Le mince livret qui constitue la base de
la foi chrétienne, nous le nommons « Nouveau Testament ». Or ce livre renvoie
constamment à un autre qui y est appelé simplement « l'Écriture » ou « les Écritures », c'est-à-dire à la Bible qui s'est
développée au cours de l'histoire du Peuple juif jusqu'au Christ et que
l'on nomme chez les chrétiens « Ancien Testament ». L'ensemble des Écritures
sur lesquelles s'appuie la foi chrétienne, apparaît ainsi comme un « Testament
» de Dieu aux hommes rédigé à deux niveaux, comme l'annonce de sa volonté au monde. Le mot « Testament » n'a pas été ajouté
aux Écritures de l'extérieur, il a été tiré d'elles : le titre que les
chrétiens donnent aux deux livres n'entend pas décrire seulement après coup le
sens essentiel du livre, mais pour ainsi dire mettre en lumière le fil
conducteur interne de l’Ecriture et citer le mot fondamental qui constitue la
clef de l'ensemble. Dans cette mesure, ce mot nous place en quelque sorte
devant la tentative de dire de façon synthétique, dans une expression tirée de
sa source fondatrice elle-même, l'« essence du christianisme ».
1. Testament ou Alliance ? De l'analyse
sémantique à la question de fond
Mais le mot latin « testamentum » a-t-il été
vraiment bien choisi ? Traduit-il exactement le vocable du texte hébreu et du texte grec qui est
sous-jacent ou conduit-il sur une mauvaise piste ? Le problème de traduction
ressort clairement du contraste entre la traduction de la Vetus Latina et
celle de saint Jérôme. Tandis que la première dit « Testamentum »,
Jérôme s'est décidé pour « fœdus » ou « pactum » (1).
Comme titre de livre l'appellation « Testament » a pu s'imposer; mais quand
nous parlons du contenu même des choses, nous suivons Jérôme et utilisons, dans
la théologie autant que dans la liturgie, l'expression Ancienne et Nouvelle
Alliance.
Mais qu'est-ce qui est juste ? De quoi
parle au fond la Bible lorsqu'elle utilise ce mot ? Sur l'étymologie du terme hébreu « berith » les érudits ne sont pas
arrivés à un accord ; la signification du mot visé par les rédacteurs
bibliques ne peut être découverte qu'à partir du contenu général des textes.
Une indication importante pour l'intelligence du terme reste le fait que les
traducteurs grecs de la Bible hébraïque ont
traduit par ôiaOrjKn 267 passages sur 287 dans lesquels apparaît le
terme « berith », donc pas par le terme otiovôiî
ni non plus avvOrjKn qui en grec serait l'équivalent de pacte
ou alliance (2) : leur intelligence théologique
des textes leur a fait manifestement conclure qu'il ne s'agit pas dans l'état
biblique des choses d'une suntheke - d'un accord réciproque -, mais
d'une dia-theke, d'une disposition dans laquelle ce ne sont pas deux
volontés qui s'unissent, mais une volonté qui fixe un ordre. La
recherche exégétique est aujourd'hui - pour autant que je puisse voir -
unanimement convaincue que les hommes de la Septante ont de la sorte compris
correctement le texte biblique (3). Ce que nous appelons «
Alliance » ne doit jamais être entendu dans la Bible comme un rapport
symétrique de deux partenaires qui entrent dans un rapport contractuel l'un avec l'autre et s'imposent
mutuellement des obligations et des sanctions : cette idée de
partenariat (Partnerschaft) de même niveau est inconciliable avec
l'image biblique de Dieu. La Septante suppose plutôt que l'homme serait par
lui-même tout à fait hors d'état d'établir un rapport avec Dieu, et encore
moins de lui donner et de recevoir quelque chose en échange, ou surtout de lui
imposer des obligations comme une chose correspondant aux actions entreprises
elles-mêmes. Lorsqu'il y va d'un rapport entre Dieu et l'homme, cela ne peut se
dérouler qu'à travers une libre initiative
de Dieu, dont la souveraineté demeure totalement intacte. Il s'agit de la sorte
d'un rapport tout à fait asymétrique, parce que dans le rapport à la
créature, Dieu est et reste le tout autre : l'« Alliance » n'est pas un contrat en réciprocité, mais un don, un acte
créateur de l'amour de Dieu. Par cette dernière affirmation, nous allons
déjà, il est vrai, au-delà de la question philologique. Bien
que la figure de l'Alliance reproduise les contrats
hittites et assyriens, dans lesquels le suzerainimpose son droit au vassal,
l'Alliance de Dieu avec Israël est plus qu'un contrat de vassalité : Dieu, le
roi, ne reçoit rien de l'homme, mais en réalité, il lui donne, dans le don de
son droit, le chemin de la vie.
À ce point s'impose une question. Le type
vétéro-testamentaire d'Alliance correspond, au sens formel strict, au type de
contrat de vassalité et à sa structure asymétrique. Mais la dynamique de la
notion de Dieu change néanmoins de l'intérieur l'essence du contrat, la
signification de l'initiative souveraine. Or quand, dans le cas présent, la
véritable essence de l'événement n'est plus vue à partir du contrat politique,
mais est décrite sous l'image de l'amour sponsal, comme cela arrive chez les
prophètes - de la façon sans doute la plus saisissante dans Ezechiel 16 -,
quand l'acte contractuel apparaît comme une histoire d'amour entre Dieu et le
peuple élu, est-ce que l'asymétrie demeure dans sa forme ancienne ? Certes,
dans l'Orient ancien le mariage n'est pas vu comme un rapport entre
partenaires, mais considéré, du point de vue de l'homme, en tant que seigneur,
de façon patriarcale ; cependant la représentation prophétique de l'amour
passionné de Dieu dépasse les données présentes dans la structure juridique de
l'Orient. D'une part la notion de Dieu apparaît nécessairement, face à
l'infinie altérité de Dieu, comme l'intensification la plus radicale de l'asymétrie ; d'autre part la véritable essence
de ce Dieu semble créer véritablement une bilatéralité inattendue.
