juillet 03, 2011

L’ACOUSTIQUE CISTERCIENNE ET L’UNITE SONORE

L’ACOUSTIQUE CISTERCIENNE ET L’UNITE SONORE

MYSTERE D'UNE ARCHITECTURE

L'ABBAYE DU THORONET
NOTRE  Dame !  Toutes les églises de l'Ordre de Cîteaux vous  sont dédiées et  toutes  sont  consacrées en  votre honneur.    Puissiez-vous   m'inspirer   les   pensées    nécessaires pour en bien pénétrer le merveilleux secret.
Le mystère s'impose à l'homme de ce siècle dès l'entrée dans la grande nef de l'abbaye du Thoronet(l) avec un réa­lisme tel qu'il se trouve saisi par la confrontation brutale de son être et des vestiges du « vécu » de moines morts depuis huit siècles.
Si l'abbaye du Thoronet permet à elle seule d'illustrer tout le livre de M. François Cali sur la plus grande aventure du monde : l'architecture mystique de Cîteaux (2). C’est parce qu'elle offre à notre temps un ensemble typique de l'archi­tecture cistercienne du  XIIe  siècle.

1       certains auteurs écrivent : Thoronnet.
     2  Photographies  de   Lucien   HERVE.   Arthaud,   1956.




CITEAUX : LE PARTI PRIS DE SIMPLIFICATION


FONDEE en  1098. l'abbaye de Cîteaux donna naissance à celle de  Bonnevaux  en   1119. dont naquit celle de Mazan en 1120, mère de celle du Thoronet en 1136. L'abbaye du   Thoronet  est donc  l'arrière-petite-fille  provençale de  la première ancêtre bourguignonne.


Sa date de naissance la situe dès l'origine de cette impres­sionnante floraison européenne d'églises cisterciennes voûtées qui débute vers 1135 et dont l'exemplaire le plus célèbre est celui de Fontenay, commencé en 1138 et consacré en 1147 en présence de saint Bernard de Clairvaux.
Ainsi l'abbaye du Thoronet offre-t-elle le double inté­rêt d'ajouter aux particularités de l'architecture cistercienne celles, plus singulières encore, du plan bernardin.             
Dès qu'ils construisent en pierre, pour durer, les cister­ciens adoptent un plan identique, une technique uniforme, une exécution homogène.
Si le plan bénédictin, issu de ceux de la villa et de la laure, se retrouve dans leurs abbayes, les particularités de leur architecture découlent de leur parti pris de simplification, appliqué surtout aux églises.

Faites de pierres nues appareillées avec le plus grand soin, dépourvues de tout ornement, peinture sculpture, tenture, ou meubles superflus, elles sont systématiquement dépouillées de tout prétexte à distraction au détriment de la Parole. Entière­ment voûtées à la mode de Bourgogne, elles ne se compliquent ni d'étages, ni de tribunes, ni d'arcades ou de corniches, ni d'aucun autre accident.

Sobres ouvertures dont le vitrail est exclu, oculi regar­dant l'un vers l'orient, l'autre vers l'occident : de jour une pénombre grise est préférée à la couleur. En 1152 l'éclairage est régulièrement limité à cinq lampes pendant Vigiles, messes et vêpres seulement.

Si cette architecture s'est répandue, à partir de 1134. à travers toute l'Europe d'une manière explosive, l'épicentre de cette prodigieuse diffusion se situe à Clairvaux. fondée le 25 juin 1115. où saint Bernard, soucieux d'œuvrer solidement, mit au point un programme de construction, avec le concours de spécialistes qualifiés parmi lesquels Achard le géomètre.
Et ce programme s'imposa jusqu'à la mort de saint Ber­nard en 1153. mais c'est en vain qu'on chercherait un mot y faisant allusion dans le fertile ensemble de son œuvre écrite, et les statuts de l'Ordre imitent ce silence.
Pourtant le plan dit bernardin ne peut faire aucun doute en raison de particularités dont certaines ont suscité l'étonnement. la controverse ou l'incompréhension, et qui résultent de trois partis pris


