l’higoumène et lui
dire en premier ce que j’ai fait et après tu entres toi, comme deuxième, pour
lui dire aussi ce que tu a fait ».
En
arrivant au monastère, ils demandent tous les deux à voir l’higoumène. C’était
le premier qui n’a rien fait, qui entre voir l’higoumène et il créa une
histoire imaginaire en la présentant comme vraie. Cette histoire a mis l’higoumène
en colère puis il lui a donné une sanction canonique de six mois, d’une année…
Le moine a dit : « Je l’ai fait, j’assume la
responsabilité ! »… Et il est sorti. Le deuxième moine entre et il
dit pratiquement la même chose… L’higoumène a réagi de la même manière… Le
temps passe : un mois, deux mois, trois mois, quatre mois, six mois et
donc tous les deux, les deux moines, ont subis le même canon pour le même (!) acte qu’ils ont fait. Et c’est justement là,
d’après le récit du “Gerontikovn”, que Dieu a trouvé le moyen de se
révéler à l’higoumène pour lui dire qu’il a fait une injustice, étant donné
que c’était un moine qui a fait ce qu’il a dit, pas l’autre. Cela a paru très
bizarre pour lui et il a invité les deux moines. Alors, c’est là que
l’higoumène a affronté une réalité qui était inimaginable. Le moine en
question, qui n’avait rien fait, insistait et il disait : « Mais non,
moi aussi j’ai fait ce que je t’ai dit ». Il prétendait l’avoir fait même après la révélation, vous voyez,
pour assumer jusqu’au bout le péché de l’autre frère, d’autrui, pour l’aider
et pour le sauver. C’est cela le mûrissement spirituel et c’est cela en fait
qui l’a sauvé. Toute la communauté a su juste après ce qui s’etait passé et
vous ne pouvez pas imaginer la joie de cette communauté, qui a eu, à cause de
cet événement. Un frère était sauvé.
Pour
nous, devant cette question qui nous a été bien présentée par le biais d’une
piste patristique, il y a un autre pas que l’Église nous propose : c’est
d’assumer les péchés de l’autre. Non seulement de refuser en fait ce que nous
faisons et de le mettre, de l’accorder à l’autre, mais assumer les péchés de
l’autre et en réalité c’est que Jésus-Christ a fait pour nous… De cette manière
patristique, nous sommes invités de suivre notre cheminement qui est tout à
fait difficile, mais qui nous est, jusqu’à la résurrection, commun !… Je
vous remercie beaucoup.
Questions
1- Merci père
pour cet exposé. J’ai bien aimé l’exemple de Saint Grégoire le Sinaïte. Mais
pour suivre votre exposé un peu plus loin, vous avez parlé rapidement d’une
approche juridique quand vous avez pris l’exemple de la Grèce et c’était
rapide. Je dois vous dire que dans notre pays, cet aspect est assez prédominant
parmi les Chrétiens orthodoxes, je ne sais pas si c’est une éducation assez
influencée par les Catholiques souvent et par une certaine approche du péché
dans le sens de la comptabilité des péchés d’une part et de la direction
spirituelle d’autre part. Nous rencontrons cela souvent et surtout dans
l’éducation des jeunes. Je ne sais pas si c’est le moment, mais je voudrais
vous demander de parler un peu plus d’une approche orthodoxe devant l’idée du
péché que les gens se font ici. De l’approche que vous avez déjà dite sur la
personne du Christ et la relation de communion avec les autres.
