L’ACOUSTIQUE CISTERCIENNE ET L’UNITE SONORE
MYSTERE D'UNE ARCHITECTURE
L'ABBAYE DU THORONET
NOTRE Dame ! Toutes les églises de l'Ordre de Cîteaux
vous sont dédiées et toutes
sont consacrées en votre honneur.
Puissiez-vous m'inspirer les
pensées nécessaires pour en bien pénétrer
le merveilleux secret.
Le mystère s'impose à
l'homme de ce siècle dès l'entrée dans la grande nef de l'abbaye du Thoronet(l)
avec un réalisme tel qu'il se trouve saisi par la confrontation brutale de son
être et des vestiges du « vécu » de moines morts depuis huit siècles.
Si l'abbaye du Thoronet permet à elle seule d'illustrer tout le livre de M.
François Cali sur la plus grande aventure du monde :
l'architecture mystique de Cîteaux (2). C’est parce qu'elle offre à notre
temps un ensemble typique de l'architecture cistercienne du XIIe
siècle.
1
certains auteurs écrivent : Thoronnet.
2 Photographies de
Lucien HERVE. Arthaud,
1956.
CITEAUX : LE PARTI
PRIS DE SIMPLIFICATION
FONDEE en 1098. l'abbaye de Cîteaux donna naissance à
celle de Bonnevaux en
1119. dont naquit celle de Mazan en 1120, mère de celle du Thoronet en 1136. L'abbaye du Thoronet
est donc
l'arrière-petite-fille provençale
de la première ancêtre bourguignonne.
Sa date de naissance la situe dès l'origine
de cette impressionnante floraison européenne d'églises cisterciennes voûtées qui débute vers 1135
et dont l'exemplaire le plus célèbre est celui de Fontenay, commencé en 1138 et
consacré en 1147 en présence de saint Bernard de Clairvaux.
Ainsi l'abbaye du
Thoronet offre-t-elle le double intérêt d'ajouter aux particularités de
l'architecture cistercienne celles, plus singulières encore, du plan bernardin.
Dès qu'ils construisent en pierre, pour
durer, les cisterciens adoptent un plan identique, une technique uniforme, une exécution
homogène.
Si le plan bénédictin, issu de ceux de la villa
et de la laure, se retrouve dans leurs abbayes, les particularités de leur architecture
découlent de leur parti pris de simplification, appliqué surtout aux
églises.
Faites de pierres nues appareillées avec le
plus grand soin, dépourvues de tout ornement, peinture sculpture, tenture, ou meubles superflus,
elles sont systématiquement dépouillées de tout prétexte à distraction au détriment de la Parole. Entièrement voûtées à la mode
de Bourgogne, elles ne se compliquent ni d'étages, ni de tribunes, ni d'arcades ou
de corniches, ni d'aucun autre accident.
Sobres ouvertures dont le vitrail est exclu, oculi regardant l'un vers
l'orient, l'autre vers l'occident : de jour une pénombre grise est préférée à
la couleur. En 1152 l'éclairage
est
régulièrement limité à cinq lampes pendant Vigiles, messes et vêpres seulement.
Si cette architecture s'est répandue,
à partir de 1134. à travers toute l'Europe d'une manière explosive,
l'épicentre de cette prodigieuse diffusion se situe à Clairvaux. fondée le 25 juin 1115. où saint Bernard,
soucieux d'œuvrer solidement, mit au point un programme de construction, avec le
concours de spécialistes qualifiés parmi lesquels Achard le géomètre.
Et ce programme s'imposa jusqu'à la mort de
saint Bernard
en 1153. mais c'est en vain qu'on chercherait un mot y faisant allusion dans
le fertile ensemble de son œuvre écrite, et les statuts de l'Ordre imitent ce silence.
Pourtant le plan dit bernardin ne peut faire
aucun doute en raison de particularités dont certaines ont suscité l'étonnement. la
controverse ou l'incompréhension, et qui résultent de trois partis pris
SAINT BERNARD ET SES
TROIS PARTIS PRIS
LE parti pris de réduction (1) dresse saint Bernard
contre les dimensions, excessives selon son entendement, des églises clunisiennes.
Il ordonne de réduire longueur et largeur dont procède la hauteur dans les tracés
traditionnels, et n'hésitera pas, pour y bien réussir, à se tourner vers les
modèles bourguignons
du xr siècle à voûtes en berceau, nefs sombres sans fenêtres, qui sont
essentiellement des oratoires. C'est si vrai que, dans leurs pièces officielles, les
cisterciens ne désigneront jamais l'église de ce type que par le nom d'oratorio
parfaitement
adéquat.