Ici s'ouvre une première perspective sur l'élaboration
philosophique du thème de l'Alliance dans l'histoire de la théologie
chrétienne. A l'Alliance comme image tirée de la sphère du droit correspond au
plan philosophique la catégorie de la « relation » (relatio). Avec de
tout autres prémisses et sous des traits presque contraires, il était clair
pour la pensée antique que la relation entre Dieu et l'homme ne pouvait être
qu'asymétrique. La logique de la pensée métaphysique a fait conclure à la
philosophie grecque que le Dieu immuable ne pouvait entrer dans des relations
muables, que la relation était le propre de l'homme changeant. Dans le rapport
entre Dieu et l'homme, il ne pouvait dès lors être question que d'une relation
non mutuelle (relatio non mutua), d'un rapport sans réciprocité :
l'homme se rapporte à Dieu, mais non point Dieu à l'homme. La logique semble inéluctable. L'éternité exige
l'immutabilité, l'immutabilité exclut des relations ayant lieu dans le
temps et référées au temps. Mais est-ce que le message de l'Alliance ne nous
dit pas justement le contraire ? Avant de poursuivre avec les questions qu'a
fait surgir l'analyse sémantique de « berith » ou « diatheke »,
nous devons nous pencher sur les textes néotestamentaires les plus importants
concernant l'Alliance, ils vont nous confronter avec une interrogation
ultérieure : comment se distinguent l'« Ancienne » et la « Nouvelle Alliance »
? En quoi consiste l'unité, en quoi consiste la différence inhérentes à la
notion d'alliance dans les deux Testaments ?
2.1. L'Alliance et les Alliances chez
l'apôtre Paul
Naturellement, je ne puis tenter, dans le cadre qui m'est
donné, une investigation de tout le champ de la théologie néo-testamentaire de
l'Alliance. Je voudrais seulement clarifier quelque peu, à titre
paradigmatique, tel ou tel texte principal des lettres pauliniennes, ainsi que
l'idée d'Alliance dans les récits de la dernière Cène.
Chez Paul, la première chose qui frappe, est le contraste
très fort entre l'Alliance du Christ et l'Alliance de Moïse, contraste qui
caractérise pour nous, d'ordinaire, la différence générale entre l'Ancienne et
la Nouvelle Alliance. C'est dans 2 Co 3, 4-18 et dans Ga 4, 21-31 que nous
trouvons l'opposition la plus tranchée entre les deux « Testaments ». Tandis
que le vocable Nouvelle Alliance provient d'une promesse prophétique (Jr 31,
31) et relie ainsi les deux parties de la Bible l'une à l'autre, le vocable «
Ancienne Alliance » apparaît uniquement dans 2 Co 3,14. La lettre aux Hébreux,
pour sa part, parle au contraire de la première Alliance (9, 15) et nomme
également le Nouveau Testament - à côté de l'appellation classique - Alliance «
éonique », c'est-à-dire éternelle (13, 20)
; ce qui fut repris dans le récit d'institution du canon romain de la messe par
l'expression « l'Alliance nouvelle et éternelle ». Dans la seconde
lettre aux Corinthiens, Paul met, dans une antithèse tranchée l'une vis-à-vis
de l'autre, l'Alliance du Christ et l'Alliance de Moïse, comme ce qui passe et
ce qui demeure. Ce qui caractérise l'Alliance mosaïque est donc sa dimension
provisoire, que Paul voit représentée dans les tables de
pierre de la Loi. La pierre est l'expression du mort, et celui qui demeure dans
le seul domaine de la loi de pierre demeure dans le domaine de la mort. Paul pensait là sans doute à la
prophétie de Jérémie, selon laquelle la loi, dans la Nouvelle Alliance,
serait écrite dans le cœur, comme à la parole d'Ezéchiel, qu'au cœur de pierre
serait substitué un cœur de chair (4). Si, dans le texte, c'est
d'abord le caractère dépassé de l'Alliance mosaïque, sa caducité, qui est mis
en un fort relief, on voit néanmoins s'ouvrir à la fin une perspective nouvelle
et transformée. À celui qui tourne la face vers le Seigneur est ôté le voile du
cœur et il voit alors la splendeur intérieure, la lumière pneumatique dans la
Loi, et ainsi il la lit correctement. Le changement des images que nous
observons ici, comme souvent chez Paul, ne rend pas tout à fait claire la
signification de ses affirmations, mais dans l'image du voile enlevé la
représentation de la Loi comme d'une réalité provisoire apparaît en tout cas
modifiée. Là où le voile du cœur tombe, se manifeste ce que la Loi a
d'authentique et de définitif ; elle devient elle-même Esprit et s'identifie
ainsi avec le nouvel ordre de la vie dans l'Esprit.
Si l'antithèse rigoureuse entre deux Alliances, l'Ancienne
et la Nouvelle, développée chez Paul dans le troisième chapitre de la seconde
lettre aux Corinthiens, a fortement marqué toute la pensée chrétienne, on n'a
guère tenu compte du rapport subtil entre la lettre et l'esprit qui s'exprime
dans l'image du voile. Mais on a surtout, par là aussi, largement oublié que
dans d'autres textes pauliniens, le drame de l'histoire de Dieu avec les hommes
comporte toute une variété de niveaux. Dans la louange d'Israël que Paul a mise
par écrit dans le neuvième chapitre de la lettre aux Romains, parmi les dons de
Dieu à son Peuple apparaît également ceux-ci : à lui appartiennent les « Alliances ». « Alliance » apparaît ici -
conformément à la tradition sapitentielle - au pluriel (5). Et de
fait, l'Ancien Testament connaît trois signes d'Alliance - le sabbat,
l'arc-en-ciel, la circoncision : ils correspondent aux trois niveaux de
l'Alliance ou aux trois Alliances. L'ancien Testament connaît l'Alliance avec
Noé, l'Alliance avec Abraham, celle avec Israël-Jacob, l'Alliance au Sinaï,
l'Alliance de Dieu avec David. Toutes ces Alliances ont leur caractère
spécifique, sur lequel nous devrons revenir. Paul sait que le mot Alliance doit
être pensé et exprimé au pluriel à partir de l'histoire préchrétienne du salut
; parmi les diverses Alliances, il en a mis, de manière particulière, deux en
relief, les opposant l'une à l'autre et les référant, de façon chaque fois
propre, à l'Alliance du Christ : l'Alliance avec Abraham et celle avec Moïse.
