août 18, 2011



Le péché  ou la chute de l’homme et la problématique à notre Époque
Conférence réalisée à Beyrouth le 25.2.2002

Par l’Archimandrite Grigorios Papathomas,
Professeur de Droit Canon à l’Institut de Théologie Orthodoxe “Saint Serge” de Paris


Je suis heureux de me trouver ici aujourd’hui, parmi vous. Me trouver non seulement parmi vous mais aussi sur une terre qui m’est très chère, comme pour beaucoup d’autres d’ailleurs. C’est une terre qui a donné naissance à des saints. C’était donc pour moi un rêve, depuis mon enfance, de venir au Liban et, à vrai dire, c’était mon professeur de droit canon, Monseigneur Pantéléïmon Rodopou­los, à un moment donné, doyen de la Faculté de Théologie de Balamand, qui nous a parlé à plusieurs reprises de cet endroit et de ce pays. C’était mon maître de la Théologie dogmatique, le regretté professeur Jean Romanidis, qui nous a également parlé. Comme vous comprenez bien, j’attendais le moment et cela faisait par­fois partie de ma prière de venir ici. C’est alors ma première visite ici, une visite de vénérer, parmi d’autres, la terre qui nous a offert, je personnalise le lieu, un Saint Jean de Damas qui est le protecteur de la Faculté de Théologie de Balamand ; mais aussi, c’est un autre saint également, Saint Jean Chrysostome qui a vécu dans cet endroit et à Antioche. Voilà je suis là depuis quelques jours, et cela constitue encore pour moi une vénération aussi pour l’Église d’Antioche, ce Patriarcat d’Orient, comme on l’appelle dans le langage de droit canon. C’est une Église patriarcale locale, une église qui est très ancienne et qui a donné un té­moignage christique à travers les siècles, un témoignage de la vérité, un témoi­gnage de l’expérience vécue de l’Église. Voilà en deux mots ce que je sentais et ce que j’attendais pendant vingt ans avant de venir ici.

Je vous remercie donc beaucoup pour l’invitation. Je suis invité aujourd’hui à parler d’une question qui est tout à fait délicate. C’est une question qui nous touche directement. À vrai dire, j’ai dû, dès le début, juste faire introduire le sujet avant d’entrer dans le vif de notre sujet. Il y a en fait deux choses : c’est le péché et la mort, qui mettent toujours, en situation critique, le corps ecclésial. Autrement dit et théologiquement parlant toujours, si on souhaite “connaître” — et si c’est permis de le dire ainsi — le corps ecclésial d’un lieu, il faut poser deux questions communes : comment affronte-t-il la question du péché et la question de la mort ? Aujourd’hui, à partir du sujet proposé, nous allons parler sur le premier aspect de ce double engin. Pour dire quelque chose sur les deux questions et pour laisser le deuxième aspect peut-être pour une autre fois ou peut-être il faut inviter un autre conférencier, …quelqu’un prochainement pour le traiter. La clé pour ces deux grandes questions existentielles ou ces deux problèmes de vie, ou tout ce que vous voulez, c’est la personne du Christ. Autrement dit, il faut approcher ces deux grands problèmes par le biais de la personne du Christ.

Si on utilise une autre manière et lorsque je dis “manière”, je signifie deux pistes ou deux voies, soit la manière ou la piste religieuse, la piste des religions en général, soit la piste scientifique qui est bien la psychologie ou la psychiatrie. Alors ces deux voies qui essaient, consciemment ou inconsciemment, de rempla­cer la personne du Christ, qui essaient, sans le dire, de trouver des solutions vis-à-vis de ces deux problèmes, [elles] arri­vent en fait d’ajouter, de provoquer beau­coup plus de problèmes au lieu de pro­poser de solutions, et, à vrai dire, il s’agit d’un échec total. Je suis peut-être un peu dur, mais je vais l’expliquer. La question — comme mon collègue Michel Nseir vient de le dire —, c’est une question qui a pas mal troublé la théologie ecclésiale à travers les siècles. Comme vous le comprenez bien, ce n’est pas toujours facile dans le cadre d’une demi-heure ou quarante minutes de traiter une telle question ambiguë et surtout lors­qu’il s’agit d’une question qui a plusieurs interprétations. Alors là, je peux dire un seul mot pour ajouter un caillou à la phrase que Michel a choisi pour introduire la question, qu’une question théologique est d’abord une question herméneutique.

En disant cela, j’ai déjà touché la réponse, c’est-à-dire, si la problématique que nous proposons ou l’herméneutique que nous proposons, n’est pas une théorie, ce n’est pas une idéologie, mais s’il s’agit de la personne du Christ, là on peut vraiment trouver le fil d’Ariane pour arriver à dépasser l’impasse que la condition humaine nous impose aujourd’hui, comme à toute autre époque. Pour enter donc dans le vif de notre sujet, j’ai choisi quelques éléments d’un Saint qui a vécu pas très loin d’ici, juste sur le Mont Sinaï au monastère de Sainte Cathe­rine. C’était Saint Grégoire le Sinaïte qui est un saint du XVe siècle, et les années de sa mort coïncident avec les années de la chute de Constan­ti­nople, juste pour le placer historiquement. Là, il a dit une phrase qui m’a beaucoup im­pressionnée et qui m’a donné l’élan de chercher et de choisir en fait le sujet d’aujourd’hui. Sa phrase est la suivante. Il dit : « Si nous ne savons pas dans quel état Dieu nous a faits, nous ne pouvons jamais savoir ce que le péché a fait de nous » (P. G., 150, 1253). On propose donc comme piste, proche de cette question, comme solution ou comme perspective, si vous le voulez, de voir d’abord et de com­men­cer par la création du monde, c’est-à-dire la situation de l’homme avant sa chute. Pour pouvoir ensuite bien comprendre ce qui s’est passé par le biais du péché originel, c’est-à-dire la chute, et ensuite voir la situation qui existe, qui nous conditionne aujourd’hui. J’ai donc fait un petit choix des quelques éléments qui nous aiderons à suivre les étapes historiques de cette situation. Vous allez voir dans un petit récit la vision patristique des choses. Ce sont, tout juste, trois petits para­graphes. J’ai gardé dedans tous les éléments qui sont en fait des éléments constitutifs pour l’approche de notre sujet et cela va nous aider à éclaircir la question d’une façon tout à fait simple, compréhensible, j’espère, pour tout le monde, mais qui donne en même temps tout l’essentiel de la question d’aujour­d’hui.