SAINT BERNARD ET SES TROIS PARTIS PRIS
LE parti pris de réduction (1) dresse saint Bernard contre les dimensions, excessives selon son entendement, des églises clunisiennes. Il ordonne de réduire longueur et largeur dont procède la hauteur dans les tracés traditionnels, et n'hé­sitera pas, pour y bien réussir, à se tourner vers les modèles bourguignons du xr siècle à voûtes en berceau, nefs sombres sans fenêtres, qui sont essentiellement des oratoires. C'est si vrai que, dans leurs pièces officielles, les cisterciens ne dési­gneront jamais l'église de ce type que par le nom d'oratorio parfaitement adéquat.
Le parti pris de rectangularité (2) découle du précédent. Saint Bernard se montre préoccupé d'éliminer les courbes du plan pour les réserver à l'élévation. Même à Clairvaux, pro­jetée en son absence et peu réduite, il se refuse à autoriser l'abside ronde autour du sanctuaire et n'admet que le chevet droit.
Il y paraît tenir envers et contre tout : la liturgie de son temps l'oblige-t-elle à admettre des chapelles secondaires ? Celles-ci seront creusées au fond du mur droit, fût-ce au détri­ment de l'esthétique visuelle, plutôt que de consentir à l'abside.

Raison d'économie, ont prétendu certains, mais sûre­ment à tort: à peine Bernard est-il mort, en 1153, que les claravalliens disposent des moyens d'abattre le chevet droit de leur sanctuaire pour lui substituer la courbe d'une abside agrandissant la nef en éclairant le chœur. Et c'est là le début d'un courant de grandeur d'où surgiront plus tard les grandes cathédrales, le style européen gothique visionnaire, le gigan­tisme de Beauvais tel qu'abside et transept forment un édifice à nef inachevée...

Le parti pris de l'ouïe. — Les partis pris de simplifica­tion, de réduction, de rectangularité, ont fait qualifier l'ar­chitecture cistercienne d'art sans art. « Ce que nous admirons, c'est un art malgré lui», affirme un auteur (3); refusant le culte du Beau, les premiers cisterciens « ont fait beau rigou­reusement par hasard », déclare un autre (4).
Ces opinions ne seraient bien fondées que si l'on limitait le beau à ce qui se peut voir. Mais, outre la beauté qui se montre à nos yeux il en est une aussi qui s'adresse à l'oreille, et, lorsqu'un choix se pose en forme de dilemme entre une architecture ordonnée à la vue et des dispositions qui favori­sent l'ouïe. Bernard prend le parti de l'écoute de Dieu.
Saint Bernard enseigne en effet, s'appuyant sur les Ecri­tures, que « dans les choses de la foi et pour connaître le vrai, l'ouïe est supérieure à la vue » (5). Entré par l'ouïe, le mal avait brouillé la vue ; par le même chemin, si nous ouvrons l'oreille, le remède Verbal peut la régénérer (6). Et saint Ber­nard ajoute : « Vous devez savoir que le Saint Esprit, pour faire avancer une âme dans la spiritualité, recourt à la même méthode : il éduque l'ouïe avant de réjouir la vue. Ecoute, ma fille, dit-il, et vois (7). Pourquoi vous efforcer de voir ? Il faut tendre l'oreille. L'ouïe, cependant, nous restituera la vue, si notre attention est pieuse, fidèle et vigilante. Seule l'ouïe atteint à la vérité parce qu'elle perçoit le Verbe. Et donc : II faut éveiller l'ouïe et l'exercer à recevoir la vérité. »
(1)     Frédéric   Van  der MEER : Atlas  de   l'Ordre  cistercien. Séquoia, Paris-Bruxelles 1965, p. 39.
La   plupart   des   données   architecturales   de   ce   texte   sont tirées de cet ouvrage.
(2) Id., p. 41.
(3) Id.,. pages 47. 48.
(4) François CALI : La  plus grande  aventure  du  monde :
Cîteaux. Arthaud. 1956.
(5) Saint-Bernard : Œuvres mystiques, sermon XXVIII. Edi­tions du Seuil, Paris 1953. Traduction d'Albert Béguin.
(6 ) Id., p. 341   « // eût certes été digne de la vérité d'entrer en nous par ces hautes fenêtres que sont nos  veux, mais c'est là un privilège réservé à plus tard, lorsque nous contemplerons Dieu face à face. Aujourd'hui, le remède doit passer par la  voie où s'est glissé le mal, et la vie suit les traces mêmes de la mort, comme la lumière vient sur les pas de la nuit, et l'antidote de la  vérité' emprunte le canal où fut introduit le venin du serpent. La vérité doit venir ainsi guérir l'œil afin qu'il puisse voir à nouveau ce que sa  vision  brouillée  ne  perçoit  plus.  L'oreille  s'ouvre  la première à la vie, parce qu'elle fut la première porte de la mort : l'ouïe qui troubla notre vue doit lui rendre sa clarté, car si nous ne com­mencions  par  croire,  nous  ne  comprendrions pas.   L'ouïe   tient donc du mérite et la vue de la récompense. Le Prophète dit dans ce sens Tu donneras à mes oreilles, la joie et la consolation (*).c'est-à-dire que la vision béatifique doit être la récompense d'une ouïe attentive, dont le mérite nous vaudra la vision ».