Il voit l'Alliance avec Abraham comme l'Alliance véritable, fondamentale et
permanente, l'Alliance avec Moïse est pour lui, face à celle-ci, « inter-venue
» (Rm 5,20) 430 années après l'Alliance avec Abraham (Ga 3,17) ; cependant,
elle n'a pas pu abroger l'Alliance avec Abraham, mais seulement être un degré
intermédiaire dans les dispositions de Dieu. Elle est un mode de la pédagogie
divine avec les hommes, dont les bouts de chemins isolés deviennent caducs une
fois que le but de l'éducation est atteint. Les chemins sont dépassés, le sens
demeure. L'Alliance mosaïque se range dans l'Alliance abrahamique, la Loi
devient un moyen de la promesse. Paul a de la sorte relevé de façon très nette
deux modes de l'Alliance que nous rencontrons en effet dans l'Ancien Testament
: l'Alliance qui est une légistation, et l'Alliance qui est essentiellement une
promesse, don de l'amitié qui est offerte sans conditions (6). Dans
le Pentateuque, le mot berith prend de fait, souvent, simplement la même
signification que Loi et Commandement. Une berith est commandée ; l'Alliance
sinaïque apparaît fondamentalement dans Ex 24 comme « une imposition
d'ordonnances et de coutumes pour le peuple » (7). Une telle
Alliance peut aussi être rompue ; l'histoire d'Israël apparaît elle-même
toujours à nouveau dans l'Ancien Testament comme une histoire de l'Alliance
rompue. Face à elle, l'Alliance avec les patriarches passe pour avoir une
valeur éternelle. Tandis que l'Alliance des coutumes reproduit le contrat de
vassalité, l'Alliance de la promesse a pour modèle la donation royale (8). Dans cette mesure,
Paul, en distinguant l'Alliance abrahamique et l'Alliance mosaïque, a interprété
le texte de la Bible de façon tout à fait correcte. Mais par cette distinction,
il a en même temps dépassé la forte opposition de l'Ancienne et de la Nouvelle
Alliance et exprimé une unité en tension de toute l'histoire dans laquelle, à
travers les Alliances, se réalise l'Alliance unique. Si tel est le cas, on ne
peut absolument pas opposer l'un à l'autre l'Ancien et le Nouveau Testament
comme deux religions différentes -, il existe un unique dessein de Dieu
vis-à-vis de l'homme, une unique économie historique de Dieu vis-à-vis
de l'homme, même si elle s'accomplit à travers des interventions diverses et,
en partie également, opposées mais en vérité intimement liées.
2.2. L'idée d'Alliance dans les textes de
la Cène
Avec la réciprocité entre la multiplicité des Alliances et
l'unité de l'Alliance, nous sommes parvenus au cœur de notre argument. Il nous
faut maintenant avancer avec une précaution particulière, car sont en cause ici
des habitudes de pensée, tant judaïques que chrétiennes, profondément
enracinées, qui doivent être éclairées et partiellement aussi corrigées à
partir du message biblique primitif. Décisifs pour la juste détermination du
concept néo-testamentaire d'Alliance sont les récits de la Cène. Ils
représentent en quelque sorte le pendant de l'histoire de la conclusion de
l'Alliance au Sinaï (Ex 24) et fondent de la sorte la conviction chrétienne de
la Nouvelle Alliance qui fut conclue dans le Christ. Nous n'avons pas besoin
d'entrer ici dans les discussions exégétiques compliquées, et du reste toujours
litigieuses dans leurs résultats, sur le rapport
entre le texte et l'événement, sur l'évolution des textes et leur rapport
chronologique les uns avec les autres ; mais contentons-nous de
rechercher ce que les textes, tels qu'ils sont, disent concernant nos questions.
Incontestable est le fait que les quatre récits d'institution (Mt 21, 26-29 ;
Mc 14, 22-25 ; Lc 22, 15-20 1 Co 11, 23-26) peuvent être répartis, selon leur
structure linguistique et la théologie s'y exprimant, en deux groupes : la
tradition marcienne-mathéenne, et celle que nous rencontrons chez Paul et Luc.
La différence principale entre les deux se trouve dans la parole sur la coupe.
Chez Matthieu et Marc il est dit sur le contenu de la coupe ceci est mon sang
de l'Alliance, qui est versé pour une multitude Matthieu y ajoute : en
rémission des péchés. Chez Luc et Paul au contraire le contenu de la coupe est
nommé en ces termes : cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang ; Luc y
ajoute : « qui est versé pour vous », « Alliance » et « sang » sont grammaticalement
coordonnés sous une forme opposée. Chez Matthieu-Marc, le don de la coupe est «
le sang », qui est décrit ensuite plus précisément comme « sang de l'Alliance
». Chez Paul-Luc la coupe est « l'alliance nouvelle », dont il est dit qu'elle
est fondée « dans mon sang ». Une seconde différence que nous pouvons noter est
que seuls Luc et Paul parlent de la nouvelle Alliance. Une troisième et
importante différence devrait être mentionnée : le fait que seuls Matthieu et
Marc ont la parole « pour la multitude ». Les deux lignes de tradition
s'appuient sur des traditions d'Alliance
vétéro-testamentaires, mais choisissent, selon les cas, des points de départ différents.
Ainsi confluent, dans le tout des paroles de la Cène, toutes les idées
essentielles de l'Alliance et elles se soudent en une nouvelle unité.