Alors en quelques mots, Saint Grégoire le Sinaïte nous dit que du fait même de sa nature, l’homme possède une caractéristique essen­tielle : il dispose certes d’une certaine chaleur, mais il ne peut la renouveler en permanence et, s’il la perd, ne peut la remplacer de lui-même. Autrement dit, si un homme demeure sous l’action du froid, il perdra peu à peu sa chaleur, gèlera et mourra, sauf si un élément extérieur intervient. C’est-à-dire s’il reçoit de l’aide et renou­velle sa chaleur grâce à une source, une existence différente, extérieure, autre que la sienne. Ce qui peut se produire si, par exemple, il se met au soleil ou s’appro­che d’un feu. Entre ces deux existences (celle de l’homme, d’une part, et celle du feu, de l’autre), il existe une différence : de par sa nature, l’une dispose de chaleur (créé), tandis que l’autre est chaleur en soi (incréé).

Il donne déjà ici les caractéristiques du contact, d’un rapport, d’une rela­tion, comme vous l’avez compris, entre l’homme et cette “source” mentionnée ici. Michel a dit tout à l’heure qu’il s’agit d’une “source existentielle”.

Mais la perspective de cette vision ne s’arrête pas là. Supposons donc que, dans une chambre, se trouve un foyer de chaleur (par exemple, une cheminée) qui fonctionne sans interruption. En un point quelconque de la chambre, près de la porte, se tiennent un homme et une femme. Ceux-ci, bien qu’ils ne se soient pas encore approchés du feu, ressentent déjà l’effet de sa chaleur ; cela signifie qu’ils se trouvent déjà en relation avec le foyer, qu’ils ont part à son énergie et ainsi qu’ils partagent, communient à ce que le foyer possède intrinsèquement (une chaleur infinie) et dont ne dispose pas leur propre existence. Cependant, ici, se pose la question du libre-arbitre humain. En effet, l’homme a la possibilité de dire librement “oui” ou “non” à la relation en question, de l’accepter comme bien de l’interrompre. Il ne dépend donc que de lui de s’approcher ou de s’éloigner du feu.

Si donc, nos deux personnages, l’homme et la femme, refusent la relation avec le foyer de chaleur (parce que, par exemple, ils estiment que leur chaleur ne court aucun risque ou encore parce qu’ils sont affectés de ne pas posséder ce que possède le foyer), ils s’en éloignent, ouvrent la porte de la chambre et sortent. Dehors, cependant, la réalité à laquelle ils sont confrontés est l’absence de foyer. Il gèle. Nos personnages, pour la première fois, tombent malades ; leurs orga­nis­mes s’altèrent, se dégradent. Et, lorsqu’ils donnent naissance à des enfants, ils le font là, dehors, et ils transmettent à leurs enfants ce qu’ils ont : un patrimoine géné­ti­que altéré par la maladie. Le mode d’existence hors de la chambre porte donc en lui, non seulement l’aliénation, la dégradation (fqorav), mais aussi l’ab­sur­de et l’injuste.

Alors, c’était jusque là toutes les notions patristiques que je vous ai présen­ter pour dessiner ce petit chemin en trois étapes qui correspond à ce que nous avons vécu, en fait, dans la Bible. C’est-à-dire si, à présent, nous entendons Dieu à la place du feu, le paradis à la place de la chambre, la dégradation et la mort à la place de la maladie, il semble alors que notre exemple parvient à illustrer de manière satisfaisante (compte tenu de tous les manques que recèle tout exemple) comment l’Église orthodoxe conçoit la situation d’avant la chute, le péché originel, la chute et la condition humaine après la chute.

En espérant que l’exemple cité n’était pas difficile à suivre, étant donné que cela nous fait référence directement à ce que nous connaissons déjà par la Genèse et par l’Ancien Testament, il y a ces trois aspects, qu’on souhaite développer ici. Ce que nous savons, si vous voulez, c’est que lorsque l’homme dans la chambre de notre exemple, c’est-à-dire dans le paradis, il était en relation avec une source, il était un être différent, une existence différente par rapport à Lui qui était sa source, c’est-à-dire Dieu était la source de sa vie, d’où il provenait existentielle­ment. Cela était la première caractéristique de la situation qui existait avant la chute de l’homme. Il est très intéressant de souligner ici que l’existence de l’homme depuis le début était une position de dialectique avec son créateur, c’est-à-dire avec Dieu lui-même, le Créateur. Or il n’y avait pas de confusion de quoi que ce soit. L’homme, depuis le début, juste après sa création, était libre, c’est-à-dire, il était un être autre que Dieu le Père. C’est cela ce qui est intéressant ici, étant donné que cet élément récapitule l’ensemble de la problématique patristique pour donner réponse à la question que nous traitons aujourd’hui. On insiste sur le fait que la source de sa vie était une existence comme lui, existence différente, étant donné qu’il était à son image et à sa ressemblance.

La deuxième chose qu’on trouve dans l’exemple : avant la chute, l’homme concret dispose de chaleur tandis que Dieu, c’est-à-dire la “source”, était chaleur en soi. Or c’est le deuxième élément qui conditionne les rapports et la relation entre Dieu et l’homme. Ces deux éléments sont très importants pour suivre et comprendre ce qui était, ce qui suit, ce qui a suivi par la suite. Alors, vous vous souvenez, l’homme, c’est-à-dire l’homme et la femme, étaient dans le paradis, ils étaient déjà en relation avec Dieu, le créateur, d’une manière que nous ne con­nais­sons pas vraiment — étant donné que l’existence était différente avant la chute, l’existence humaine, je veux dire, par rapport à l’existence que nous avons au­jourd’hui, on ne sait pas —, mais, au contraire, on sait très bien, que lorsqu’ils étaient dans la chambre, ils sentaient déjà la chaleur de la chambre, même s’ils n’étaient pas très proches, même s’ils n’étaient pas en pleine commu­nion avec Lui.

Il existe également un autre élément qui concerne la liberté que nous venons d’évoquer tout à l’heure. C’était la question que la Genèse pose, que Dieu Lui-même a donné la possibilité du libre-arbitre humain. Il y avait un choix : de dire, “oui” ou “non”, autrement dit, de rester, d’après notre exemple, dans la chambre, “le paradis”, ou de sortir. Je souhaite ici ouvrir une paren­thèse pour poser une question qui concerne directement — je ne sais pas com­bien d’entre vous, vous l’êtes — de pères ou de mères de famille. Alors là, il y a une question que les Pères posent : Dieu, lui-même, ne savait pas d’avance qu’est-ce qu’allait se passer par la suite ? Dieu ne pouvait-il pas prévoir que l’homme allait choisir comme libre choix de sortir du paradis ? La réponse est claire. Si, il le savait. Et il le savait bien. Mais cette constatation fait naître une autre question, l’autre question qui suit, qui provient d’un esprit rationaliste que nous possédons : Pourquoi Dieu n’a pas empêché alors les deux personnes humaines de sortir du paradis ? Les Pères disent qu’Il le savait bien, ce que l’homme allait choisir par la suite, mais Il l’a laissé libre d’agir et c’est justement cela la vraie liberté. En d’autres termes, Dieu, dès le début jusqu’à la fin, il l’affrontait, il envisageait l’homme comme un être différent, comme une altérité, pour utiliser un terme du langage théologique, un être différent à Lui, il le laissait totalement libre. Alors, il le savait et il espérait bien, que, en étant libre, il pouvait un jour, en étant très loin de lui et en dehors de la chambre (avec la cheminée) de sentir ce qu’il a fait en réalité et de sentir surtout ce qui lui a manqué et d’exprimer la nostalgie de re­ve­nir vers cette Personne qui était sa “source existentielle”. Voilà la réponse-clé pour notre question du péché ou de la chute humaine.