Le parti pris de rectangularité (2) découle du
précédent. Saint Bernard se montre préoccupé d'éliminer les courbes du plan pour les
réserver à l'élévation. Même à Clairvaux, projetée en son absence et peu
réduite, il se refuse à autoriser l'abside ronde autour du sanctuaire et n'admet
que le chevet droit.
Il y paraît tenir envers et contre tout
: la liturgie de son temps l'oblige-t-elle à admettre des chapelles
secondaires ? Celles-ci seront creusées au fond du mur droit, fût-ce au détriment de l'esthétique
visuelle, plutôt que de consentir à l'abside.
Raison d'économie, ont prétendu certains, mais sûrement à tort: à peine
Bernard est-il mort, en 1153, que les claravalliens disposent des moyens d'abattre
le chevet droit de leur sanctuaire pour lui substituer la courbe d'une abside agrandissant la nef en
éclairant le chœur. Et c'est là le début d'un courant de grandeur d'où surgiront plus
tard les grandes cathédrales, le style européen gothique visionnaire, le gigantisme de Beauvais tel
qu'abside et transept forment un édifice à nef inachevée...
Le parti pris de l'ouïe. — Les partis pris de
simplification, de réduction, de rectangularité, ont fait qualifier l'architecture
cistercienne d'art sans art. « Ce que nous admirons, c'est un art malgré
lui», affirme un auteur (3); refusant le culte du Beau, les premiers cisterciens « ont
fait beau rigoureusement par hasard », déclare un autre (4).
Ces opinions ne seraient bien fondées que si
l'on limitait le beau à ce qui se peut voir. Mais, outre la beauté qui se montre à nos yeux il
en est une aussi qui s'adresse à l'oreille, et, lorsqu'un choix se pose en forme de
dilemme entre une architecture ordonnée à la vue et des dispositions qui favorisent l'ouïe. Bernard
prend le parti de l'écoute de Dieu.
Saint Bernard
enseigne en effet, s'appuyant sur les Ecritures, que « dans les choses de la foi et pour
connaître le vrai, l'ouïe est supérieure à la vue » (5). Entré par l'ouïe, le mal avait brouillé la
vue ; par le même chemin, si nous ouvrons l'oreille, le remède Verbal peut la régénérer
(6). Et saint Bernard ajoute : « Vous devez savoir que le Saint Esprit, pour faire avancer une âme
dans la spiritualité, recourt à la même méthode : il éduque l'ouïe avant de réjouir la
vue. Ecoute, ma fille, dit-il, et vois (7). Pourquoi vous
efforcer de voir ? Il faut tendre l'oreille. L'ouïe, cependant, nous restituera la
vue, si notre
attention est pieuse, fidèle et vigilante. Seule l'ouïe atteint à la vérité parce
qu'elle perçoit le Verbe. Et donc : II faut éveiller l'ouïe et l'exercer à recevoir la
vérité. »
(1) Frédéric
Van der MEER : Atlas
de l'Ordre cistercien. Séquoia, Paris-Bruxelles 1965, p. 39.
La
plupart des données
architecturales de ce
texte sont tirées de cet
ouvrage.
(2) Id., p. 41.
(3) Id.,. pages 47. 48.
(4) François CALI : La plus grande aventure
du monde :
Cîteaux. Arthaud. 1956.
Cîteaux. Arthaud. 1956.
(5) Saint-Bernard :
Œuvres mystiques, sermon XXVIII. Editions du Seuil, Paris 1953. Traduction d'Albert Béguin.
(6 ) Id., p. 341 « // eût
certes été digne de la vérité d'entrer en nous par ces hautes
fenêtres que sont nos veux, mais c'est
là un
privilège réservé à plus tard, lorsque nous contemplerons Dieu face à face.
Aujourd'hui, le remède doit passer par la voie où s'est glissé le mal, et la vie suit les
traces mêmes de la mort, comme la lumière vient sur les pas de la nuit, et
l'antidote de la vérité' emprunte le canal où
fut introduit le venin du serpent. La vérité doit venir ainsi
guérir l'œil afin qu'il puisse voir à nouveau ce que sa vision
brouillée ne perçoit
plus. L'oreille s'ouvre
la première à la vie, parce qu'elle fut la première porte de la mort :
l'ouïe qui troubla notre vue doit lui rendre sa clarté, car si nous ne commencions par croire, nous
ne comprendrions pas. L'ouïe
tient donc du mérite et la vue de la récompense. Le Prophète dit
dans ce sens Tu donneras à mes oreilles, la joie et la consolation (*).c'est-à-dire que la vision béatifique doit
être la récompense d'une ouïe attentive, dont le mérite nous vaudra la
vision ».
(*) Ps., L, 10.
17) Ps., Xl.IV. 11.
L'EVEIL DE L'OUIE
LE SILENCE DU CLOITRE ET L'INSTRUMENT DE
PIERRE
S'IL faut exercer l'ouïe à
recevoir la vérité, le silence du cloître lui permet d'échapper au vacarme du
siècle qui vit sur fond sonore et perturbe l'écoute.
11 n'est guère pensable que
le souci d'éveiller l'ouïe sur fond régulier de silence n'ait pas exercé une
profonde influence sur l'architecture bernardienne.
Si l'on a souligné, avec
juste raison, qu'une ascèse d'esprit logique et pragmatique assoiffé de
droiture et de dépouillement se reflète et s'exprime en cette architecture,
rien n'est plus évident ; mais alors, qu'on admette que s'y traduit surtout la
primauté du Verbe réverbéré par l'homme en louange de Dieu.
Le parti pris de l'ouie domine les trois autres.
Le parti pris de
simplification exclut tout accident des surfaces de pierre qui pourrait altérer la
réverbération, tout mobilier, toute tenture qui pourraient étouffer le son,
tout ornement,
toute peinture et tout vitrail susceptibles de détourner vers l'œil
l'attention que l'on doit réserver à l'oreille. Et pour mieux assurer encore cette
priorité sensorielle, l'éclairement lui-même sera limité.
Le parti pris de
réduction, pour la même raison, s'applique au nombre des fenêtres, assombrissant la
nef. Si l'église mérite le nom Moratoire, c'est parce que ses dimensions
sont bien
délimitées par la mesure de l'oreille et de la voix.
Le parti pris de rectangularité est le moins explicable de tous : l'esprit «
droit » de Bernard ne s'applique qu'au plan, non à l'élévation des voûtes qui sont
courbes. Le saint se tait sur la technique et ses raisons. Mais s'il veut garder le
silence, est-ce
parce qu'il faut respecter les secrets d'Achard le géomètre et du
compagnonnage ? En effet, les tracés cachent le Nombre d'Or (1), divine proportion, à
la mesure humaine, qui régit aussi bien le son que la lumière
Est-ce pour cette raison que la nef de
l'abbaye du Thoronet n'a pas de ton fondamental, de telle sorte que toutes les notes y résonnent
également, de la plus basse à la plus haute, et que la mélodie s'y déroule homogène
?
Voûte austère, voûte exigeante dont la
réverbération atteint quatre unités et qui. sous peine de sanction, ne s'accommode pas de n'importe
quel timbre et veut un certain rythme en accord avec elle.
La pierre vibre avec le chœur, le temple est un immense instrument de musique
dont le chant est rythmé par le souffle de l'homme.
(1)
Elisa MAILLARD : Du Nombre d'Or. André Tournon. Paris 1943. Notre-Dame-du-Thoronet.
pages 37 et 38.
LES TROIS VOUTES
POUR que l'instrument soit
parfait dans son ensemble ainsi qu'en
toutes ses parties, il doit tenir son unité de celle du cosmos.
Pour éviter recueil des
fantaisies gratuites et les excès d'un onirisme délirant, il lui faut obéir aux
lois de l'univers en les subordonnant à la mesure humaine.
Et c'est ainsi que la maison
de Dieu, qui est aussi maison des hommes, se dresse comme un mésocosme entre le
microcosme et le macrocosme, grâce à la pierre orientée et grâce à l'or de sa
divine proportion (1).
Les règles de construction
mises en évidence par M. Hanno Hahn (2) paraissent moins particulières à
l'architecture bernardienne que propres à l'ensemble du Roman bourguignon dont
elle est issue (3). Mais le croquis d'église projetée par l'Ordre de Cîteaux
que releva Villard de Honnecourt obéit à des proportions qui correspondent aux
accords de quinte, de quarte et de tierce majeure (3). En fait, des recherches
exactes seraient bien nécessaires à qui voudrait préciser les rapports entre
les proportions géométriques et les propriétés acoustiques des oratoires.
Toutefois, le parti pris de
l'ouïe veut que trois voûtes sonores symbolisent.
Voûte céleste où joue la
musique des sphères, éternelle et puissante à l'Image du Père, et voûte du
palais où vibre la parole, modulée dans la chair à l'Image du Verbe.
Et. répondant aux deux, une
voûte de pierre qui réfléchit le verbe et féconde l'oreille, comme le Saint
Esprit celle de Notre-Dame.
(1) «Deux, tant
qu'il y a seulement deux, il est impossible que l'ajustage soit beau
sans un troisième ». PLATON.
Timée.31 c.
(2) Hanno H
AI IN : Die frühe Kirchenbaukünst des Zisterzienser. 1957.
(3) Paul
AUD1BERT : Les nombres et les proportions dans l'architecture. Imp.
Riccobono. Draguignan. pp.
80-81.
L'UNITE SONORE
MAGE du Pneuma, c'est le
souffle de l'homme qui mesure la neume au sein des monodies.
Combien d'anachorètes
troglodytes ont découvert et longuement étudié les qualités sonores de la
caverne qui leur servait tout à la fois de demeure et de sanctuaire ?
Nul ne peut le savoir, mais
peut-être est-ce là l'origine du soin des premiers cénobites de voûter avec art
les premiers oratoires où les rugissements de mâles psalmodies jaillies du plus
profond silence monastique couvraient les bruits du vent et de la chute d'eau,
donnant aux déserts une voix (1)
La voûte à voix sonore,
inexorable index du moindre des écarts de hauteur et de rythme, exige l'unisson
du plain-chant, monodie où l'unité de temps demeure indivisible, et contraint
les chanteurs au parfait synchronisme.
Quant au diachronisme, il
impose sa loi : les notes égrenées dans une même neume passent du chœur au mur
et du mur aux oreilles (2).
Une s'y meurt alors que la
suivante naît. La réverbération représente à l'ouïe le ton déjà passé par le
présent des lèvres.
La voûte qui déchante
épaissit le présent et donne, en contrepoint, la synthèse des voix, mélodie
continue de tons discontinus chacun en harmonie avec ceux qui précèdent.
La mort d'un ton rejoint la
naissance de l'autre au sein d'une structure maîtresse du temps qui conduit de
la vie à la métamorphose si le rythme imposé par l'espace de pierre s'accorde
avec ceux de la voix et de l'oreille. Saint Bernard avait bien quelque raison
précise de réduire ou bannir les mélismes trop longs.
Par effet Tomatis, l'oreille électronique
permet de démontrer l'unité fonctionnelle de l'ouïe et de la voix, schéma cybernétique, et de
conditionner le chant et le langage : ce que la voix produit, l'oreille peut l'entendre
; ce que l'oreille entend, la voix le reproduit (3). D'où la voix caverneuse des
anachorètes
transmise par le chant aux premiers cénobites, et dont les Tibétains nous offrent
un exemple.
L'église bernardienne est bien un oratoire :
laboratoire où l'homme à l'écoute du ciel travaille, comme un pain, comme une nourriture, la
parole-semence du Verbe Divin (4). Avec ou sans tympan, narthex. ou labyrinthe, une
oreille géante enregistre les voix.
Analogues aux canaux semi-circulaires, les
courbes jaillissant du chœur au presbytère, équilibrant les sons,
les portent à la voûte qui pétrifie le
verbe en une seule voix. Et ce modèle unique à son tour conditionne une diversité d'oreilles puis d'accents. II
fallait donc prêter une grande attention à l'accent du latin parlé, pour découvrir la patrie d'origine
des européens qui se retrouvaient au Chapitre de Cîteaux. car ils
avaient subi le même envoûtement (5).
(1) Frédéric
van der MEER : Atlas de l'Ordre cistercien. Séquoia, Paris-Bruxelles 1965. p.
29.
(2) Joseph SAMSON : Musique et
chants sacrés. Pour
la musique. Collection dirigée par Roland-Manuel. N.R.F. Gallimard,
Paris 1957. p.
16. Le premier chapitre est
intitulé : La pierre chante.
(3) Alfred
TOMATIS : L'oreille et le langage. Le rayon de Ici science. Ed. du Seuil, Paris
1963. pp. 83. 104. 106 à 125.
(4) Isaac de
l'Etoile. Sermon XXIV.
(5) « ...le
mode d'excitation de l'ensemble du complexe neumophonologique.. s'oriente vers une
identité d'action chez
tous les sujets soumis à l'expérimentation...» {TOMATIS. p. 107).
Comme l'ouïe s'ouvre avant que l'enfant voie
le jour. Matines
retentit avant que la lumière éclaire l'oculus braqué vers l'orient.
Première à s'éveiller, endormie la
dernière dans la nuit du dortoir attenant à la nef en souvenir du temps des
grottes primitives,
l'oreille forme un tout des heures canoniales, oubliant les silences qui les
séparaient, et les intègre ainsi dans l'unité sonore. Tandis qu'elle se ferme au
monde extérieur, elle tend à s'ouvrir un chemin vers la vue obnubilée de nuit et de paupières
closes.
De même que les heures s'intègrent les jours,
de même que
les jours les cycles liturgiques, du soleil de Noël à la lune de Pâques, le
continu des chants, dominant les silences, signifie que le Verbe est vainqueur de la
mort.
Transmis de vie en
vie comme de siècle en siècle, le chant sacré rejoint les rythmes du cosmos en jetant
dans l'oubli le silence des morts qui dorment dans la nuit du petit cimetière, embryons prêts à
naître au soleil de la Gloire,
blottis à l'orient du mur de chevet droit. Car le nerf auditif, en mourant le dernier, a préparé
l'éveil des nouvelles structures qui. dès l'alléluia de la résurrection chanté dans
l'au-delà par les neuf chœurs des anges, répondant à l'appel du Verbe Créateur par les
chemins secrets de la synesthésie. ouvriront l'œil à la vision béatifique
(1).
(1) « Tu désires
voir, écoute : l'audition est un degré vers la vision ». dit saint Bernard.
HIER, AUJOURD'HUI, DEMAIN
HIER
1153
: le parti pris de l'ouïe meurt avec saint Bernard et tombe dans l'oubli, car.
tandis qu'il accède à la vision céleste, ses disciples, frustrés par l'ascèse
auditive et peut-être inspirés par ses effets terrestres (1). reprennent le
chemin du primat visuel.
1154:
au lieu du chevet droit de Clairvaux s'édifie la courbe d'une abside, fin du parti pris de rectangularité.
Quand
l'ogive gothique escalade le ciel, elle éloigne le son de l'oreille de l'homme,
préparant l'éclosion des œuvres visionnaires. L'oratoire a cédé la place aux
cathédrales : c'en est fini du parti pris
de réduction.
Libre
du parti pris de simplification, le
sévère oculus est devenu rosace ; des visions de gloire aux couleurs
merveilleuses flamboient avec la pierre, à l'échelle onirique d'une cité céleste
aux murs de pierreries (1)
(1) On sait que
des perceptions visuelles hallucinatoires d'architectures grandioses
merveilleusement colorées peuvent être obtenues à partir d'impressions et de
sensations auditives, sous l'influence de la mescaline du peyotl ou de la
psilocybine du teonanacatl. Elles pourraient être facilitées par la privation
sensorielle. Cette liaison entre le domaine du verbe et celui de la lumière,
qui ouvre les portes de la continuité entre deux modes de perception
normalement discontinus, incline les indigènes du Mexique à croire que les
hiérobotanes dans lesquelles s'incarnent ces substances à leurs yeux proprement
divines méritent un culte religieux. Teonanacatl signifie : chair de Dieu.
L'oreille se défend du triomphe de l'œil : le
déchant de la voûte lui faisant défaut, la grande voix de pierre sera remplacée
par l'organum, suivi de la polyphonie (1). Mais le chœur a du mal à rattraper
la nef : l'instrument n'étant plus à la mesure humaine, la voûte gigantesque
aura besoin de l'orgue.
-
( 1) « ...souvent, la messe de la Renaissance est le fleurissement
polymorphe d'un thème grégorien... Loin de cacher le thème, les contrepoints
s'appliquent à le mettre en valeur... Mais il y a plus encore. Il y a cette
dimension nouvelle qu'introduit dans la musique l'art polyphone. Jusqu'alors,
les sens se promenaient dans I’ espace sous la figure d'un fil horizontal.
Soprano, alto, ténor, basse, lit-on maintenant en tête de la partition. Telle
est l'actuelle disposition de l'édifice sonore. Il est devenu une masse qui a
hauteur, profondeur. Fait essentiel par où s'accusent les relations du son et
de la voûte.
Joseph SAMSON : Musique et chants
sacrés. Gallimard, Paris, 1957, p. 48.
AUJOURD'HUI
Tant
que l'oreille arrive à rattraper l'espace du temple, enrichissant la musique
sacrée, une harmonie demeure au sein des liturgies.