De quelles traditions s'agit-il ? La parole de la coupe
dans Matthieu et Marc est tirée immédiatement du récit de la conclusion
d'Alliance au Sinaï. Moïse asperge, avec le sang du sacrifice, d'abord l'autel dont la présence représente symboliquement
le Dieu caché, puis le peuple, en prononçant ces paroles : ceci est le sang de
l'Alliance que le Seigneur a conclue avec vous sur la base de toutes ces
paroles (Ex 24, 8). Des représentations ancestrales sont reprises ici et
élevées à un niveau supérieur. G. Quell a défini ainsi l'idée archaïque
d'Alliance telle qu'elle apparaît dans les histoires des Pères : « ...
constituer une Alliance signifie à la fois contracter un lien de sang avec un
étranger et associer le partenaire dans le propre lignage, et ainsi entrer dans
une communauté de droit avec lui ». La parenté fictive du sang qui est créée de
la sorte « fait des participants des frères
du même sang ». « L'Alliance opère une totalité qui est la paix » (9)
- shalom. Le rite du sang au Sinaï signifie que
Dieu fait, sur le chemin à travers le désert, la même chose avec ces hommes
que, jusqu'alors, seuls différents liens tribaux avaient fait les uns avec les
autres : il s'engage dans une parenté de sang mystérieuse avec les hommes, de
telle sorte que désormais il leur appartient et eux lui appartiennent. Il est
clair que la parenté ici créée, qui naît désormais paradoxalement entre Dieu et
l'homme, est caractérisée dans son contenu par la parole dont il est fait la lecture, le livre de l'Alliance. Par
l'appropriation de cette parole - le fait d'en vivre et de vivre avec
elle - naît la parenté représentée cultuellement dans le rituel du sang. Quand
Jésus, en présentant la coupe, dit aux disciples : « ceci est mon sang de
l'Alliance », les paroles du Sinaï se trouvent intensifiées jusqu'à un réalisme
inouï, et, en même temps, s'ouvre une profondeur jusque-là inconnue. Ce qui a
lieu ici, c'est à la fois une spiritualisation et un suprême réalisme. Car la
communication sacramentelle du sang, qui devient maintenant une possibilité,
relie les bénéficiaires à l'homme Jésus en chair et en os, et à la fois à son
mystère divin, pour former une communion suprêmement concrète, qui atteint
jusqu'à la sphère corporelle. Paul a décrit cette nouvelle « parenté du sang »
avec Dieu, qui naît de la communion avec le Christ, en une comparaison
audacieuse et frappante : « Ne savez-vous pas que celui qui s'unit à la
prostituée n'est avec elle qu'un seul corps ? Car il est dit : Les deux ne
seront qu'une seule chair [Gn 2, 24]. Celui qui s'unit au Seigneur, au
contraire, n'est avec lui qu'un seul pneuma [un seul esprit] » (I Co 6,
16). Cette parole fait voir du reste également une tout autre sorte de parenté
: la communion sacramentelle avec le Christ et ainsi avec Dieu tire l'homme de
son monde propre, matériel et
passager, l'en arrache pour le faire monter et pénétrer dans
l'être de Dieu, que l'Apôtre exprime par la circonlocution de pneuma. Le Dieu
qui est descendu attire l'homme vers le haut dans sa vie personnelle et
nouvelle. La parenté avec Dieu signifie un degré nouveau et profondément changé
d'existence pour l'homme.
Mais comment est possible cette communication de la vie
personnelle de Jésus aux hommes ? Nous avons vu que, dans l'Alliance du Sinaï,
s'accomplit, dans l'acceptation de la Parole, des ordonnances de Dieu,
l'association dans son mode d'être. De ceci il n'est pas directement question
dans les textes de la Cène. Au lieu de cela, nous rencontrons ici la parole qui
retentit dans le chant du Serviteur Souffrant d'Isaïe 53 : « qui est répandu
pour la multitude ». Ainsi la tradition prophétique se relie-t-elle à la
tradition sinaïque et interprète-t-elle celle-ci. Jésus assume dans son
existence personnelle la destinée des autres, il vit pour eux et il meurt pour
eux. Nous ne devons pas avoir crainte d'aller ici, comme les Pères de l'Église,
au-delà des données immédiates du texte, pour autant que nous ne perdions pas
leur signification. Dans la mort du Christ ne fait que s'accomplir ce qui a
commencé dans l'incarnation. Le Fils a assumé en lui-même l'humanité et la
ramène maintenant au Père : « De sacrifice et d'offrande, tu n'as pas voulu.
Mais tu m'as façonné un corps... Voici, je viens » (He 10, 5-7 ; Ps 40, 7-9).
Cette oblation à Dieu est l'origine de son « sang » qui maintenant revient aux
hommes comme sang de l'Alliance. Le corps est devenu parole et la parole est
devenue corps dans l'acte de l'amour qui est le mode proprement divin d'être et
doit maintenant devenir, sur la base de la participation au sacrement, le mode
d'être de l'homme. Pour notre question sur la nature de l'Alliance, le point
important est que la Cène s'entend comme une conclusion d'Alliance, et cela
dans le prolongement de l'Alliance sinaïque qui n'apparaît pas ici abolie, mais
renouvelée. Le renouvellement de l'Alliance, qui était certainement depuis les
temps ancestraux un élément essentiel de la
liturgie d'Israël (10), atteint ici sa forme la plus haute possible.