@ Merci beaucoup pour cette question. Il est
vrai qu’on comprend parfois Dieu comme un juge inflexible, c’est-à-dire qu’on a
fait quelque chose, qu’on a commis un péché, etc… et ainsi il faut s’attendre à recevoir une sanction. Et j’ai cité tout à
l’heure la notion de “conscience de culpabilité” qui caractérise beaucoup de
Chrétiens en général. On peut facilement comprendre que l’exemple de la
chambre ci-dessus mentionné expose, dans l’optique patristique orthodoxe,
certains paramètres de l’aventure originelle, lesquels, encore récemment,
étaient l’objet de diverses interprétations qui, quoique étrangères à l’esprit
de l’Orthodoxie, ont, dans l’univers orthodoxe, nourri, théologiquement
parlant, les générations des dernières décennies. De telles interprétations
présentaient donc Dieu comme un juge inflexible veillant, avant toute autre
chose, à ce que ses lois soient respectées, concevaient les conséquences de la
chute de l’homme comme un châtiment infligé par ce Dieu vengeur, entretenaient
la conviction que les descendants d’Adam héritent de sa culpabilité et que,
pour cette raison, ils subissent à leur tour un juste châtiment. Dieu donc
n’est pas un juge de même que les saints canons n’existent pas pour juger ou,
beaucoup plus, pour sanctionner l’homme en état de chute… Lorsqu’on a une
approche juridique de péché, lorsque nous participons à la confession de cette
façon, ils nous disent quelque chose aberrante, et j’ai vécu cela et je peut
donner des exemples : Il y a des personnes qui viennent, qui disent
quelque chose et elles disent à la fin, est-ce qu’il y a une sanction canonique
pour moi ? Je dis “…non, pas spécialement, pourquoi une sanction
canonique ?”. “Mais, comment non, j’ai fait pas mal de choses”. Je
dis : “non, Dieu, le Christ t’accepte comme tu es, il te pardonne”. Elle
part et elle n’est pas contente du tout, parce qu’elle attendait une sanction,
elle attendait une peine canonique et cela correspond à une notion de
culpabilité aveugle. Autrement dit, il y a une correspondance entre la
conscience de culpabilité et la sanction canonique, comme l’on dit souvent. Et
c’est ainsi que, après une sanction éventuelle, on est tranquille… Dans ce
cas-là, la peine canonique ne libère pas les personnes, elles les garde sous
l’esclavage du “juridisme de la confession”. Je peux répéter ici la parole de
l’archimandrite Sophrony que j’ai mentionné tout à l’heure : « Il est
plus difficile de développer en soi une certaine capacité de discernement que de
se fixer des règles. Le défaut des règles bien définies est d’apaiser la
conscience de ceux qui peuvent les observer ». La mentalité est claire,
vous l’avez évoqué dans votre question. “Si on n’observe pas les règles et les
canons, il faut être sanctionné” (sic).
C’est un grand piège qui n’est pas négligeable. Donc, je peux le dire ici,
c’est une question plutôt de l’Église catholique comme vous l’avez mentionné,
c’est-à-dire que le juridisme porte une approche sous un aspect humain. L’homme
est content lorsqu’il fait une chose et il le dit, il est encore plus content
par la suite lorsqu’il est pénalisé. Puisque cela fonctionne ainsi à un niveau
humain, tandis que Jésus-Christ n’a pas adopté cette mentalité. Vous vous
souvenez, ce sont les pharisiens qui ont emmené une femme adultère devant
Jésus-Christ qui a répondu : “celui qui est le premier parmi vous sans
péché, il peut la pénaliser”. Tout le monde était parti. Ensuite, il a dit à
cette femme : “Et moi je ne te juge pas non plus”. Or c’était cela l’idée,
la personne du Christ nous a donné cette possibilité, cette capacité. Par
conséquent, être père spirituel comme être chrétien ou enfant spirituel, il
faut toujours un risque et c’est le risque
de la liberté… S’il n’y a pas ce risque de liberté, il n’y a pas de
mûrissement spirituel…
2- Généralement,
dans le discours spirituel, dans l’Église orthodoxe, on met beaucoup
d’importance et on accentue tellement la notion de péché qu’on est tous de
pécheurs, et que cette notion risque de nous mettre une grosse pierre sur
l’épaule qui nous empêche d’agir en homme libre, en enfant libre. Cela nous
prive en plus de notre liberté complète et totale. Est-ce que vous voyez qu’il
y a un autre discours dans l’Église orthodoxe qui insiste, qui met plus
l’accent sur la liberté qui nous pousse à œuvrer, à prendre des initiatives à
être créateur plutôt qu’à nous sentir tout le temps de bienfaisance dans le but
de pénitence plutôt que de faire de la bienfaisance dans le but de
l’accomplissement et de la créativité ?
@
Je vais donner encore un exemple limitatif qui pourrait
éventuellement vous choquer un peu. Mais, cela va accentuer beaucoup plus votre
question qui est tout à fait intéressante. Nous avons des moines, heureusement
pas beaucoup, qui sont partis dans un monastère pour rester, pour vivre, comme
l’on dit, pour le salut de leurs âmes et ils sont arrivés au suicide.
Pourquoi ? Et bien, il faut dire la vérité, parce qu’ils restaient
toujours dans l’impasse existentiel. C’est-à-dire, la théologie qu’ils
vivaient, la communauté monastique où ils vivaient, ou l’expérience qu’ils ont
eu, ne les a pas beaucoup aider à être, à acquérir la liberté que Jésus-Christ
nous a offerte. La question que nous traitons ici aujourd’hui a donc plusieurs
répercutions, plusieurs aspects, et n’est pas une question vraiment simple. Il
ne faut pas l’approcher, disons, d’une manière tout à fait simpliste : on
dit souvent, on est des pécheurs, mais ce n’est pas grave… ou, après la
résurrection du Christ tout va bien, la lumière de la résurrection est quand
même quelque chose…, etc.. Cela encore montre aussi un manque de mûrissement
d’un autre point de départ. Un exemple ici peut être utile. C’est le Triode qui
vient de commencer. C’est bien l’Église qui nous donne des exemples et c’est
très intéressant de voir chaque dimanche la personne proposée dans l’Évangile.