Mais
l'unité dans la diversité sonore est composée par l'homme et non plus par la
voûte.
En
s'écoulant, le temps modifie les structures. La pensée s'en ressent ; Descartes
n'est pas loin : le triomphe de l'œil qui voit clair et distinct trompe
l'entendement au nom de l'évidence (1).
Et
deux siècles plus tard, la déesse « Raison » remplace l'oraison au chœur de
Notre-Dame.
Quand
survient le divorce entre l'œil et l'oreille, conjointe abandonnée, c'est
l'unité qui meurt.
L'Esprit
déserte l'art, le temple se profane, le « social » prend la place du spirituel.
Dans
une architecture inconsciente du Verbe, la Parole de Dieu jetée au microphone s'y brise et
s'y déforme au gré de haut-parleurs dont les cent bouches crient : « Je
m'appelle Légion ».
Nefs
désorientées du siècle des lumières, hall à la désastreuse influence
acoustique, qu'importe aujourd'hui qu'on y chante l'Evangile sans se soucier de
l'oreille directrice (2).
Ne
sachant plus chanter sur le rythme des neumes. l'adolescent sevré de pierres et
de ciel livre aujourd'hui son cœur aux rythmes endiablés dont on connaît trop
bien les effets dysleptiques (3).
Si
l'unité sonore des anachorètes, transmise par les chœurs de moines cénobites,
doit enfin s'élargir aux dimensions des peuples, il faut, plus que jamais, en
garder le trésor.
( 1)
Voir pages 4, note 6
(2) Alfred
TOMATIS : L'oreille et le langage. Le rayon de la science. Ed. du Seuil, Paris
1963, pp. 127 à 175.
(3) En
mars 1966, des scènes d'hystérie collective ont marqué le passage des « Rolling
Stones » à l'Olympia.
DEMAIN
Puisque
Cîteaux nous a légué des oratoires, que la géométrie scrute leurs proportions
et que les physiciens y mesurent les sons.
Précisons
leurs effets physio-psychologiques peut-être curatifs des troubles phonatoires,
et l'euphorie de leur milieu réverbérant (1).
Le
Thoronet s'offre aux recherches musicales rythmiques, mélodiques et
polyphoniques (2). comme un laboratoire où se cache le Verbe.
L'Histoire
nous dira s'il y a synchronisme entre l'architecture et l'unité sonore et si
leurs devenirs ont été parallèles. A l'heure où le latin n'est plus l'unique
langue, l'oreille, exercée par des neumes séculaires, demande aux chants sacrés
de respecter leurs sources (3).
Oui.
mieux qu'un oratoire, offre aux musicologues la possibilité d'études
diachroniques pour passer du latin aux langues autochtones ?(4).
Comme
un très lent pendule oscille au fil des siècles, il nous faudra demain revenir
à l'oreille. Saint Bernard, en silence, a montré le chemin.
Quand
sonnera pour nous l'heure apocalyptique de plonger dans le sol des cryptes de
béton, lieux sacrés à l'abri de la pluie atomique, l'architecte devra, dans la
simplicité, répondre par avance à l'angoisse des foules en tirant de leur nuit
la lumière du Verbe.
Hubert LARCHER.
8 septembre 1968
(1) Alfred
TOMATIS id., p. 39.
(2) Janos KOM1VES
: Recherches musicales
concernant l'acoustique de la grande nef de l'abbaye du Thoronet.
Manuscrit daté du 1" juin 1961, proposant un plan de travail. Je
remercie l'auteur d'avoir
bien voulu me
confier cet inédit,
et je le remercie aussi de son aide, ainsi que M.
André BEROFF.
(3) Ecouter
est le premier acte positif indispensable de participation des
fidèles si l'on
veut qu'ils apprennent
à chanter correctement.
(4) C'est ainsi qu'en français, il est très important de bien déterminer la valeur prosodique de FF, «
muet ».
Cf. : Félicicn MARS
: Psalmodie cl
diction chorale. La
Croix, 1 I février
1966.
Ce
texte est destiné à paraître dans le tome 111 de {'Encyclopédie des
Musiques sacrées aux Editions Labergerie.
Qu’il me soit permis d’ajouter cette
précision ; cette version reprise en Word du projet originel de notre ami le Dr LARCHER, paraissait bien
dans le tome 3 de cette Encyclopédie, pages 470 à 474. La mise en lumière de
variantes ne fut pas recherchée.
JPB
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