La Cène serait, dans cette perspective, un renouvellement de l'Alliance,
de nouveau opéré, mais dans laquelle les actions jusque-là rituellement
accomplies connaissent, grâce à la puissance de Jésus, une profondeur et une
densité jadis imprévisibles. De là on peut alors comprendre également que tant la lettre aux Hébreux de
l'évangile de Jean (dans la prière sacerdotale de Jésus), allant au-delà de la
liaison traditionnelle entre la Cène et la Pâque, mettent l'Eucharistie en
rapport avec le jour de la réconciliation, et voient son institution comme
un jour de réconciliation cosmique - une pensée qui apparaît aussi dans la
lettre aux Romains de saint Paul (3,24s)
Nous devons maintenant jeter encore un coup d'œil sur la
tradition lucanienne-paulinienne. Là, nous l'avons vu, le contenu de la coupe
est présenté comme « la Nouvelle Alliance en mon sang ». De la sorte est
reprise, de façon tout à fait claire, la ligne de la tradition prophétique
aboutissant à Jr 31, 31-34, dont le début est exprime en ces termes : « Ils ont
rompu mon Alliance » (31, 32). A la place de l'Alliance rompue du Sinaï, Dieu -
promet le prophète - va poser une Alliance nouvelle qui ne pourra plus être
rompue, car elle ne sera plus en face de l'homme comme un livre ou une table de
pierre, mais sera inscrite dans son cœur. L'Alliance conditionnelle, qui
dépendait de la fidélité des hommes à la Loi et qui a abouti à la rupture, est
remplacée par l'Alliance inconditionnelle dans laquelle Dieu se lie lui-même de
façon irrévocable. On ne peut méconnaître que nous nous mouvons ici dans le
même domaine de représentation que celui que nous avons trouvé auparavant dans
la seconde lettre aux Corinthiens, avec son opposition des deux Alliances.
Certes, les paroles de la Cène montrent plus clairement que là, il ne s'agit
pas d'une simple opposition entre l'Ancien
et le Nouveau Testament comme entre deux mondes séparés, mais que la
représentation de l'Alliance rompue et de l'autre Alliance fondée par Dieu,
l'Alliance nouvelle, était présente dans la foi d'Israël elle-même. Sous
les appels des prophètes, dans l'abolition du culte du temple durant les
générations de l'exil comme dans les tribulations toujours répétées qui lui
firent suite, Israël savait très bien qu'il n'avait pas rompu l'Alliance une
fois seulement. Les tables détruites au pied du Sinaï étaient la première
expression dramatique de l'Alliance détruite ; lorsque les tables renouvelées
après l'exil furent perdues pour toujours, il n'en était que plus clair que la
fatalité de cette heure avait assumé une figure durable. Israël savait aussi
que le renouvellement, toujours à nouveau
célébré, de l'Alliance ne pouvait reconstruire les tables que seul Dieu
lui-même était en état de donner et de remplir de son écriture. Mais il
savait également que Dieu n'avait pas retiré
d'Israël son amour -, il savait que Dieu lui-même renouvelait son Alliance et
que la promesse de la nouvelle Alliance n'était pas un pur futur, mais qu'elle
comportait toujours déjà une présence actuelle en raison de
l'indéfectibilité de l'amour de Dieu (12 ). Inversement, les chrétiens
devraient savoir que le caractère définitif de l'Alliance Nouvelle qui se
présente devant nous, dans la chair et
le sang du Christ ressuscité, comme une Alliance indestructible,
ne rend pas insignifiante leur conduite en rupture avec l'Alliance. L'Alliance
Nouvelle n'a pas non plus rendu superflu un renouvellement de l'Alliance, ce
qui est, au contraire, sa caractéristique même. Le commandement de répéter les
paroles de la Cène, qui sont une expression de la conclusion de l'Alliance,
signifie que la nouvelle Alliance se
présente continuellement dans sa nouveauté devant les hommes, qu'elle demeure
toujours nouvelle et que, nouvelle, elle est toujours la même et unique
Alliance (13).
3. Résultats
Après avoir essayé de relever dans la théologie paulinienne
de l'Alliance et dans les paroles de la Cène les éléments fondamentaux de
l'idée néo-testamentaire d'Alliance, nous devons, en une dernière section -
pour récapituler le tout -, élucider les réponses maintenant obtenues aux deux
questions principales qui s'étaient posées en parcourant les textes : quel
rapport ont entre elles les différentes Alliances, en particulier comment se
situe la nouvelle Alliance vis-à-vis des Alliances que nous trouvons dans la
Bible d'Israël ? Et comment répondre maintenant, en définitive, au problème du
rapport entre Testament et Alliance, à la question du caractère unilatéral et
bilatéral de l'événement ?
3.1. Unité de l'Alliance et multiplicité
des Alliances
La Tradition chrétienne, sur la base de la théologie
paulinienne comme aussi des paroles de la Cène, a pensé en général d'après le
schéma des deux Alliances, de l'Ancienne et de la Nouvelle Alliance. Ce
contraste est caractérisé par une série d'antithèses. L'Ancienne Alliance est
particulière, référée à la descendance d'Abraham selon la « chair ». La
Nouvelle Alliance est universelle, orientée vers tous les peuples. L'Ancienne
Alliance s'appuie dès lors sur un principe d'origine, la Nouvelle, par contre,
sur une parenté spirituelle, fondée sur le sacrement et la foi. L'Ancienne
Alliance est une Alliance conditionnelle : comme elle se fonde sur l'observance
de la Loi et est donc essentiellement liée au comportement de l'homme, elle
peut être rompue et elle l'a été. Comme son contenu essentiel est la Loi, elle
se trouve sous la forme : si vous faites ceci... Ce « si »-là associe la
volonté humaine changeante à l'essence de l'Alliance elle-même et fait d'elle,
ainsi, une Alliance provisoire. En revanche, l'Alliance scellée dans la Cène
apparaît, selon sa nature intime, une Alliance nouvelle dans le sens de la
promesse prophétique : elle n'est pas un contrat conditionné, mais un don
d'amitié qui est offert de façon irrévocable. À la place de la Loi se présente
la Grâce. La redécouverte de la théologie paulinienne durant la Réforme a fait
voir précisément cet accent avec une force
particulière : non point les œuvres, mais la foi, non point les actions
de l'homme, mais la libre disposition de la bonté divine. Elle a dès lors
également souligné avec force qu'il ne s'agit pas d'une « Alliance », mais d'un
« Testament », d'une pure initiative de Dieu
(14), L'insistance sur la seule efficacité de Dieu, et en général
les « solus » (solus Deus, solus Christus), doivent
être compris dans ce contexte.