Pourquoi j’ai essayé de lier cela avec le père ou la mère de la famille ? Parce qu’il y a une tendance chez tous les parents, pères et mères, de manipuler la liberté de leurs enfants. C’est pour cela qu’ils ne laissent pas l’enfant d’agir, mais ils souhaitent faire passer les idées que les parents ont pour cet enfant, la vision que les parents ont pour leur enfant. Les Pères de l’Église utilisent cet argument, ce moment si vous le voulez, de la dialectique entres les hommes, et entre Dieu et l’homme, pour donner un exemple, pour donner un modèle aux parents de savoir qu’en étant des parents, ils ont une responsabilité vis-à-vis de leurs enfants, mais derrière et à côté d’eux, il y a aussi Dieu qui gouverne, qui voit et qui observe la vie aussi des enfants, car il s’agit des créatures comme bien les parents le sont. Il ne faut donc pas beaucoup angoisser et surtout, c’est cela le problème théologique ici, il ne faut surtout pas supprimer la liberté des enfants. Pour l’Église, ce n’est pas l’âge de dix-huit ans, et là je vais peut-être vous scan­daliser, ou de vingt et un ans qui donne le droit pour une capacité juridique, comme l’on dit dans notre société de droit, à l’être humain. Pour l’Église, c’est l’âge de douze ans. Or les parents, s’ils le veulent, ont la responsabilité jusqu’à l’âge de douze ans mais pas après. Je ne dis pas cela pour enlever des responsa­bi­lités ou désintéresser un souci parental, mais je le dis plutôt pour ne pas être an­gois­sés et cela dans une perspective pédagogique.

Je ferme la parenthèse et je reviens à une question que l’Occident, par le biais de la philosophie occidentale, avait posée au XIXe siècle, à la théologie ecclésiale : Dieu est omni-puissant, comme l’on dit, comme une de ses caractéri­stiques et de ses qualités. Est-ce que Dieu, en étant omni-puissant, peut faire une pierre si grande, laquelle par la suite il n’arriverait pas à enlever ? Si on dit “oui”, c’est-à-dire, si on dit qu’il peut créer une pierre en étant omni-puissant, comment ensuite arrivera-t-il à ne pas enlever cette pierre, et donc il n’est pas par définition omni-puissant. Mais si, au contraire, on dit dès le début que Dieu n’arrive pas à créer une pierre si grande qu’il ne peut pas par la suite enlever, donc il n’est plus omni-puissant. C’est Dostoïevski qui a répondu à cette question. Ce philosophe, qui avait, ou plutôt qui était inspiré par la théologie, avait répondu : oui, Dieu peut créer une grande pierre laquelle, ensuite, il ne peut pas enlever ! Quelle était cette pierre ? C’était la liberté de l’homme ! C’est justement cela la grande pierre que Dieu a créée et ensuite il ne peut plus enlever…

Par ailleurs, de nos jours, nous voyons encore la conséquence juste et le résultat de cet éloignement de l’homme. En effet, l’homme était dans un endroit que nous appelons le “paradis”, le “jardin” où il y avait plusieurs choses. Mais ce jardin était beau uniquement en raison de la présence de Dieu. Autrement dit et pour retrouver l’exemple initial, c’était la présence de foyer, de chaleur existen­tielle qui faisait vivre l’homme. C’est que l’homme au fait, à vrai dire, ne patien­tait. Il croyait que s’il s’éloignait, il pouvait peut-être faire autre chose. C’est juste­ment là si vous voulez que surgit la tentation de la liberté

De même, nous pensons toujours à un domaine qui est à côté, qui va avec : c’est la liberté qui va de pair avec la communion : la communion avec les autres personnes. On se demande toujours si, avec la liberté que nous avons définitive­ment, que nous possédons déjà, nous allons créer des ponts avec des autres êtres, si nous allons créer des communions avec les autres êtres. Dans ce cas-là, on ne perdra pas notre liberté. C’est cela la tentation que chaque être humain subit ; et là, le grand problème qui arrive, c’est toujours que la grande majorité ou une grande partie des hommes préfèrent rester libres sans avoir la communion. Il y a d’autres qui passent vers la communion, mais ils ne souhaitent pas comme ils disent, per­dre cette liberté. Car si on veut créer une communion, on est invité à vivre en com­mu­nion. Et lorsque je dis communion, communion peut être le ma­ria­ge, com­munion peut être la vie monastique, dans le cadre d’un monastère cé­no­bi­tique, et je souligne le mot “cénobitique”, parce que dans un monastère, comme l’on dit, si quelqu’un vit seul tout en ayant, p. ex. chassé les autres moi­nes, cela ne présente pas la vie de la com­munion. Alors, dans ce cadre, nous ap­pro­chons, nous allons vers la perspective de la communion, mais on n’est pas près de “sacrifier” notre liberté, en considérant la liberté comme un abri qui pro­tège notre “ego”, comme on dit en grec, c’est-à-dire notre être qui veut abso­lu­ment être indépendant de tout être. Mais il n’y a pas de personne, si elle s’élance vers la perspective de la communion mais elle perd la liberté.

Le paradoxe est que, par le biais de cette communion, on trouve également la liberté “perdue”. Je ne veux pas insister là, seulement je veux dire une chose que St Grégoire de Nysse dit une fois pour toute : Ce qui est très intéressant pour nous c’est la liberté, mais de quelle liberté nous parlons ici, c’est-à-dire que l’homme a choisi de sortir en fait de la chambre, du paradis, mais, dans ce cas-là, c’est une liberté négative. Pourquoi ? Parce que la liberté positive, dit-il, était de rester près de la source qui nourrissait, qui illuminait l’homme. Or St Grégoire fait la distinction entre liberté positive et liberté négative. Il considère comme vraie liberté uniquement la liberté positive. Je donne un exemple. Juste un exem­ple tout à fait commun de notre quotidien pour comprendre ce que veut dire “liberté positive” et ce que veut dire une “liberté négative”. C’est le cas du sui­cide : chacun est libre de faire ce qu’il veut dans la vie, mais si quelqu’un adopte le suicide, c’est parce qu’il ne connaît pas la liberté. Parce qu’il ne peut pas dire que je suis libre et que je peux faire tout ce que je veux et donc mettre fin à ma vie. C’est une liberté négative et donc l’homme à vrai dire, n’est pas libre dans ce sens. Mais je ne veux pas insister beaucoup ici, parce qu’il y a d’autres aspects à voir et peut-être à la fin ou peut évoquer toutes ces questions pour les déve­lop­per. Continuons alors.

