Économie et acribie
25 avril
2008|
Dans quelle mesure l’application stricte de la loi
canonique peut-elle être modérée par les réalités pastorales concrètes ?
La tradition orthodoxe de l’économie peut susciter de nouvelles approches de la
question du côté catholique.
Basile
de Césarée
C’est à propos de la question de
l’accueil dans la communion ecclésiale des hérétiques qui reviennent à la foi
que Basile de Césarée, au 4e siècle, va poser des principes qui vont constituer
la base de la théorie orthodoxe de l’économie. Deux lettres de Basile à
Amphiloque d’Iconium sont concernées : la lettre 188, qu’on appelleracanonica
prima, et la lettre 199, la canonica
secunda. Ces deux lettres sont entrées dans la grande collection des
sources du droit orthodoxe [1] Dans sa lettre
188, au canon 1, Basile distingue trois catégories parmi les
« allodoxes » : (1) les hérétiques [αἱρέσεις] à
proprement parler (pour des questions de doctrine), (2) les schismatiques [σχίσματα] (en matière disciplinaire) et (3) les conventiculaires
[παρασυναγωγαί] (des communautés
insubordonnées). La question se pose autour du baptême de ces allodoxes :
faut-il les rebaptiser s’ils reviennent à l’Église ? Basile répond que le
baptême des hérétiques est absolument nul [παντελῶς ἀθετῆσαι], on reçoit celui des schismatiques et on corrige les
conventiculaires par une pénitence lourde avant de les réunir à leur rang, en
réintégrant à leur rang les clercs. Les Pépuziens (Montanistes) doivent être
tenus pour hérétiques. Le cas des Cathares (Novatiens), Encratites,
Hydroparastates et Apotactites, qui sont des schismatiques, doit être ramené à
celui des hérétiques, car, dit Basile, ils n’ont plus en eux la grâce du Saint
Esprit [οὐκέτι ἔσχον τὴν χάριν τοῦ ἁγίου πνεύματος ἐφ’ ἑαυτούς]. Survient alors la phrase la plus discutée de ce canon
1 : « Cependant, comme certains dans le diocèse d’Asie ont décidé de
reconnaître leur baptême [des Cathares, Encratites, Hydroparastates et
Apotactites] sans faire de distinction, pour le bien d’un grand nombre, qu’il
soit reconnu [2]. »
La coutume asiate en question, c’est un accueil dans la
communion de l’Église par l’onction chrismale, sans rebaptisation. Basile
applique ici le principe de l’économie [οἰκονομίας ἔνεκα τῶν πολλῶν] pour légitimer la reconnaissance du baptême de certains
hérétiques par une condescendance pour la brebis perdue qui veut revenir. C’est
très clair dans le second emploi du mot οἰκονομία dans ce
canon 1, à propos des Encratites.
« Cependant, si cela devait constituer un obstacle à
l’économie générale [Ἐὰν μέντοι μέλλῃ τῇ καθόλου οἰκονομίᾳ ἐμπόδιον ἔσεσθαι τοῦτο], il faut nous plier à la coutume et suivre les Pères
qui ont géré les affaires ecclésiastiques [τοῖς οἰκονομήσασι τὰ καθ’ ὑμᾶς πατράσιν ἀκολουθητέον] ; j’ai bien peur en effet, que voulant les amener
à abandonner la rebaptisation [que pratiquent les Encratites], nous ne mettions
obstacle au salut par la sévérité de notre conduite. […] De toute façon, on
doit observer la pratique établie [τὸ τῆς προτάσεως αὐστυρόν] d’oindre du saint chrême en présence des fidèles ceux
qui ayant reçu leur baptême reviennent à nous et alors seulement les admettre à
la communion des mystères. »
Basile maintient qu’aucun véritable sacrement ne peut être
reçu en dehors de la véritable Église, et que donc le baptême de ces hérétiques
ou de ces schismatiques n’est pas valide. Pourtant, par « économie »,
on ne réitérera pas leur baptême et on ne suivra donc pas l’application stricte
du droit, c’est-à-dire l’ » acribie » [ἀκριβεία κανόνων] pour deux motifs : (1) la pratique générale (à l’économie générale), au nom de la communion de
l’Église ; (2) le souci pastoral pour l’individu, puisqu’un converti
sincère pourrait être découragé par la rigueur de la loi canonique.