(*) Ps., L, 10.
17) Ps., Xl.IV. 11.



L'EVEIL DE L'OUIE
LE SILENCE DU CLOITRE  ET L'INSTRUMENT DE PIERRE


S'IL faut exercer l'ouïe à recevoir la vérité, le silence du cloître lui permet d'échapper au vacarme du siècle qui vit sur fond sonore et perturbe l'écoute.

11 n'est guère pensable que le souci d'éveiller l'ouïe sur fond régulier de silence n'ait pas exercé une profonde influence sur l'architecture bernardienne.

Si l'on a souligné, avec juste raison, qu'une ascèse d'esprit logique et pragmatique assoiffé de droiture et de dépouillement se reflète et s'exprime en cette architecture, rien n'est plus évident ; mais alors, qu'on admette que s'y traduit surtout la primauté du Verbe réverbéré par l'homme en louange de Dieu.


Le parti pris de l'ouie domine les trois autres.
Le parti pris de simplification exclut tout accident des surfaces de pierre qui pourrait altérer la réverbération, tout mobilier, toute tenture qui pourraient étouffer le son, tout ornement, toute peinture et tout vitrail susceptibles de détour­ner vers l'œil l'attention que l'on doit réserver à l'oreille. Et pour mieux assurer encore cette priorité sensorielle, l'éclairement lui-même sera limité.
Le parti pris de réduction, pour la même raison, s'appli­que au nombre des fenêtres, assombrissant la nef. Si l'église mérite le nom Moratoire, c'est parce que ses dimensions sont bien délimitées par la mesure de l'oreille et de la voix.

Le parti pris de rectangularité est le moins explicable de tous : l'esprit « droit » de Bernard ne s'applique qu'au plan, non à l'élévation des voûtes qui sont courbes. Le saint se tait sur la technique et ses raisons. Mais s'il veut garder le silence, est-ce parce qu'il faut respecter les secrets d'Achard le géo­mètre et du compagnonnage ? En effet, les tracés cachent le Nombre d'Or (1), divine proportion, à la mesure humaine, qui régit aussi bien le son que la lumière

Est-ce pour cette raison que la nef de l'abbaye du Thoronet n'a pas de ton fondamental, de telle sorte que toutes les notes y résonnent également, de la plus basse à la plus haute, et que la mélodie s'y déroule homogène ?
Voûte austère, voûte exigeante dont la réverbération atteint quatre unités et qui. sous peine de sanction, ne s'accom­mode pas de n'importe quel timbre et veut un certain rythme en accord avec elle.
La pierre vibre avec le chœur, le temple est un immense instrument de musique dont le chant est rythmé par le souffle de l'homme.

(1)            Elisa MAILLARD : Du  Nombre d'Or. André Tournon. Paris  1943. Notre-Dame-du-Thoronet. pages 37 et 38.


LES TROIS VOUTES

POUR que l'instrument soit parfait dans son ensemble ainsi  qu'en toutes ses parties, il doit tenir son unité de celle du cosmos.
Pour éviter recueil des fantaisies gratuites et les excès d'un onirisme délirant, il lui faut obéir aux lois de l'univers en les subordonnant à la mesure humaine.
Et c'est ainsi que la maison de Dieu, qui est aussi maison des hommes, se dresse comme un mésocosme entre le microcosme et le macrocosme, grâce à la pierre orientée et grâce à l'or de sa divine proportion (1).

Les règles de construction mises en évidence par M. Hanno Hahn (2) paraissent moins particulières à l'architecture bernardienne que propres à l'ensemble du Roman bourguignon dont elle est issue (3). Mais le croquis d'église projetée par l'Ordre de Cîteaux que releva Villard de Honnecourt obéit à des proportions qui correspondent aux accords de quinte, de quarte et de tierce majeure (3). En fait, des recherches exactes seraient bien nécessaires à qui voudrait préciser les rapports entre les proportions géométriques et les propriétés acoustiques des oratoires.