Vous vous souvenez de la suite : l’homme à choisi de sortir (il sort de la cham­bre, il sort du paradis) dans notre exemple, mais là, ce qu’il rencontre, lors­qu’il est sorti, il refuse, en pratique, la relation avec sa source existentielle. Il était libre de le faire, et donc il l’a fait, il sort. Mais là encore, il y a aussi un autre aspect très important et très intéressant pour notre vie, pour comprendre ce qui suit par la suite. Au dehors, ce qu’il rencontre, c’est le froid ; il gèle, etc… Là, il faut dire une chose qui est très importante pour nous. Nous approchons notre foi parfois et nous vivons quelque chose d’une manière manichéiste, c’est-à-dire : le bon et le mal, le bien et le mauvais, autrement dit, nous considérons que l’homme lorsqu’il est sorti, c’était la peine qui l’attendait ; c’était la sanction, la pénalisation pour ce qu’il a fait. Nous, lorsque nous refusons la possibilité d’une communion ce qui suit par la suite, c’est l’absence de la personne, c’est l’absence de ce que nous a été offert ou de ce qu’il a été en train de nous être offert comme une pos­si­bilité existen­tielle… Vous vous souvenez dans l’Histoire, du phare d’Alexand­rie qui indiquait le chemin à beaucoup de monde et de marins. C’est cela que l’homme a perdu, le sens de l’absence de la personne.

Alors, on nous dicte un dernier élément pour finir l’analyse de cette petite histoire. Le mode d’existence hors de la communion portait aussi l’aliénation, mais portait également la dégradation. Cela veut dire que l’homme, en s’éloignant de Dieu, il a subi des conséquences qui étaient tout à fait visibles par la suite. Ce qui était bizarre, c’était que Adam et Eve ne sont pas arrivés à les voir tout de suite, mais ils l’ont vu avec l’événement que nous connaissons tous. C’était lorsque Caen a attaqué Abel et il l’a tué. Or la première conséquence du péché originel, de la chute était la mort, et cela n’est pas de tout point de vue visible dans le récit. On ne peut pas comprendre tout de suite la chose suivante. Comme les parents aiment beaucoup leurs enfants, lorsqu’ils ont vu Abel mort, c’est-à-dire d’une manière étrange qui était pour eux une première expérience, ils n’arrivaient pas à comprendre ce qui s’est passé et essayaient de le garder auprès d’eux par amour — comme en Égypte on fait avec les momies… Mais il y a là un problème ; il y a la dégradation que la personne ou le corps humain subit lorsque l’homme devient mort et tout d’un coup, celui qui était très aimable jusqu’à ce moment-là, on a acquis envers lui le sentiment de l’éloigner. Ce qu’en fait ils ont provoqué vis-à-vis de Dieu, ils l’ont subi eux-mêmes. Ils se sont donc éloignés eux-mêmes de leurs enfants qu’ils aimaient beaucoup. C’est justement là que la conséquence est visible pour l’homme. C’est pour cela que je vous ai dit, au début, que le péché et ensuite la mort, sont deux éléments, deux choses qui montrent bien la question que nous traitons, c’est-à-dire la chute de l’homme, etc… Ce sont deux éléments qui vont de pair… Cet élément conditionne aussi d’une manière critique toutes les commu­nautés ecclésiales à travers les siècles et donc nos communautés ecclésiales au­jourd’hui… (Voilà, je vois le temps qui passe derrière moi).

Là je souhaite qu’on examine un peu cette conséquence ainsi que sa suite. En effet, l’homme trace depuis lors un cheminement autonome, un cheminement in­dépen­dant, autrement dit, un cheminement sans impasse et cela en réalité a du­ré longtemps. Commençons dans une société, comme p. ex. le Liban, où il y a une multitude d’expériences sociales, plusieurs civilisations et plusieurs religions. Je peux dire une chose : à partir de l’époque d’Adam, l’homme a procédé à plu­sieurs interprétations, à plusieurs efforts d’affronter la question du péché. Lors­qu’on dit “du péché”, cela signifie la conséquence de la “question de la mort” qui demeure sans issue. En fait, avec beaucoup d’effort, l’homme a échoué dans cette perspective, car il n’a pu donner ni réponse et ni solution à cette question. Et c’était dans ce contexte que nous voyons l’apparition de plusieurs religions. Il s’agit des religions qui existent encore de nos jours. Nous sommes en effet au­jour­d’hui héritiers d’un passé qui nous présente plusieurs religions. Alors, la reli­gion dans ce cas n’est autre qu’un effort d’interpré­tation de cet événement précité et de l’affronter ou de trouver une solution. Mais le fait que, depuis le dé­but, ces religions se multiplient, montrent bien que l’homme tout seul se trou­vait dans l’impossibilité de donner réponse à cette question.

C’est alors dans ce contexte que se place l’incarnation du Christ. Il faut le dire, c’est Dieu lui-même le Créateur qui a vu, à travers les siècles, que l’homme cherche en dehors de Lui et sans Lui la solution et il la cherchait de plusieurs façon, mais sans aboutir vraiment. Il suffit d’avoir la possibilité d’étudier toute la littérature de l’Antiquité et d’approfondir bien, comment l’homme cherche, pose des questions, mais sans avoir des réponses. La philosophie est la première parmi d’autres à essayer de donner des réponses existentielles. Or après l’incarnation du Christ, nous avons une autre démarche, d’une autre manière et d’un autre point de départ.

Autrement dit, la clé pour répondre à cette question du péché et à cette situation de l’homme, comme on l’a dit au début, c’est la personne du Christ. Alors, je clarifie un peu pour faire comprendre mieux ce que je veux dire. J’ai une expérience — peut-être vous l’avez vous aussi —, lorsque j’entre dans l’église, je vois une chose qui me frappe beaucoup : je vois des personnes qui ne sont pas en joie. Pourquoi en joie ? Parce qu’ils sont dans la divine liturgie, où la personne du Christ se manifeste, en pleine communauté et en pleine communion avec nous. Et il est là incarné pour nous faire sortir de l’impasse, pour nous ra­me­ner à la …cheminée initiale !… La divine liturgie pour nous ce n’est pas un simple événement qui peut éloigner de nous toutes ces choses qui nous gênent, même les péchés. Il y a des personnes à droite et à gauche qui restent enfermées en elles-mêmes et ils n’essaient pas de voir ce qui se passe dans cet événement unique de notre vie.

Là, c’est une question de la participation et d’approche de la manifestation incarnée du Christ. Ces personnes ne restent pas axées dans la perspective que Jésus-Christ nous invite à suivre. Vous vous souvenez, tout le temps pascal que nous allons fêter bientôt, c’est un temps qui montre l’essence du problème. Sans honorer les péchés et sans donner la priorité aux péchés (ce n’est pas ça, sauf si on déplace l’épicentre), on est invité à suivre le chemin pascal que Dieu incarné a tracé pour nous. Le mode d’existence patristique que nous connaissons par le biais de l’expérience de l’Église sait ce que veut dire du péché. Le péché n’a pas la même valeur ou la même force comme il avait avant l’incarnation du Christ et surtout avant sa résurrection. Pour commencer justement par son étymologie, le mot aJmartiva (hamartia) en grec signifie que je fais un effort pour toucher une cible qui est en face de moi. Et donc aJmartavnw (hamartanô), le verbe, veut aussi dire que je fais un effort et, en réalité, j’ai échoué. Mais je ne reste pas dans la situation de l’échec. Je recommence, je fais un deuxième effort, je fais un troisiè­me effort, je fais un quatrième effort… Combien de fois je peux le faire ? Jésus-Christ nous dit …77 fois, pas seulement …7 fois ! Or la notion du péché se relati­vise dans la lumière de la perspective pascale et de la résurrection, c’est-à-dire que je me présente devant Dieu et je Lui dis, j’ai fait mille efforts et j’ai échoué. Alors, tout d’un coup, ce qui était, ce qui posait un problème à l’homme jusqu’à l’incarnation du Christ, maintenant ce qu’on appelle péché n’a aucune valeur dé­ter­minante, si vous voulez, qui peut conditionner notre vie.

Mais là encore, on peut dire que nous avons un petit problème. Nous avons jusqu’ici touché la piste de religions en disant qu’elles ont, dans le fait, échoué. Tout récemment, il y a une autre piste qui a fait apparition, c’est la piste scientifique. C’est encore là une responsabilité qui revient à nous, disons les ec­clé­siastiques ou ceux qui assument la paternité spirituelle. En effet, lorsque les personnes qui se trouvent dans l’église approchent les prêtres dans le cadre de la confession, elles les approchent avec une conscience de culpabilité. C’est parfois la structure de la vie ou la structure des règles de la société, tout ce que vous voulez, qui demandent un comporte­ment précis et encadré dans l’ordre du commun. Au sein de la société même les parents p. ex. font systématiquement cela vis-à-vis de leurs enfants : “Tu as fais ça, pourquoi tu as fait ça ? Tu es un bon garçon ? Tu n’es pas un bon gar­çon !”. Vous voyez le mécanisme qui sort tout de suite, il ne faut pas être mau­vais, il faut être à tout prix bon. Qu’est-ce que cela veut dire “bon” ou “mauvais” ? Selon quel critère ? Quel est le fonde­ment ecclésial de ce Manichéisme ? Cette condition consciemment dramatique provoque une conscience de culpabilité qui fait apparaître le besoin de la psychiatrie ou le besoin de psychologue. Or je peux le dire ouvertement que, nous, les prêtres, nous avons pas mal travaillés pour orienter plusieurs personnes vers les psychologues ou les psychiatres. Pourquoi ? Et bien parce qu’on n’a pas pu donner l’aspect existentiel ou le dépassement exi­sten­tiel plutôt et ecclésial que les impasses de la vie ou du péché ou de la mort ont imposé sur l’homme contemporain. C’est ce que chaque être, chaque per­sonne attend de nous. Et nous, nous n’avons pas pu correspondre à ses at­tentes !…

Qu’est-ce que nous avons fait ? Nous avons présenté ou plutôt cultivé un aspect juridique de la vie. L’archimandrite Sophrony fait ici une constatation très intéres­san­te : « Il est plus difficile de développer en soi une certaine capacité de discernement que de se fixer des règles. Le défaut des règles bien définies est d’apaiser la conscience de ceux qui peuvent les observer ». La praxis juridique re­vê­tue d’une apparence ecclésiale fonctionne au détriment du corps ecclésial. La con­sé­quence était alors que les personnes ont quitté cette notion de pater­nité spi­rituelle et elles se sont orientées vers d’autres voies qui semblent exi­sten­tiel­le­ment plus efficaces pour elles, si vous voulez d’une manière ou d’une autre — plus humaines, en tout cas plus proches à eux. Là, c’est un problème tout à fait particulier, c’est pour cela que la “question du péché” devient une question délicate. De nos jours, il faut dire la vérité, — et je vous exprime plutôt la réalité de la Grèce où je suis né —, on ne voit pas beaucoup de personnes qui vont à la confession ! Et parfois je me dis, heureusement. De même, les gens ne vont pas non plus chez les psychologues ou les psychiatres. Je vous parle de la réalité helladique qui n’est pas du tout la réalité de l’Europe occidentale. Je dis heureu­sement, car je constate là une réaction orthodoxe du peuple qui peut l’être encore, qui garde cette exigence de ce qu’il attend de l’Église et comme il ne le voit pas, il n’approche pas.

Il y a encore beaucoup de choses à dire, mais le temps est presque terminé. Avant de finir, je vais donner deux exemples pour élargir encore la perspective de notre approche, parce que c’est une question vraiment très large et surtout très délicate.

Premier exemple. Vous vous rappelez ce qui s’est passé lorsque Dieu a posé la question à Adam : « Adam, Adam, qu’est ce que tu as fait, pourquoi tu as mangé de ce fruit ». Il a dit : « Non, pas moi, je n’ai pas mangé de ma propre vo­lonté, c’est ma femme qui m’a donné ». Cela veut dire en fait que “ce n’est pas moi qui suis le responsable de cela, c’est Eve”. On constate tout un dépla­ce­ment, un déplacement de la responsabi­li­té personnelle. Cela c’est très impor­tant pour nous. Le péché commence justement par là. Autrement dit, il s’agit d’un déplacement qui tente de charger l’autre d’une part, et, d’autre part, cela signifie que c’était Eva qui est responsable et, par extension, “toi-même, Dieu qui a créé la femme”. Alors, Dieu se tourne vers Eve qui est à côté d’Adam et pose la même question à Eve : « Eve, pourquoi tu as mangé ? ». Eve répond de la même manière… Elle avait un bon maître, son mari à son côté et elle dit : « C’est le serpent qui m’a proposé… Ce n’est donc pas moi, c’est le serpent qui est responsable »… Et, par extension, “toi-même, Dieu qui a créé le serpent”. Alors, comme vous voyez bien, tout d’un coup, il y a un déplacement en chaîne qui montre bien qu’il y a un manque flagrant de mûrissement spirituel… Si vous pouvez discerner la mentalité qui domine dans nos communautés ecclésiales, vous constatez facilement cela…

Deuxième exemple. Je vous donne un autre exemple et je m’arrête là. C’est un exemple qui montre la perspective tout à fait contraire. Il existe un livre qui s’appelle “Gerontiko;n”, où il y a des expériences ascétiques et monastiques de Pères. Là, si j’ose dire, cet exemple amène jusqu’au bout la responsabilité qui manquait d’Adam. Le “Gerontiko;n” nous raconte qu’il y avait deux moines en Égypte qui sont partis de Thébaïde en Alexandrie acheter des choses pour leur monastère. Ils sont restés pas mal de jours pour acheter, rencontrer des personnes, etc. À Alexandrie, pour gagner du temps, les deux moines au matin se dispersaient, pour partager et faire des travaux, et, le soir, ils se re­trou­vaient pour voir ce qui restaient pour le lendemain, et ainsi de suite… À un moment donné presque à la fin de leur séjour, l’un d’eux, le soir quand il rentre, il dit à l’autre moine : « tu sais, nous avons presque terminé tous les travaux, mais moi je ne reviens pas au monastère ». L’autre lui a dit : « Mais, pourquoi ? ». Le premier lui a dit : « J’ai fait quelque chose très grave ». L’autre a dit : « C’est-à-dire ? ». « J’ai subi une tentation et j’ai eu une relation sexuelle avec une femme, et donc, étant moine, je ne peux pas revenir au monastère, parce que, premiè­re­ment, je ne serai pas accepté et, deuxièmement, cela c’est incompatible avec la qua­lité du moine. De plus, l’higoumène réagira très violemment à cause de mon péché »… Tout à coup, l’autre répond de la manière suivante qui montre l’intelligence, l’amour et — ce qu’on vient de dire — le “mûrissement spirituel”, ce qui manque aujourd’hui aux Chrétiens : « Tu sais, j’étais en train de te dire que moi aussi j’ai fais la même chose, mais cela ne m’empêche pas de revenir au monastère quand même »… L’autre a tout de suite pris du courage et il a dit : « Mais qu’est ce qu’on va faire ? ». L’autre répond : « Ne t’inquiète pas, je vais être le premier à voir l’higoumène et lui dire en premier ce que j’ai fait et après tu entres toi, comme deu­xième, pour lui dire aussi ce que tu a fait ».

En arrivant au monastère, ils demandent tous les deux à voir l’higoumène. C’était le premier qui n’a rien fait, qui entre voir l’higoumène et il créa une histoire imaginaire en la présentant comme vraie. Cette histoire a mis l’higou­mène en colère puis il lui a donné une sanction canonique de six mois, d’une année… Le moine a dit : « Je l’ai fait, j’assume la responsabilité ! »… Et il est sorti. Le deuxième moine entre et il dit pratiquement la même chose… L’higou­mène a réagi de la même manière… Le temps passe : un mois, deux mois, trois mois, quatre mois, six mois et donc tous les deux, les deux moines, ont subis le même canon pour le même (!) acte qu’ils ont fait. Et c’est justement là, d’après le récit du “Gerontikovn”, que Dieu a trouvé le moyen de se révéler à l’higou­mène pour lui dire qu’il a fait une injustice, étant donné que c’était un moine qui a fait ce qu’il a dit, pas l’autre. Cela a paru très bizarre pour lui et il a invité les deux moines. Alors, c’est là que l’higoumène a affronté une réalité qui était ini­maginable. Le moine en question, qui n’avait rien fait, insistait et il disait : « Mais non, moi aussi j’ai fait ce que je t’ai dit ». Il prétendait l’avoir fait même après la révélation, vous voyez, pour assumer jusqu’au bout le péché de l’autre frère, d’autrui, pour laider et pour le sauver. C’est cela le mûrissement spirituel et c’est cela en fait qui l’a sauvé. Toute la communauté a su juste après ce qui s’etait passé et vous ne pouvez pas imaginer la joie de cette communauté, qui a eu, à cause de cet événe­ment. Un frère était sauvé.

Pour nous, devant cette question qui nous a été bien présentée par le biais d’une piste patristique, il y a un autre pas que l’Église nous propose : c’est d’assumer les péchés de l’autre. Non seulement de refuser en fait ce que nous faisons et de le mettre, de l’accorder à l’autre, mais assumer les péchés de l’autre et en réalité c’est que Jésus-Christ a fait pour nous… De cette manière patristique, nous sommes invités de suivre notre cheminement qui est tout à fait difficile, mais qui nous est, jusqu’à la résurrection, commun !… Je vous remercie beaucoup.


Questions



1-      Merci père pour cet exposé. J’ai bien aimé l’exemple de Saint Grégoire le Sinaïte. Mais pour suivre votre exposé un peu plus loin, vous avez parlé rapidement d’une approche juridique quand vous avez pris l’exemple de la Grèce et c’était rapide. Je dois vous dire que dans notre pays, cet aspect est assez prédominant parmi les Chrétiens orthodoxes, je ne sais pas si c’est une éducation assez influencée par les Catholiques souvent et par une certaine approche du péché dans le sens de la comptabilité des péchés d’une part et de la direction spirituelle d’autre part. Nous ren­controns cela souvent et surtout dans l’éducation des jeunes. Je ne sais pas si c’est le moment, mais je voudrais vous demander de parler un peu plus d’une approche orthodoxe devant l’idée du péché que les gens se font ici. De l’approche que vous avez déjà dite sur la personne du Christ et la relation de communion avec les autres.