Le
régime de l’économie
À partir de cette réponse de
saint Basile, on va donner un sens nouveau au mot économie, déjà bien connu en
théologie. À la fin du IXe siècle, le patriarche Photius de Constantinople,
dans une réponse à un certain Amphiloque, va ainsi expliquer : « On
parle d’économie au sens propre pour l’incarnation du Verbe, admirable au delà
de toute intelligence. Et en sens contraire au droit strict, l’économie se
comprend comme la suppression pour un temps donné, ou une suspension ou
l’introduction de relâchements en faveur de la faiblesse des justiciés, le
législateur organisant alors économiquement sa prescription [3]. »
Dans le monde orthodoxe,
l’économie est donc une dérogation exceptionnelle et dûment motivée d’une, ou
de plusieurs normes disciplinaires, mais qui n’institue pas pour autant une
dérogation générale et définitive de ces normes : c’est une suspension
passagère de l’acribie en une circonstance particulière [4]. Autrement dit,
c’est une façon d’apporter un adoucissement de la loi au motif d’une gestion
pastorale des situations concrètes des personnes, mais toujours dans le respect
de la communion ecclésiale et en s’appuyant sur les canons et la pratique des Pères.
En fait, le binôme
économie/acribie ne fait pas l’unanimité parmi les théologiens
orthodoxes : ce sont surtout les théologiens grecs qui y font appel sans
tous l’interpréter de la même façon. Le rapport plus souple et plus pastoral à
la loi et à une conception fortement juridique de l’Église qu’il permet
s’explique historiquement par une volonté de se démarquer du juridisme
catholique, souvent perçu comme exagéré par les Orientaux. Mais le théologien
russe Georges Florovsky voit justement dans cette cause historique la preuve du
caractère purement conjoncturel de cette théorie et de sa faiblesse. Il écrit,
sévèrement : « L’explication “économique” n’est pas un enseignement
de l’Église. Elle n’est qu’une “opinion théologique” personnelle, très tardive
et contestable, née au cours d’une période de décadence de la théologie, d’un
désir hâtif de se distinguer nettement de la théologie romaine [5]. »
Réception
de l’économie dans le monde catholique
Dans la troisième partie d’un
article de 1972 [6], Yves Congar a
rassemblé des éléments possibles d’une théorie de l’économie dans la tradition
occidentale : il énumère ainsi la dispense (avec la distinction d’Hincmar
de Reims en 859/860 entre jugement large d’indulgence et jugement strict [7]), l’équité
canonique, l’épikie (ἐπιεικεία, qu’on traduit souvent par équité), l’application du
principe Ecclesia supplet ou encore la sanatio in radice.
Thomas d’Aquin, dans la Somme de théologie, explique
ainsi : « Comme il a été dit plus haut quand il était traité des
lois, puisque les actes humains, à propos de quoi les lois sont données,
consistent en des faits singuliers et contingents, qui peuvent connaître des variations
infinies, il n’est pas possible d’établir aucune règle de loi qui ne soit
quelquefois prise à défaut ; mais que les législateurs regardent à ce qui
se produit le plus souvent, en fonction de quoi ils proposent une loi qu’en de
certains cas il est pourtant contraire à une justice équitable d’observer,
ainsi qu’au bien commun, qui est le propos visé par la loi. Ainsi la loi
stipule qu’on restitue les dépôts, puisque c’est ce qui est juste dans la
plupart des cas. Mais il arrive parfois que cela soit préjudiciable, comme
lorsqu’un fou a laissé son épée en dépôt et la réclame alors qu’il connaît un
accès de folie, ou si on la réclame pour combattre contre le pays. Dans ces
cas-là et dans d’autres semblables il est mauvais de suivre la loi établie, et il
est bon au contraire, passant outre aux termes de la loi, de suivre ce que
réclame l’esprit de la justice et l’utilité commune. C’est à cela que s’ordonne
l’epieikeia, qu’on nomme chez nous équité. Il apparaît clairement de là
que l’epieikeia est une vertu [8]. »
Mais on trouve une réception
directe de la première lettre canonique de Basile par le magistère le plus
solennel de l’Église catholique dans le document conciliaire Orientalium Ecclesiarum, à
propos de lacommunicatio in sacris entre
catholiques et orientaux : « […] La pratique pastorale montre,
cependant, en ce qui concerne les frères orientaux que l’on pourrait et devrait
considérer les multiples circonstances relatives à chacune des personnes,
circonstances dans lesquelles ni l’unité de l’Église ne se trouve blessée, ni
les périls à éviter ne se présentent, mais dans lesquelles au contraire la
nécessité du salut et le bien spirituel des âmes constituent un besoin urgent.