Toutefois, le parti pris de l'ouïe veut que trois voûtes sonores symbolisent.

Voûte céleste où joue la musique des sphères, éternelle et puissante à l'Image du Père, et voûte du palais où vibre la parole, modulée dans la chair à l'Image du Verbe.
Et. répondant aux deux, une voûte de pierre qui réfléchit le verbe et féconde l'oreille, comme le Saint Esprit celle de Notre-Dame.


(1)     «Deux,  tant  qu'il y a seulement deux, il est impossible que  l'ajustage soit  beau  sans un   troisième ».  PLATON.  Timée.31 c.
(2)     Hanno H AI IN : Die frühe Kirchenbaukünst des Zisterzienser. 1957.
(3)     Paul AUD1BERT : Les nombres et les proportions dans l'architecture.  Imp.   Riccobono.  Draguignan.  pp.  80-81.





L'UNITE SONORE

MAGE du Pneuma, c'est le souffle de l'homme qui mesure la neume au sein des monodies.

Combien d'anachorètes troglodytes ont découvert et longuement étudié les qualités sonores de la caverne qui leur servait tout à la fois de demeure et de sanctuaire ?

Nul ne peut le savoir, mais peut-être est-ce là l'origine du soin des premiers cénobites de voûter avec art les premiers oratoires où les rugissements de mâles psalmodies jaillies du plus profond silence monastique couvraient les bruits du vent et de la chute d'eau, donnant aux déserts une voix (1)

La voûte à voix sonore, inexorable index du moindre des écarts de hauteur et de rythme, exige l'unisson du plain-chant, monodie où l'unité de temps demeure indivisible, et contraint les chanteurs au parfait synchronisme.
Quant au diachronisme, il impose sa loi : les notes égrenées dans une même neume passent du chœur au mur et du mur aux oreilles (2).
Une s'y meurt alors que la suivante naît. La réverbération représente à l'ouïe le ton déjà passé par le présent des lèvres.
La voûte qui déchante épaissit le présent et donne, en contrepoint, la synthèse des voix, mélodie continue de tons discontinus chacun en harmonie avec ceux qui précèdent.

La mort d'un ton rejoint la naissance de l'autre au sein d'une structure maîtresse du temps qui conduit de la vie à la métamorphose si le rythme imposé par l'espace de pierre s'accorde avec ceux de la voix et de l'oreille. Saint Bernard avait bien quelque raison précise de réduire ou bannir les mélismes trop longs.

Par effet Tomatis, l'oreille électronique permet de démon­trer l'unité fonctionnelle de l'ouïe et de la voix, schéma cyber­nétique, et de conditionner le chant et le langage : ce que la voix produit, l'oreille peut l'entendre ; ce que l'oreille entend, la voix le reproduit (3). D'où la voix caverneuse des anacho­rètes transmise par le chant aux premiers cénobites, et dont les Tibétains nous offrent un exemple.
L'église bernardienne est bien un oratoire : laboratoire où l'homme à l'écoute du ciel travaille, comme un pain, comme une nourriture, la parole-semence du Verbe Divin (4). Avec ou sans tympan, narthex. ou labyrinthe, une oreille géante enregistre les voix.
Analogues aux canaux semi-circulaires, les courbes jaillis­sant du chœur au presbytère, équilibrant les sons, les portent à la voûte qui pétrifie le verbe en une seule voix. Et ce modèle unique à son tour conditionne une diversité d'oreilles puis d'accents. II fallait donc prêter une grande attention à l'accent du latin parlé, pour découvrir la patrie d'origine des européens qui se retrouvaient au Chapitre de Cîteaux. car ils avaient subi le même envoûtement (5).



(1)     Frédéric van der MEER : Atlas de l'Ordre cistercien. Séquoia, Paris-Bruxelles 1965. p. 29.
(2)     Joseph  SAMSON : Musique  et  chants  sacrés.   Pour  la musique. Collection dirigée par Roland-Manuel. N.R.F. Gallimard,
Paris  1957.  p.   16.  Le  premier chapitre  est  intitulé :  La pierre chante.
(3)     Alfred TOMATIS : L'oreille et le langage. Le rayon de Ici science. Ed. du Seuil, Paris 1963. pp. 83. 104. 106 à 125.
(4)     Isaac de l'Etoile. Sermon XXIV.
(5)     « ...le mode d'excitation de l'ensemble du complexe neumophonologique.. s'oriente   vers une  identité  d'action  chez  tous les sujets soumis à l'expérimentation...» {TOMATIS. p. 107).