@      Merci beaucoup pour cette question. Il est vrai qu’on comprend parfois Dieu comme un juge inflexible, c’est-à-dire qu’on a fait quelque chose, qu’on a commis un péché, etc… et ainsi il faut s’attendre à recevoir une sanction. Et j’ai cité tout à l’heure la notion de “conscience de culpabilité” qui caractérise beaucoup de Chrétiens en général. On peut facilement com­prendre que l’exemple de la chambre ci-dessus mentionné expose, dans l’optique patristique orthodoxe, certains paramètres de l’aventure origi­nelle, lesquels, encore récemment, étaient l’objet de diverses interpré­tations qui, quoique étrangères à l’esprit de l’Orthodoxie, ont, dans l’univers orthodoxe, nourri, théologiquement parlant, les générations des dernières décennies. De telles interprétations présentaient donc Dieu comme un juge inflexible veillant, avant toute autre chose, à ce que ses lois soient respectées, concevaient les conséquences de la chute de l’homme comme un châtiment infligé par ce Dieu vengeur, entretenaient la conviction que les descendants d’Adam héritent de sa culpabilité et que, pour cette raison, ils subissent à leur tour un juste châtiment. Dieu donc n’est pas un juge de même que les saints canons n’existent pas pour juger ou, beaucoup plus, pour sanctionner l’homme en état de chute… Lorsqu’on a une approche juridique de péché, lorsque nous participons à la confession de cette façon, ils nous disent quelque chose aberrante, et j’ai vécu cela et je peut donner des exemples : Il y a des personnes qui viennent, qui disent quelque chose et elles disent à la fin, est-ce qu’il y a une sanction canonique pour moi ? Je dis “…non, pas spécialement, pourquoi une sanction canonique ?”. “Mais, com­ment non, j’ai fait pas mal de choses”. Je dis : “non, Dieu, le Christ t’ac­cepte comme tu es, il te pardonne”. Elle part et elle n’est pas contente du tout, parce qu’elle attendait une sanction, elle attendait une peine cano­nique et cela correspond à une notion de culpabilité aveugle. Autrement dit, il y a une correspondance entre la conscience de culpabilité et la sanction canonique, comme l’on dit souvent. Et c’est ainsi que, après une sanction éventuelle, on est tranquille… Dans ce cas-là, la peine canonique ne libère pas les personnes, elles les garde sous l’esclavage du “juridisme de la confession”. Je peux répéter ici la parole de l’archimandrite Sophrony que j’ai mentionné tout à l’heure : « Il est plus difficile de développer en soi une certaine capacité de discernement que de se fixer des règles. Le défaut des règles bien définies est d’apaiser la conscience de ceux qui peuvent les observer ». La mentalité est claire, vous l’avez évoqué dans votre question. “Si on n’observe pas les règles et les canons, il faut être sanctionné” (sic). C’est un grand piège qui n’est pas négligeable. Donc, je peux le dire ici, c’est une question plutôt de l’Église catholique comme vous l’avez mentionné, c’est-à-dire que le juridisme porte une approche sous un aspect humain. L’homme est content lorsqu’il fait une chose et il le dit, il est encore plus content par la suite lorsqu’il est pénalisé. Puisque cela fonctionne ainsi à un niveau humain, tandis que Jésus-Christ n’a pas adopté cette mentalité. Vous vous souvenez, ce sont les pharisiens qui ont emmené une femme adultère devant Jésus-Christ qui a répondu : “celui qui est le premier parmi vous sans péché, il peut la pénaliser”. Tout le monde était parti. Ensuite, il a dit à cette femme : “Et moi je ne te juge pas non plus”. Or c’était cela l’idée, la personne du Christ nous a donné cette possibilité, cette capacité. Par conséquent, être père spirituel comme être chrétien ou enfant spirituel, il faut toujours un risque et c’est le risque de la liberté… S’il n’y a pas ce risque de liberté, il n’y a pas de mûrissement spirituel…



2-      Généralement, dans le discours spirituel, dans l’Église orthodoxe, on met beaucoup d’importance et on accentue tellement la notion de péché qu’on est tous de pécheurs, et que cette notion risque de nous mettre une grosse pierre sur l’épaule qui nous empêche d’agir en homme libre, en enfant libre. Cela nous prive en plus de notre liberté complète et totale. Est-ce que vous voyez qu’il y a un autre discours dans l’Église orthodoxe qui insiste, qui met plus l’accent sur la liberté qui nous pousse à œuvrer, à prendre des initiatives à être créateur plutôt qu’à nous sentir tout le temps de bienfaisance dans le but de pénitence plutôt que de faire de la bienfaisance dans le but de l’accomplissement et de la créativité ?



@    Je vais donner encore un exemple limitatif qui pourrait éventuellement vous choquer un peu. Mais, cela va accentuer beaucoup plus votre question qui est tout à fait intéressante. Nous avons des moines, heureusement pas beaucoup, qui sont partis dans un monastère pour rester, pour vivre, comme l’on dit, pour le salut de leurs âmes et ils sont arrivés au suicide. Pourquoi ? Et bien, il faut dire la vérité, parce qu’ils restaient toujours dans l’impasse existentiel. C’est-à-dire, la théologie qu’ils vivaient, la communau­té monastique où ils vivaient, ou l’expérience qu’ils ont eu, ne les a pas beaucoup aider à être, à acquérir la liberté que Jésus-Christ nous a offerte. La question que nous traitons ici aujourd’hui a donc plusieurs répercutions, plusieurs aspects, et n’est pas une question vraiment simple. Il ne faut pas l’approcher, disons, d’une manière tout à fait simpliste : on dit souvent, on est des pécheurs, mais ce n’est pas grave… ou, après la résurrection du Christ tout va bien, la lumière de la résurrection est quand même quelque chose…, etc.. Cela encore montre aussi un manque de mûrissement d’un autre point de départ. Un exemple ici peut être utile. C’est le Triode qui vient de com­mencer. C’est bien l’Église qui nous donne des exemples et c’est très inté­ressant de voir chaque dimanche la personne proposée dans l’Évangile. On a, depuis le jour de Zachée jusqu’au dimanche de l’Ortho­doxie, l’enfant prodigue, le phari­sien et le publicain, etc.. Alors, ces personnes nous montrent, elles nous donnent des paradigmes et elles nous disent, si vous voulez approcher Dieu, Il est dans l’Église, vous l’approchez comme Il est. Vous, les hommes, comme vous êtes. Qu’est ce que le pharisien a fait, c’est très intéressant de le saisir. Il approche, il entre dans l’église et on voit bien qu’il approche Dieu comme s’il s’agit d’un Dieu vengeur, c’est-à-dire il lui parle — et c’est cela la prière… Il s’adresse à Dieu d’une manière telle que pour lui dire, que Toi, tu vois, moi je fais de bonnes choses : je prie, je jeûne, etc. Il se veut bon…, et voilà la notion du moralisme… Il a essayé de présenter une sorte de qualité qu’il avait en lui-même, selon lui-même. Et, en plus, il a dit, je ne suis pas comme celui-là ce publicain qui est horrible, qui est pour l’enfer, moi je suis bien devant toi, donc qu’est ce que tu demandes encore de ma part ? Il ne me reste que le couronnement de la sainteté, n’est-ce pas, c’était cela sa perspective. Tandis que l’autre a dit, moi je ne suis rien, je suis nul ; dans ma vie, je n’ai rien fait, l’ensemble de ma vie était quelque chose aberrante. Le prodigue était par définition désespéré, mais il gardait le dernier espoir de sa vie en Dieu, devant Jésus-Christ. C’est pour cela la phrase et c’est cela l’espérance d’un Chrétien : “Mets ton cœur dans l’enfer et ne te désespère pas” (Saint Silouane l’Athonite). Autrement dit, tout est perdu, moi je n’ai rien fait dans ma vie, je suis nul depuis le matin jusqu’au soir. Donc c’est là l’idée, le fil de lien plutôt, pas l’idée, car il ne s’agit pas d’une théorie ici mais d’une praxis quotidienne. Chaque fois, lorsqu’il y a un enterrement, dans l’office, tout le monde le connaît, nous disons, c’est cela la prière de l’Église pour chaque être : “il n’y a même pas un jour pour l’homme qui vit sur la terre sans être pécheur et sans pécher”. Or c’est dans cette perspective où l’Église insiste et c’est justement cette période qui s’ouvre avec le dimanche de Triode qui continue jusqu’au dimanche de l’Orthodoxe. Après, au cours du Grand Carême, l’Église propose aussi des per­sonnalités comme Saint Grégoire Palamas, comme Sainte Marie l’É­gyp­tienne également. Pourquoi elle fait cela ? Avant le Carême, elle pr­opose des personnes ordinaires et durant le Carême elle propose des saints pour nous montrer que tous, ce sont des gens comme nous, avec des fai­bles­ses, des chutes, des échecs, mais qui ont, néanmoins, trouvé le fil d’Ariane, qui ont trouvé la possibilité de passer l’impasse que la condition de la vie humaine nous impose. C’est cela l’idée et la perspective de nous emmener jusqu’à la personne du Christ le jour de la résurrection à Pâque.