On a, depuis le jour de Zachée jusqu’au dimanche de l’Orthodoxie, l’enfant
prodigue, le pharisien et le publicain, etc.. Alors, ces personnes nous
montrent, elles nous donnent des paradigmes et elles nous disent, si vous
voulez approcher Dieu, Il est dans l’Église, vous l’approchez comme Il est.
Vous, les hommes, comme vous êtes. Qu’est ce que le pharisien a fait, c’est
très intéressant de le saisir. Il approche, il entre dans l’église et on voit
bien qu’il approche Dieu comme s’il s’agit d’un Dieu vengeur, c’est-à-dire il
lui parle — et c’est cela la prière… Il s’adresse à Dieu d’une manière telle
que pour lui dire, que Toi, tu vois, moi je fais de bonnes choses : je
prie, je jeûne, etc. Il se veut bon…, et voilà la notion du moralisme… Il a
essayé de présenter une sorte de qualité qu’il avait en lui-même, selon
lui-même. Et, en plus, il a dit, je ne suis pas comme celui-là ce publicain qui
est horrible, qui est pour l’enfer, moi je suis bien devant toi, donc qu’est ce
que tu demandes encore de ma part ? Il ne me reste que le couronnement de
la sainteté, n’est-ce pas, c’était cela sa perspective. Tandis que l’autre a
dit, moi je ne suis rien, je suis nul ; dans ma vie, je n’ai rien fait,
l’ensemble de ma vie était quelque chose aberrante. Le prodigue était par
définition désespéré, mais il gardait le dernier espoir de sa vie en Dieu,
devant Jésus-Christ. C’est pour cela la phrase et c’est cela l’espérance d’un
Chrétien : “Mets ton cœur dans l’enfer et ne te désespère pas” (Saint
Silouane l’Athonite). Autrement dit, tout est perdu, moi je n’ai rien fait dans
ma vie, je suis nul depuis le matin jusqu’au soir. Donc c’est là l’idée, le fil
de lien plutôt, pas l’idée, car il ne s’agit pas d’une théorie ici mais d’une
praxis quotidienne. Chaque fois, lorsqu’il y a un enterrement, dans l’office,
tout le monde le connaît, nous disons, c’est cela la prière de l’Église pour
chaque être : “il n’y a même pas un jour pour l’homme qui vit sur la terre
sans être pécheur et sans pécher”. Or c’est dans cette perspective où l’Église
insiste et c’est justement cette période qui s’ouvre avec le dimanche de Triode
qui continue jusqu’au dimanche de l’Orthodoxe. Après, au cours du Grand Carême,
l’Église propose aussi des personnalités comme Saint Grégoire Palamas, comme
Sainte Marie l’Égyptienne également. Pourquoi elle fait cela ? Avant le
Carême, elle propose des personnes ordinaires et durant le Carême elle propose
des saints pour nous montrer que tous, ce sont des gens comme nous, avec des
faiblesses, des chutes, des échecs, mais qui ont, néanmoins, trouvé le fil
d’Ariane, qui ont trouvé la possibilité de passer l’impasse que la condition de
la vie humaine nous impose. C’est cela l’idée et la perspective de nous emmener
jusqu’à la personne du Christ le jour de la résurrection à Pâque.
3- Comment on
peut affronter les problèmes contemporains, qui éloignent les jeunes de
l’Église si les pères spirituels traitent ceux qui se réfugient chez d’une
manière qui les fait sentir coupables sans comprendre les causes qui les mènent
au péché ? Qui peut manifester la vraie image du Christ et son travail
pour aider les gens à se sauver du péché ? Quelle est la différence entre
la culpabilité et l’état que vit l’homme après la chute ?
@ C’est la même. C’est pour cela que nous
avons besoin au sein de l’Église de pères spirituels qui soient avant tout des
réalistes. J’ai cité un exemple, lorsque je faisais le cours avec les
majestaires, mais je peux le répéter ici. Il y avait une femme à Paris, une
dame grecque à l’âge de soixante ans à peu près, elle était opérée mais une
opération grave au cœur, et apparemment elle avait une maladie tout à fait
spéciale. Le médecin lui a dit avant l’opération : c’est un cas de
50 % de vivre, 50 % de mourir, je te dis dès maintenant je vais faire
tous mes efforts. La dame a ajouté. « Mais tu n’es pas tout seul, le
Christ sera avec toi ». L’autre, le médecin, lorsqu’il a entendu le nom
Christ, il a commencé un petit peu à rire. Elle m’a dit qu’il s’agissait d’un
athée. Et tout de suite, il a commencé à rigoler dans un sens négatif. Il lui a
dit : « Oui, le Christ était bien, mais les prêtres que vous avez
maintenant, je ne pense pas qu’ils sont bien ». Elle a répondu. « Heureusement
que Dieu ne nous a pas envoyé des anges, mais des prêtres qui ne sont pas à la
hauteur de ce que tu dis toi-même et ce que tu attends, mais avec des
faiblesses et des chutes humaines ». …« Pourquoi ? ».