Comme l'ouïe s'ouvre avant que l'enfant voie le jour. Matines retentit avant que la lumière éclaire l'oculus braqué vers l'orient.
Première à s'éveiller, endormie la dernière dans la nuit du dortoir attenant à la nef en souvenir du temps des grottes primitives, l'oreille forme un tout des heures canoniales, oubliant les silences qui les séparaient, et les intègre ainsi dans l'unité sonore. Tandis qu'elle se ferme au monde extérieur, elle tend à s'ouvrir un chemin vers la vue obnubilée de nuit et de paupières closes.
De même que les heures s'intègrent les jours, de même que les jours les cycles liturgiques, du soleil de Noël à la lune de Pâques, le continu des chants, dominant les silences, signi­fie que le Verbe est vainqueur de la mort.
Transmis de vie en vie comme de siècle en siècle, le chant sacré rejoint les rythmes du cosmos en jetant dans l'oubli le silence des morts qui dorment dans la nuit du petit cimetière, embryons prêts à naître au soleil de la Gloire, blottis à l'orient du mur de chevet droit. Car le nerf auditif, en mourant le dernier, a préparé l'éveil des nouvelles structures qui. dès l'alléluia de la résurrection chanté dans l'au-delà par les neuf chœurs des anges, répondant à l'appel du Verbe Créateur par les chemins secrets de la synesthésie. ouvriront l'œil à la vision béatifique (1).


(1) « Tu désires voir, écoute : l'audition est un degré vers la vision ». dit saint Bernard.


HIER, AUJOURD'HUI, DEMAIN

HIER

1153 : le parti pris de l'ouïe meurt avec saint Bernard et tombe dans l'oubli, car. tandis qu'il accède à la vision céleste, ses disciples, frustrés par l'ascèse auditive et peut-être inspirés par ses effets terrestres (1). reprennent le chemin du primat visuel.

1154: au lieu du chevet droit de Clairvaux s'édifie la courbe d'une abside, fin du parti pris de rectangularité.
Quand l'ogive gothique escalade le ciel, elle éloigne le son de l'oreille de l'homme, préparant l'éclosion des œuvres visionnaires. L'oratoire a cédé la place aux cathédrales : c'en est fini du parti pris de réduction.
Libre du parti pris de simplification, le sévère oculus est devenu rosace ; des visions de gloire aux couleurs merveilleuses flamboient avec la pierre, à l'échelle onirique d'une cité céleste aux murs de pierreries (1)



(1) On sait que des perceptions visuelles hallucinatoires d'architectures grandioses merveilleusement colorées peuvent être obtenues à partir d'impressions et de sensations auditives, sous l'influence de la mescaline du peyotl ou de la psilocybine du teonanacatl. Elles pourraient être facilitées par la privation sensorielle. Cette liaison entre le domaine du verbe et celui de la lumière, qui ouvre les portes de la continuité entre deux modes de perception normalement discontinus, incline les indigènes du Mexique à croire que les hiérobotanes dans lesquelles s'incarnent ces substances à leurs yeux proprement divines méritent un culte religieux. Teonanacatl signifie : chair de Dieu.



 L'oreille se défend du triomphe de l'œil : le déchant de la voûte lui faisant défaut, la grande voix de pierre sera remplacée par l'organum, suivi de la polyphonie (1). Mais le chœur a du mal à rattraper la nef : l'instrument n'étant plus à la mesure humaine, la voûte gigantesque aura besoin de l'orgue.
-

( 1) « ...souvent, la messe de la Renaissance est le fleurissement polymorphe d'un thème grégorien... Loin de cacher le thème, les contrepoints s'appliquent à le mettre en valeur... Mais il y a plus encore. Il y a cette dimension nouvelle qu'introduit dans la musique l'art polyphone. Jusqu'alors, les sens se promenaient dans I’ espace sous la figure d'un fil horizontal. Soprano, alto, ténor, basse, lit-on maintenant en tête de la partition. Telle est l'actuelle disposition de l'édifice sonore. Il est devenu une masse qui a hauteur, profondeur. Fait essentiel par où s'accusent les relations du son et de la voûte.
Joseph SAMSON : Musique et chants sacrés. Gallimard, Paris, 1957, p. 48.