Que devons-nous dire à ce sujet à la lumière de ce qui a
été réfléchi jusqu'ici ? Il me semble qu'ont été élucidés deux faits qui
complètent ce que ces antithèses ont d'unilatéral et font voir l'unité interne
de l'histoire de Dieu avec les hommes, telle qu'elle est présentée dans toute la
Bible de l'Ancien et du Nouveau Testament. Tout d'abord il faut rappeler que
l'Alliance fondamentale -celle avec Abraham - manifeste une direction
universaliste et jette par avance un regard sur tous ceux qui doivent être
donnés comme fils à Abraham. Paul a vu de façon tout à fait juste que l'Alliance d'Abraham unit en elle-même les deux
éléments de l'universalité intentionnelle et du don libre. Dans cette
mesure-là, la promesse à Abraham garantit dès le début la continuité interne de
l'histoire du salut depuis les Pères d'Israël jusqu'au Christ et à l'Église des
Juifs et des païens. Au sujet de l'Alliance sinaïque, il faut de nouveau faire
des distinctions. Elle se réfère, au sens strict, au peuple d'Israël ; elle
donne à ce peuple un ordre juridique et cultuel (les deux choses sont
inséparables), qui comme tel ne peut être simplement élargi à tous les peuples.
Etant donné que pour elle, cet ordre juridique est constitutif, le « si » de la
Loi observée fait partie de sa nature, et dans cette mesure, elle est
conditionnelle, ce qui signifie également temporelle : un degré des
dispositions de Dieu qui a son temps. Tout cela, Paul l'a clairement mis en
relief et aucun chrétien
ne peut le rétracter ; l'histoire elle-même confirme cette
vue. Mais par là tout n'est pas dit au sujet de l'Alliance mosaïque et tout
n'est pas dit non plus sur l'« Israël selon la chair ». Car la Loi n'est pas seulement - comme nous le pensons en
accentuant unilatéralement les antithèses pauliniennes -un fardeau
imposé. Selon les vues des croyants vétéro-testamentaires, la Loi elle-même est
la figure concrète de la Grâce. Car c'est une grâce de connaître la volonté de
Dieu. Connaître la volonté de Dieu signifie se connaître soi-même ; cela
signifie comprendre le monde ; cela signifie savoir où aller. Cela signifie que
nous sommes libérés des ténèbres de nos infinies interrogations, que la Lumière est venue sans laquelle nous ne
pouvons voir ni marcher. « A aucun autre peuple tu n'as annoncé ta
volonté » : pour Israël, en tout cas chez ses meilleurs représentants, la Loi
est la manifestation de la vérité, la manifestation de la face de Dieu et dès
lors la possibilité de bien vivre. Car telle est bien finalement notre question
fondamentale : qui suis-je ? Où va ma vie ? Qu'est-ce que je dois faire pour
que ma vie soit juste ? L'hymne à la Parole de Dieu que nous trouvons, en
continuelles variations nouvelles dans le psaume 119, est une expression de
cette joie d'être sauvé, la joie de connaître la volonté de Dieu qui est notre
vérité et donc notre chemin, et dès lors aussi ce que tous les hommes cherchent
du regard.
On comprend par là ce que Paul veut dire quand, dans Ga 6,
2 - faisant sienne l'espérance messianique des Juifs - il parle de la Tora du
Messie, de la Tora du Christ. Paul ne croit pas, lui non plus, que le Messie,
que le Christ, fait de l'homme un être sans loi et sans droit. Caractéristique
du Messie, comme du plus grand Moïse, est au contraire le fait qu'il apporte
l'interprétation définitive de la Tora, dans laquelle la Tora elle-même est
renouvelée, parce que désormais apparaît purement sa véritable nature, et son
caractère de grâce devient, sans dissimulation, une réalité. H. Schlier dit
dans son commentaire à la lettre aux Galates : « La Tora du Messie Jésus est de fait une « interprétation
» de la Loi mosaïque...une « interprétation », par la Croix, du Messie Jésus
».- Son autorité « fait paraître au grand jour la Loi, en sa parole
essentielle, comme le discours originel, source de vie, de Celui qui l'a
accomplie » (15). La Tora du Messie est le Messie, Jésus
lui-même. À lui se réfère maintenant la parole : « Ecoutez-le ». Ainsi la « Loi
» devient-elle universelle, ainsi est-elle grâce, ainsi fonde-t-elle une nation
que l'écoute et la conversion personnelle
transforment en un peuple, Dans cette Tora qu'est Jésus lui-même, apparaît maintenant
inscrit dans la chair vivante la valeur essentielle et permanente des tables de
pierre du Sinaï : le double commandement de l'amour qui se déploie dans
l'attitude spirituelle de Jésus (Ph 2,5). L'imiter, le suivre, c'est dès lors
observer la Tora qui est irrévocablement accomplie en lui-même.
Ainsi l'Alliance du Sinaï est-elle, de fait, dépassée ;
mais tandis que son caractère provisoire est supprimé, son caractère
véritablement définitif apparaît ; ce qu'elle a de définitif est mis en
lumière. C'est pourquoi l'attente de la Nouvelle Alliance, qui ressort avec une
clarté toujours croissante dans l'histoire d'Israël, n'est-elle pas opposée à
l'Alliance du Sinaï, mais correspond-elle à la dynamique de l'attente qui est
incluse en elle-même. La Loi et les Prophètes ne se trouvent pas, si on les
considère à partir de Jésus, en contradiction l'une à l'autre, mais Moïse
lui-même -comme le voit le Deutéronome - est prophète et ne se comprend vraiment
que lorsqu'il est saisi de façon prophétique.
3.2. « Testament » et Alliance
La question de savoir s'il s'agit d'une Alliance ou d'un
Testament, d'un événement bilatéral ou d'une disposition unilatérale, est
étroitement liée à celle de la différence entre l'Alliance du Christ et
l'Alliance de Moïse. Selon la structure fondamentale, tous les types d'Alliance
que nous rencontrons dans l'Ancien et le Nouveau Testament, apparaissent tout
d'abord comme asymétriques – comme des dispositions du suzerain, non comme un
contrat entre deux partenaires égaux en droit. La Loi est une disposition par
laquelle le roi lie des vassaux, les constitue même
comme tels ; la Grâce est une disposition qui est offerte
librement sans mérites antérieurs. Cette idée de 1'unilatéralité du Testament
correspond sans aucun doute à celle de la grandeur et de la souveraineté de
Dieu ; elle est du reste également conditionnée par une structure sociale. Les
monarques de l'ancien Orient ne traitent que d'une façon unilatérale,
souveraine ; personne ne peut se trouver sur le même échelon qu'eux. Mais c'est
précisément cet arrière-fond sociologique du schéma asymétrique qui est déchiré
et écarté dans la Bible ; de la sorte, l'image de Dieu acquiert aussi une
figure nouvelle. Dieu dispose, mais en cela - et pratiquement depuis le début -
il se lie lui-même, et par là naît quelque
chose comme un partenariat. Augustin a fort bien mis en relief cet aspect
lorsqu'il dit : « Fidèle est le Dieu qui s'est fait notre débiteur, non point
comme s'il avait reçu quelque chose de nous, mais parce qu'il nous a tant
promis. La promesse était trop peu pour lui, il voulait se lier également par
écrit, en nous donnant pour ainsi dire une version de ses promesses écrite de sa main... » (16).
Quand nous lisons les Prophètes, nous trouvons que ceci n'est pas conçu comme
un acte purement extérieur, positif, mais que la foi d'Israël reconnaît, dans
le fait que Dieu se lie lui-même, la nature même de Dieu, qui est autre
chose que ce qu'on devrait se représenter sur la base de l'image des monarques
orientaux. « Quand Israël était enfant, je l'aimai », dit Dieu dans Osée à
propos de la manière dont il se lie au peuple. De là il résulte alors qu'en
raison de sa nature, il ne peut absolument pas laisser tomber l'Alliance, même
si celle-ci est toujours à nouveau rompue : « Comment t'abandonnerais-je,
Ephraïm... Mon cœur en moi se retourne, toutes mes entrailles frémissent » (Os
11,1.8). Ce qui est esquissé ici en peu de traits apparaît de façon développée
dans Ezechiel 16 dans la grande histoire de l'amour vain mais indestructible et
pour autant, en définitive, pas vain. Tout le drame des ruptures de fidélité de
la part du peuple se termine par le mot : « Alors tu te souviendras, tu seras
saisie de honte et, dans ta confusion, tu seras
réduite au silence, quand je t'aurai pardonné tout ce que tu as fait » (Ez 16,
63).
Tous ces textes sont précédés par l'histoire mystérieuse de
l'Alliance avec Abraham, dans laquelle le patriarche, selon les coutumes
orientales, a partagé en leur milieu les animaux du sacrifice. Les partenaires
de l'Alliance passent d'habitude au milieu des animaux coupés en deux, ce qui
signifie une malédiction de soi conditionnelle : comme de ces animaux, il en
adviendra de moi si je romps l'Alliance. Dans une vision, Abraham voit comme un
four fumant et un brandon de feu - deux images de théophanie - passer entre les
animaux. Dieu scelle l'Alliance en se portant lui-même garant de la fidélité
par un symbole de mort sans équivoque. Dieu peut-il donc mourir ? Se punir lui-même
? L'exégèse chrétienne n'a pas pu ne pas voir dans ce texte un signe,
mystérieux et ininterprétable jusque-là, de la Croix du Christ, dans laquelle
Dieu, par la mort de son Fils, répond de l'indestructibilité de l'Alliance et
se confie radicalement entre les mains de l'homme (Gn 15,12-21). De l'essence
de Dieu fait partie l'amour pour la créature, et de cette essence résulte
l'engagement de soi-même, qui ira jusqu'à la Croix. Or ainsi, selon les vues de
la Bible, le caractère inconditionnel de l'agir divin fait justement naître
maintenant une authentique bilatéralité ; le Testament devient une Alliance.
Les Pères de l'Église ont décrit cette nouvelle bilatéralité qui découle de la
foi dans le Christ comme accomplisseur des promesses, par les deux notions
d'incarnation de Dieu et de divinisation de l'homme. L'engagement de Dieu va
dès lors, au-delà du don de l'Écriture comme parole de promesse obligatoire,
jusqu'au point où, en assumant la nature humaine, Dieu se lie dans sa propre
existence à la créature qu'est l'homme. Cela signifie alors, inversement, que
le rêve humain originaire trouve son accomplissement et l'homme devient « comme
Dieu » : dans cet échange des natures, qui constitue la fi ure christologique
de base, le caractère inconditionnel de l'Alliance divine devient une
bilatéralité définitive.
3.3. L'image de Dieu et de l'homme dans
l'Alliance
La christologie apparaît ainsi comme la synthèse de la
théologie néo-testamentaire de l'Alliance qui
est toujours fondée sur l'unité de toute la Bible. Cette concentration
christologique va toutefois nécessairement au-delà d'une pure
interprétation des textes bibliques. Ici, surgit la question de l'essence de
l'homme et de Dieu ; un effort de compréhension rationnelle est rendu
nécessaire. Cela signifie que la théologie a besoin d'une philosophie qui lui
soit adaptée. Développer cela mènerait au-delà de ce que je me suis assigné
ici. Je voudrais seulement encore, très brièvement, revenir à la catégorie que
nous avons déjà rencontrée comme correspondant philosophique du thème de
l'Alliance : la relation. Car interroger l'Alliance signifie au fond se
demander s'il peut y
avoir une relation entre Dieu et l'homme, et laquelle. Nous
avions constaté que, d'après l'antique conception, l'homme peut se mettre en
rapport avec Dieu par la connaissance et l'amour, que par contre une relation
du Dieu éternel avec l'homme temporel était considérée comme contradictoire et
dès lors impossible. Or le monothéisme philosophique du monde antique avait
ouvert l'accès à la foi biblique en Dieu et à son monothéisme religieux qui
semblait rendre de nouveau possible l'harmonie entre la raison et la religion.
Les Pères qui partirent de cette harmonie entre la philosophie et la révélation
biblique, furent cependant contraints de voir que le Dieu unique de la Bible
était essentiellement, en son identité, exprimable à travers deux prédicats :
la création et la révélation, la création et la rédemption. Or l'une et l'autre
sont des formes de relation. Le Dieu biblique
est dès lors un Dieu-en-relation, et dans cette mesure, en raison de son
identité essentielle, opposé au Dieu philosophique clos en lui-même. Ce
n'est pas ici le lieu de suivre le processus compliqué du débat spirituel dans
lequel il avait fallu essayer de consolider les rapports mutuels entre raison et religion découlant de l'idée de
l'unicité de Dieu, mais désormais, au niveau pratique, de nouveau mis en
question.
La seule chose que je voudrais dire, dans le cadre de mon
thème, est ceci : dans ce débat, s'est constituée une catégorie philosophique
tout à fait nouvelle, qui pour nous forme la notion fondamentale de l'analogie
entre Dieu et l'homme, le cœur de la pensée philosophique : la notion de
personne (17). Une catégorie déjà existante, celle de relation, a
été fondamentalement transformée dans sa
signification. Dans le tableau aristotélicien des catégories, la relation se
trouve dans le groupe des accidents qui renvoient à la substance et sont
en dépendance d'elle ; en Dieu il n'y a dès lors pas d'accident. La doctrine chrétienne
de la trinité fait sortir la relation du schéma substance-accident. Désormais,
Dieu lui-même est décrit comme un ensemble trinitaire de relations, comme une
relation subsistante (relatio subsistens) (18). Lorsqu'on
dit de l'homme qu'il est l'image de Dieu, cela signifie qu'il est un être
constitutivement en relation ; qu'à travers toutes ses relations et en elles,
il cherche la relation qui est le fondement de son existence. L'Alliance serait
ainsi la réponse à l'homme en tant qu'il est à l'image de Dieu ; en lui
resplendirait celui et ce que nous sommes
nous-mêmes et qui est Dieu lui-même : pour lui, qui est toute relation,
l'Alliance ne serait pas dès lors quelque chose se trouvant à
l'extérieur dans l'histoire, en dehors de son être, mais la manifestation de
lui-même, « le resplendissement de sa face ».
NOTES
(1)
M. Weinfeld, art. «
berît », in : G. Joh. Botterweck - H. Ringgren, Theologisches Wôrterbuch zum
Alten Testament 1, 781-808 ; ici 785.
(2) Ibid.
(3) C'est ce qui ressort du grand article de
Weinfeld ; cf. également G. Quell - J. Behm, AiaOriKn, in : ThWNT 11, 105-137.
(4) Cf. R.
Bultmann, Der zweite Brief an die Korinther (Göttingen, 1976), 76.
(5) Rm 9,4.
Cf H. Schlier, Der Rômerbrief, (1977), 287.
(6)
Weinfeld,
art. cit., 799s.
(7) Ibid.., 784
(8) Ibid. 799
9) Ibid.,
115s.
(10) Mowinckel avait même, dans son enquête sur
le Sitz im Leben et l'origine de l'Alliance sinaïque, défendu la thèse
que celle-ci reflétait une fête annuelle comportant une épiphanie et une
promulgation de la Loi. Cf Weinfeld, art. cit., 793s.
(11) Le rapport entre Jn 17 et la liturgie du
Yom Kippour est mis en fort relief dans A. Feuillet, Le sacerdoce du Christ
et ses ministres (Paris, 1972), en part. 3963. Important
également : H. Gese, « Die Sühne », in : Id., Zur biblischen Théologie (München,
1977), 85-106, ici en part. 105s.
(12)
Cf.
à ce sujet : E. Zenger (éd.), Der Neue Bund im Alten. Zur Bundestheologie
der beiden Testamente (Quaestiones disputatae 146, Freiburg, 1993), en
particulier les contributions de Chr. Dohmen, « Der Sinaibund als Neuer Bund
nach Ex 19-34 » (pp. 51-83) et A. Schenker, « Der nie aufgehobene Bund » (pp.
85-112) ; E. Zenger, Dus Erste Testament. Die Jûdische Bibel und die
Christen (Düsseldorf, 1994) ; là-dessus, la recension du volume par H.
Seedap et la réponse de E. Zenger, in : Theol. Revue, 90 (1994) 265-287.
Heureuse est la formule de H. Schlier, op. cit., 340, que « sur celui
qui est un IapariXtenç,... repose toujours l'éclat d'espérance du salut et du
retour eschatologiques ».
(13) C'est ce qui est visé, me semble-t-il,
quand He 3, 13 applique aux chrétiens l'« aujourd'hui » du Ps 95 et sa mise en
garde contre l'endurcissement des cœurs qui conduit nécessairement à la perte
du « pays du repos ».
(14) Ce qui est très clairement affirmé dans
l'article du ThWNT dû à Quell-Behm. Cf. également l'art. "Bund" de
Hempel-Goppelt-Jacob-Wiesner, in : RGG 1 (1957), 1512-1523.
(15) H.
Schlier, Der Brief an die Galater (Göttingen, 1962), 273.
(16) En in ps, 109, 1 : CChr XL 1601.
(17) C’est ce que montre très bien Chr.
Schönborn, L'icône du Christ, Fondements théologiques, (Fribourg, 1976),
30-45.
Même si toute la portée du processus n'est pas encore
nette, la refonte des catégories traditionnelles est tout à fait claire dans
Augustin, De trin V, V, 6 : PL 42, 914 : « Quamobrem nihil in eo [= in
Deo] secundum accidens dicitur, quia nihil ei accidit ; nec tamen omne quod
dicitur, secundum substantiam dicitur... hoc non secundum substantiam dicuntur,
sed secundum relativum quod tamen relativum non est accidens, quia non est
mutabile
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