3-      Comment on peut affronter les problèmes contemporains, qui éloignent les jeunes de l’Église si les pères spirituels traitent ceux qui se réfugient chez d’une manière qui les fait sentir coupables sans comprendre les causes qui les mènent au péché ? Qui peut manifester la vraie image du Christ et son travail pour aider les gens à se sauver du péché ? Quelle est la différence entre la culpabilité et l’état que vit l’homme après la chute ?



@      C’est la même. C’est pour cela que nous avons besoin au sein de l’Église de pères spirituels qui soient avant tout des réalistes. J’ai cité un exemple, lorsque je faisais le cours avec les majestaires, mais je peux le répéter ici. Il y avait une femme à Paris, une dame grecque à l’âge de soixante ans à peu près, elle était opérée mais une opération grave au cœur, et apparemment elle avait une maladie tout à fait spéciale. Le médecin lui a dit avant l’opération : c’est un cas de 50 % de vivre, 50 % de mourir, je te dis dès maintenant je vais faire tous mes efforts. La dame a ajouté. « Mais tu n’es pas tout seul, le Christ sera avec toi ». L’autre, le médecin, lorsqu’il a entendu le nom Christ, il a commencé un petit peu à rire. Elle m’a dit qu’il s’agissait d’un athée. Et tout de suite, il a commencé à rigoler dans un sens négatif. Il lui a dit : « Oui, le Christ était bien, mais les prêtres que vous avez maintenant, je ne pense pas qu’ils sont bien ». Elle a répondu. « Heu­reu­se­ment que Dieu ne nous a pas envoyé des anges, mais des prêtres qui ne sont pas à la hauteur de ce que tu dis toi-même et ce que tu attends, mais avec des faiblesses et des chutes humaines ». …« Pourquoi ? ». « S’il s’agissait des anges, je ne sais pas comment on pouvait les supporter, tandis que nos pères spirituels avec leurs péchés, arrivent à nous comprendre et cela nous aide beaucoup ». Vous voyez, c’est une femme illettrée en plus qui n’est même pas allée à l’école primaire, mais comment elle a bien répondu. Elle a donné une réponse théologique et tout à fait placée au cœur du problème. Or il faut une sensibilité spécifique de nous tous et, à mon avis, notre position et notre expérience vis-à-vis du péché et vis-à-vis de la mort perdaient aussi tout dans la société où nous vivons, mais il suffit d’être conscient de cette réalité. D’abord conscient et ensuite réaliste, pas volant dans les nuages…



4-      Sûrement au nom de sa Béatitude Monseigneur Ignace IV, patriarche d’Antioche et de tout l’Orient, au nom de Monseigneur Élias métropolite de qui nous accueille aujourd’hui, au nom de tous les métropolites du Patriarcat d’Antioche, je vous remercie pour cette causerie si vivante et si intime qui nous a bien pénétré. Je voudrais peut-être revenir à la question qui nous a été posée en premier lieu concernant le péché, et la sanction du péché à laquelle vous avez répondu que notre approche est en général humaine et c’est pour cela que lorsque nous venons nous confesser, parce que sûrement même les évêques se confessent, même les prêtres se confessent, car ils ont besoin de cela, car ils ont besoin d’avoir leurs péchés, n’est-ce pas, pardonnés par le Seigneur et entrer en communion complète avec toute la communauté même s’ils sont serviteurs dans cette communauté ; mais vous avez parlé de la sanction sans laquelle certains ne sont pas très satisfaits d’avoir fait une bonne confession. Je crois qu’on n’insiste pas suffisamment sur l’amour, n’est-ce pas, sur l’amour du Christ, parce que la femme adultère, le Seigneur a dit d’elle qu’il lui a été pardonné beaucoup parce qu’elle a beaucoup aimé. Il a insisté beaucoup sur cela. Je ne sais pas si c’est possible que vous vous aidiez un peu en nous disant comment introduire la notion d’amour au centre de la confession qui peut-être devient un peu plus facile.



@      Merci beaucoup, Monseigneur. Tout d’abord, ce que vous venez de dire, que les évêques se confessent, nous réjouit et c’est une grande espérance pour nous dans le même sens que cette dame à Paris qui disait aussi que cela nous encourage que les prêtres font aussi ce que nous souhaitons faire. Voilà, c’est la première chose. La deuxième chose lorsque au début j’ai évoqué la personne du Christ, c’était tout à fait dans la perspective de l’amour, c’est-à-dire que chaque personne regarde la personne du Christ. C’est cela la vision, la perspective, la cible. La cible pour nous tous qui est bien la communion, c’est la personne du Christ qui a été incarnée, qui a pris chair, afin que nous puissions le voir, le toucher. Alors je dis parfois dans les cours et parfois dans les homélies à l’Église une phrase qui parfois choque : nous n’avons pas une relation spirituelle avec le Christ et donc une relation idéologique, idéaliste ou… autre. L’Église nous propose une relation charnelle, corporelle, avec Dieu — cela est humainement scanda­leux — et avec Jésus-Christ qui reste toujours la cible de notre vie et de cette perspective. Nous faisons cela par l’amour, c’est-à-dire, une fois que nous avons senti que tout ce qu’il a fait pour nous c’était par l’amour, pour un amour et si nous allons sentir cela, après on peut devenir fou ce sont là les fous de Dieu, les fous en Christ, dont beaucoup de pères nous parlent. Enfin, dans le niveau de la relation entre père et fils spirituels, le risque de l’amour est toujours présent et souhaitable. Je ne vois pas d’autre voix que celle de l’amour, mais d’amour crucifié qui, seul, amène à la résur­re­ction !… Bon Carême à tous.




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