AUJOURD'HUI


Tant que l'oreille arrive à rattraper l'espace du temple, enrichissant la musique sacrée, une harmonie demeure au sein des liturgies.
Mais l'unité dans la diversité sonore est composée par l'homme et non plus par la voûte.
En s'écoulant, le temps modifie les structures. La pensée s'en ressent ; Descartes n'est pas loin : le triomphe de l'œil qui voit clair et distinct trompe l'entendement au nom de l'évidence (1).
Et deux siècles plus tard, la déesse « Raison » remplace l'oraison au chœur de Notre-Dame.

Quand survient le divorce entre l'œil et l'oreille, conjointe abandonnée, c'est l'unité qui meurt.
L'Esprit déserte l'art, le temple se profane, le « social » prend la place du spirituel.
Dans une architecture inconsciente du Verbe, la Parole de Dieu jetée au microphone s'y brise et s'y déforme au gré de haut-parleurs dont les cent bouches crient : « Je m'appelle Légion ».
Nefs désorientées du siècle des lumières, hall à la désastreuse influence acoustique, qu'importe aujourd'hui qu'on y chante l'Evangile sans se soucier de l'oreille directrice (2).
Ne sachant plus chanter sur le rythme des neumes. l'adolescent sevré de pierres et de ciel livre aujourd'hui son cœur aux rythmes endiablés dont on connaît trop bien les effets dysleptiques (3).
Si l'unité sonore des anachorètes, transmise par les chœurs de moines cénobites, doit enfin s'élargir aux dimensions des peuples, il faut, plus que jamais, en garder le trésor.


( 1)  Voir pages 4, note 6
(2)          Alfred TOMATIS : L'oreille et le langage. Le rayon de la science. Ed. du Seuil, Paris 1963, pp. 127 à 175.
(3)          En mars 1966, des scènes d'hystérie collective ont marqué le passage des « Rolling Stones » à l'Olympia.



DEMAIN

Puisque Cîteaux nous a légué des oratoires, que la géométrie scrute leurs proportions et que les physiciens y mesurent les sons.
Précisons leurs effets physio-psychologiques peut-être curatifs des troubles phonatoires, et l'euphorie de leur milieu réverbérant (1).
Le Thoronet s'offre aux recherches musicales rythmiques, mélodiques et polyphoniques (2). comme un laboratoire où se cache le Verbe.

L'Histoire nous dira s'il y a synchronisme entre l'architecture et l'unité sonore et si leurs devenirs ont été parallèles. A l'heure où le latin n'est plus l'unique langue, l'oreille, exercée par des neumes séculaires, demande aux chants sacrés de respecter leurs sources (3).
Oui. mieux qu'un oratoire, offre aux musicologues la possibilité d'études diachroniques pour passer du latin aux langues autochtones ?(4).
Comme un très lent pendule oscille au fil des siècles, il nous faudra demain revenir à l'oreille. Saint Bernard, en silence, a montré le chemin.
Quand sonnera pour nous l'heure apocalyptique de plonger dans le sol des cryptes de béton, lieux sacrés à l'abri de la pluie atomique, l'architecte devra, dans la simplicité, répondre par avance à l'angoisse des foules en tirant de leur nuit la lumière du Verbe.

Hubert LARCHER.
8 septembre 1968



(1)          Alfred TOMATIS id., p. 39.
(2)          Janos   KOM1VES   :   Recherches   musicales   concernant l'acoustique de la grande nef de l'abbaye du Thoronet. Manuscrit daté du 1" juin 1961, proposant un plan de travail. Je remercie  l'auteur  d'avoir  bien   voulu  me  confier  cet  inédit,  et  je  le remercie aussi de son aide, ainsi que M. André BEROFF.
(3)          Ecouter est le premier acte positif indispensable de participation   des  fidèles  si  l'on   veut   qu'ils  apprennent   à   chanter correctement.
(4)          C'est  ainsi qu'en français, il est  très important de  bien déterminer la valeur prosodique de FF, « muet ».
Cf. : Félicicn  MARS   :   Psalmodie   cl   diction   chorale.   La Croix, 1 I  février 1966.


Ce texte est destiné à paraître dans le tome 111 de {'Encyclopédie des Musiques  sacrées  aux   Editions  Labergerie.

Qu’il me soit permis d’ajouter cette précision ; cette version reprise en Word du projet originel  de notre ami le Dr LARCHER, paraissait bien dans le tome 3 de cette Encyclopédie, pages 470 à 474. La mise en lumière de variantes  ne fut pas recherchée.

JPB

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