« S’il s’agissait des anges, je ne sais pas comment on pouvait les
supporter, tandis que nos pères spirituels avec leurs péchés, arrivent à nous
comprendre et cela nous aide beaucoup ». Vous voyez, c’est une femme
illettrée en plus qui n’est même pas allée à l’école primaire, mais comment elle
a bien répondu. Elle a donné une réponse théologique et tout à fait placée au
cœur du problème. Or il faut une sensibilité spécifique de nous tous et, à mon
avis, notre position et notre expérience vis-à-vis du péché et vis-à-vis de la
mort perdaient aussi tout dans la société où nous vivons, mais il suffit d’être
conscient de cette réalité. D’abord conscient et ensuite réaliste, pas volant
dans les nuages…
4- Sûrement au
nom de sa Béatitude Monseigneur Ignace IV, patriarche d’Antioche et de tout
l’Orient, au nom de Monseigneur Élias métropolite de qui nous accueille
aujourd’hui, au nom de tous les métropolites du Patriarcat d’Antioche, je vous
remercie pour cette causerie si vivante et si intime qui nous a bien pénétré.
Je voudrais peut-être revenir à la question qui nous a été posée en premier
lieu concernant le péché, et la sanction du péché à laquelle vous avez répondu
que notre approche est en général humaine et c’est pour cela que lorsque nous
venons nous confesser, parce que sûrement même les évêques se confessent, même
les prêtres se confessent, car ils ont besoin de cela, car ils ont besoin
d’avoir leurs péchés, n’est-ce pas, pardonnés par le Seigneur et entrer en
communion complète avec toute la communauté même s’ils sont serviteurs dans
cette communauté ; mais vous avez parlé de la sanction sans laquelle
certains ne sont pas très satisfaits d’avoir fait une bonne confession. Je
crois qu’on n’insiste pas suffisamment sur l’amour, n’est-ce pas, sur l’amour
du Christ, parce que la femme adultère, le Seigneur a dit d’elle qu’il lui a
été pardonné beaucoup parce qu’elle a beaucoup aimé. Il a insisté beaucoup sur
cela. Je ne sais pas si c’est possible que vous vous aidiez un peu en nous
disant comment introduire la notion d’amour au centre de la confession qui
peut-être devient un peu plus facile.
@ Merci
beaucoup, Monseigneur. Tout d’abord, ce que vous venez de dire, que les évêques
se confessent, nous réjouit et c’est une grande espérance pour nous dans le
même sens que cette dame à Paris qui disait aussi que cela nous encourage que
les prêtres font aussi ce que nous souhaitons faire. Voilà, c’est la première
chose. La deuxième chose lorsque au début j’ai évoqué la personne du Christ,
c’était tout à fait dans la perspective de l’amour, c’est-à-dire que chaque
personne regarde la personne du Christ. C’est cela la vision, la perspective,
la cible. La cible pour nous tous qui est bien la communion, c’est la personne
du Christ qui a été incarnée, qui a pris chair, afin que nous puissions le
voir, le toucher. Alors je dis parfois dans les cours et parfois dans les
homélies à l’Église une phrase qui parfois choque : nous n’avons pas une
relation spirituelle avec le Christ et donc une relation idéologique, idéaliste
ou… autre. L’Église nous propose une relation charnelle, corporelle, avec Dieu
— cela est humainement scandaleux — et avec Jésus-Christ qui reste toujours la
cible de notre vie et de cette perspective. Nous faisons cela par l’amour,
c’est-à-dire, une fois que nous avons senti que tout ce qu’il a fait pour nous
c’était par l’amour, pour un amour et si nous allons sentir cela, après on peut
devenir fou ce sont là les fous de Dieu, les fous en Christ, dont beaucoup de
pères nous parlent. Enfin, dans le niveau de la relation entre père et fils
spirituels, le risque de l’amour est toujours présent et souhaitable. Je ne
vois pas d’autre voix que celle de l’amour, mais d’amour crucifié qui, seul,
amène à la résurrection !… Bon Carême à tous.
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