C’est pourquoi l’Église catholique, en raison des circonstances de temps, de
lieux et de personnes, a souvent adopté et adopte une manière d’agir plus
douce, offrant à tous les moyens de salut et présentant le témoignage de la
charité entre les chrétiens, par la participation aux sacrements et aux autres
célébrations et choses sacrées. En cette considération, le Saint Concile, “afin
que nous ne soyons pas un obstacle par la sévérité d’une sentence envers ceux
qui sont sauvés” [en note : S.
Basile, Epistula canonica ad
Amphilochium, PG. 32, 669 B], en vue de favoriser toujours davantage l’union
avec les Églises orientales séparées de nous, a fixé la manière d’agir
suivante. […] [9] »
Il semble donc possible, dans
certaines circonstances particulières et par souci pastoral, d’adoucir la
rigueur de la loi, sans la remettre en cause. En tout cas, le magistère le plus
solennel de l’Église le revendique. Le dernier canon du Code de droit canonique de 1983 s’achève avec un appel à l’équité canonique [10] à propos du
transfert d’un curé : « Can. 1752. Dans les causes de transfert, les
dispositions du can. 1747 seront appliquées, en observant l’équité canonique et
sans perdre de vue le salut des âmes qui doit toujours être dans l’Église la
loi suprême. » Cette dernière maxime, « le salut des âmes doit
toujours être dans l’Église la loi suprême » ne conclut-elle pas de façon
résolument « économique » les textes de lois de l’Église ?
[1] Les sources de la discipline
canonique antique sont éditées par Périclès-Pierre Joannou, Fonti. Fascicolo IX. Discipline
générale antique (IVe–IXe s.), t. II : Les Canons des Pères grecs,
Grottaferrata : Tipografia Italo-Orientale, 1963 (Pontificia Commissione
per la redazione del Codice di Diritto Canonico Orientale).
[2] Ἐπειδὴ δὲ ὃλως ἔδοξέ τισι τῶν κατὰ τὴν Ἀσίαν οἰκονομίας ἓνεκα τῶν πολλῶν δεχθῆναι αὐτῶν τὸ βάπτισμα, ἔστω δεκτόν.
[4] Voir par exemple la définition
qu’en donne Jérôme Kotsonis, Problèmes
de l’économie ecclésiastique, (Recherches et synthèses. Section de dogme,
2), Duculot, Gembloux, 1971 (1ère éd. : 1957), p. 182 :
« L’Économie existe lorsque par nécessité ou pour le plus grand bien de
certains ou de l’Église entière, avec compétence et à certaines conditions, une
dérogation de l’Akrivie [= l’acribie] a été permise, temporairement ou de façon
permanente, pour autant qu’en même temps la piété et la pureté du dogme
demeurent inaltérées. »
[5] « Les limites de
l’Église », Messager de
l’Exarchat du Patriarche russe en Europe occidentale 10/37 (1961) 28-40, 1ère éd. :
1934, p. 35. P. 33, il estime que l’économie est une « capitulation devant
l’équivoque et le vague ». Voir aussi sa note 1, p. 31.
[6] Yves Congar, « Propos en
vue d’une théologie de l’“Économie” dans la tradition latine », Irénikon 45 (1972) 155-206
[7] Hincmar de Reims, de prædestinatione. Dissertatio
posterior, c. 37, n. XI [PL 125,411D] : hæ sententiæ [sur la réception des clercs
hérétiques] ad illam canonum
formam pertinent, qua secundum rationis et temporis qualitatem aut propter
ecclesiæ utilitatem, aut propter pacis et concordiæ unitatem, non præiudicatis
maiorum statutis, quædam aliquando indulgentur, non ad illam qua pro lege
irrefragabiliter tenenda constituuntur.
[9] Orientalium Ecclesiarum, 26 §
1.
[10] Sur l’équité
canonique, on consultera en particulier le can. 19 et les commentaires qui en
sont faits.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire