Occupons-nous
maintenant des procès intentés pendant le moyen âge contre les insectes et
autres animaux nuisibles aux productions du sol, tels que mouches, chenilles,
vers, charençons, limaces, rats, taupes et mulots.
Souvent les
récoltes sont dévorées par des quantités innombrables d'insectes qui font
invasion sur le territoire d'un canton, d'une commune.
Au moyen âge
l'histoire mentionne fréquemment des calamités de ce genre. Ces fléaux
produisaient d'autant plus de ravages, que la science agronomique, presque dans
l'enfance à cette époque, offrait moins de moyens pour combattre ces
désastreuses invasions.
Afin de
conjurer ces maux sans remèdes humains, les populations désolées s'adressaient
aux ministres de la religion. L'Église écoutait leurs plaintes; leur accordant
sa sainte intervention, elle fulminait l'anathème contre ces ennemis de
l'homme, qu'elle considérait comme envoyés par le démon.
Alors
l'affaire était portée devant le tribunal ecclésiastique, et elle y prenait le
caractère d'un véritable procès, ayant d'un côté pour demandeurs les
paroissiens de la localité, et de l'autre pour défendeurs les insectes
qui dévastaient la contrée. L'official, c'est-à-dire le juge ecclésiastique,
décidait la contestation. On suivait avec soin dans la poursuite du procès
toutes les formes des actions intentées en justice. Pour donner une idée exacte
de ce genre de procédure et de l'importance qu'on attachait à en observer les
formes, nous extrairons quelques détails d'une consultation qui fut faite sur
cette matière par un célèbre jurisconsulte du seizième siècle. L'auteur de
cette consultation, ou plutôt de ce traité ex professo, était Barthélemi de Chasseneuz ou
Chassanée, successivement avocat à Autun, conseiller au parlement de Paris et
premier président du parlement d'Aix.
Après avoir
parlé dès le début de l'usage où sont les habitants du territoire de Beaune de
demander à l'officialité d'Autun l'excommunication de certains insectes plus
gros que des mouches, et appelés vulgairement hurebers (huberes)1 , ce qui leur est toujours accordé,
Chasseneuz traite la question de savoir si une telle procédure est convenable.
Il divise son sujet en cinq parties, dans chacune desquelles il saisit
l'occasion d'étaler l'érudition la plus vaste et souvent la plus déplacée; mais
cette habitude, comme on le sait, était ordinaire aux écrivains de cette
époque.
Chasseneuz,
pour consoler les Beaunois du fléau qui les afflige, leur apprend que les
hurebers dont ils se plaignent ne sont rien en comparaison de ceux que l'on
rencontre dans les Indes. Ces derniers n'ont pas moins de trois pieds de long;
leur jambes sont armées de dents, dont on fait des scies dans le pays. Souvent
on les voit combattre entre eux avec les cornes qui surmontent leurs têtes. Le
meilleur moyen de se délivrer de ce fléau de Dieu, c'est de payer exactement
les dîmes et les redevances ecclésiastiques, et de faire promener autour du
canton une femme les pieds nus et dans l'état que Chasseneuz désigne en ces
termes: Accessu mulieris, menstrualis, omnia animalia fructibus terræ officientia
flavescunt et sic ex his apparet unum bonum ex muliere menstrua resultare.
Indiquant le
nom latin qui convient le mieux aux terribles hurebers, notre jurisconsulte
prouve qu'ils doivent être appelés locustæ; il fortifie son opinion par des
citations qu'il emprunte encore à tous les auteurs de l'antiquité sacrée et
profane.
L'auteur
discute le point de savoir s'il est permis d'assigner les animaux dont il
s'agit devant un tribunal, et finit après de longues digressions par décider
que les insectes peuvent être cités en justice.
Chasseneuz
examine ensuite si les animaux doivent être cités personnellement, ou
s'il suffit qu'ils comparaissent par un fondé de pouvoir. « Tout
délinquant, dit-il, doit être cité personnellement. En principe, il ne peut pas
non plus se faire représenter par un fondé de pouvoir; mais est-ce un délit que
le fait imputé aux insectes du pays de Beaune ? Oui, puisque le peuple en
reçoit des scandales, étant privé de boire du vin, qui, d'après David, réjouit
le cœur de Dieu et celui de l'homme, et dont l'excellence est démontrée par les
dispositions du droit canon, portant défense de promouvoir aux ordres sacrés
celui qui n'aime pas le vin. »
Cependant
Chasseneuz conclut qu'un défenseur nommé d'office par le juge peut également se
présenter pour les animaux assignés, provoquer en leur nom des excuses pour
leur non-comparution et des moyens pour établir leur innocence, et même des
exceptions d'incompétence ou déclinatoires; en un mot, proposer toutes sortes
de moyens en la forme et au fond.
Après avoir
discuté fort longuement la question de savoir devant quel tribunal les animaux
doivent être traduits, il décide que la connaissance du délit appartient au
juge ecclésiastique, en d'autres termes, à l'official.
Enfin, dans
la dernière partie de son traité, Chasseneuz se livre à de longues recherches
sur l'anathème ou excommunication. Il développe de nombreux arguments au moyen
desquels il arrive à conclure que les animaux peuvent être excommuniés et
maudits. Parmi ces arguments, qui sont au nombre de douze, nous ferons
remarquer ceux-ci:
« Il
est permis d'abattre et de brûler l'arbre qui ne porte pas de fruit; à plus
forte raison peut-on détruire ce qui ne cause que du dommage. Dieu veut que chacun
jouisse du produit de son labeur.
« Toutes
les créatures sont soumises à Dieu, auteur du droit canon; les animaux sont
donc soumis aux dispositions de ce droit.
« Tout
ce qui existe a été créé pour l'homme; ce serait méconnaître l'esprit de la
création que de tolérer des animaux qui lui soient nuisibles.
« La
religion permet de tendre des piéges aux oiseaux ou autres animaux qui
détruisent les fruits de la terre. C'est ce que constate Virgile, dans ces vers
du premier livre des Géorgiques:
Rivas deducere nulla
Relligio vetuit, segeti prætendere sepem,
Incidias avibus moliri.
Relligio vetuit, segeti prætendere sepem,
Incidias avibus moliri.
« Or le
meilleur de tous les piéges est sans contredit le foudre de l'anathème.
« On
peut faire pour la conservation des récoltes même ce qui est défendu par les
lois: ainsi les enchantements, les sortiléges prohibés par le droit, sont
permis toutes les fois qu'ils ont pour objet la conservation des fruits de la
terre; on doit, à plus forte raison, permettre d'anathématiser les insectes qui
dévorent les fruits, puisque, loin d'être défendu comme le sont les sortiléges,
l'anathème est au contraire une arme autorisée et employée par l'Église.»
À l'appui de
ces assertions, l'auteur cite des exemples de semblables anathèmes, tels que
ceux de Dieu envers le serpent et le figuier; il en rapporte plusieurs comme
ayant eu lieu à des époques récentes.
Il parle
d'une excommunication prononcée par un prêtre contre un verger où des enfants
venaient cueillir des fruits, au lieu de se rendre au service divin. Ce verger
demeura stérile jusqu'au moment où l'excommunication fut levée à la demande de
la mère du duc de Bourgogne.
Chasseneuz
signale aussi l'excommunication fulminée par un évêque contre des moineaux qui
auparavant souillaient de leurs ordures l'église de Saint-Vincent et venaient
troubler les fidèles 2.
Mais, ajoute
notre auteur, nous avons dans ces derniers temps des exemples encore plus
décisifs. Il raconte alors qu'il a vu à Autun des sentences d'anathème ou
d'excommunication prononcées contre les rats et les limaces par l'official de
ce diocèse et par ceux de Lyon et de Mâcon; il entre dans le détail de cette
procédure; il donne d'abord le modèle de la requête des paroissiens qui ont
éprouvé le dommage occasionné par les animaux dévastateurs. Il fait observer
que sur cette plainte on nomme d'office un avocat, qui fait valoir au nom des
animaux, ses clients, les moyens qu'il croit convenable à leur défense;
l'auteur rapporte la formule ordinaire d'anathème. Cette formule est conçue en
ces termes: « Rats, limaces, chenilles et vous tous animaux immondes qui
détruisez les récoltes de nos frères, sortez des cantons que vous désolez et
réfugiez-vous dans ceux où vous ne pouvez nuire à personne. Au nom du Père,
etc. »
Enfin
Chasseneuz transcrit textuellement les sentences fulminées par les officiaux
d'Autun et de Lyon; on en remarque contre les rats, les souris, les limaces,
les vers, etc.
Ces
sentences sont presque toutes semblables; la différence qui existe entre elles
n'est relative qu'au délai accordé aux animaux pour déguerpir; il y en a qui
les condamnent à partir de suite; d'autres leur accordent trois heures, trois
jours ou plus; toutes sont suivies des formules ordinaires d'anathème et
d'excommunication.
Tel était le
mode de procédure observé devant le tribunal ecclésiastique dans les poursuites
contre les insectes ou autres animaux nuisibles à la terre.
La
consultation de Chasseneuz, dont nous venons de donner une courte analyse,
acquit à son auteur, qui n'était alors qu'avocat à Autun, une grande réputation
comme jurisconsulte; elle lui valut, vers 1510, d'être désigné par
l'officialité d'Autun, comme avocat des rats et de plaider leur cause dans les
procès qu'on intenta à ces animaux par suite des dévastations qu'ils avaient
commises en dévorant les blés d'une partie du territoire bourguignon.
Dans la défense
qu'il présenta, dit le président de Thou, qui rapporte ce fait, Chasseneuz fit
sentir aux juges, par d'excellentes raisons, que les rats n'avaient pas été
ajournés dans les formes; il obtint que les curés de chaque paroisse leur
feraient signifier un nouvel ajournement, attendu que dans cette affaire il
s'agissait du salut ou de la ruine de tous les rats. Il démontra que le délai
qu'on leur avait donné était trop court pour pouvoir tous comparaître au jour
de l'assignation; d'autant plus qu'il n'y avait point de chemin où les chats ne
fussent en embuscade pour les prendre. Il employa ensuite plusieurs passages de
l'Écriture sainte pour défendre ses clients, et enfin il obtint qu'on leur
accorderait un plus long délai pour comparaître.
Le
théologien Félix Malléolus, vulgairement appelé Hemmerlin, qui vivait un siècle
avant Chasseneuz et qui avait publié un traité des exorcismes, s'était
également occupé, dans la seconde partie de cet ouvrage, de la procédure
dirigée contre les animaux. Il parle d'une ordonnance rendue par Guillaume de
Saluces, évêque de Lausanne, au sujet d'un procès à intenter contre les
sangsues, qui corrompaient les eaux du lac Léman et en faisaient mourir les
poissons. Un des articles de cette ordonnance prescrit qu'un prêtre, tel qu'un
curé, chargé de prononcer les malédictions, nomme un procureur pour le peuple;
que ce procureur cite, par le ministère d'un huissier, en présence de témoins,
les animaux à comparaître, sous peine d'excommunication, devant le curé à jour
fixe. Après de longs débats cette ordonnance fut exécutée le 24 mars 1451, en
vertu d'une sentence que l'official de Lausanne prononça, sur la demande des
habitants de ce pays, contre les criminelles sangsues, qui se retirèrent dans
un certain endroit qu'on leur avait assigné, et qui n'osèrent plus en sortir.
Le même
auteur rend compte aussi d'un procès intenté dans le treizième siècle contre
les mouches cantharides de certains cantons de l'électorat de Mayence, et où le
juge du lieu, devant lequel les cultivateurs les avaient citées, leur accorda,
attendu, dit-il, l'exiguïté de leur corps et en considération de leur jeune
âge, un curateur et orateur, qui les défendit très dignement et obtint qu'en
les chassant du pays on leur assignât un terrain où elles pussent se retirer et
vivre convenablement. «Et aujourd'hui encore, ajoute Félix Malléolus, les
habitants de ces contrées passent chaque année un contrat avec les cantharides
susdites et abandonnent à ces insectes une certaine quantité de terrain, si
bien que ces scarabées s'en contentent et ne cherchent point à franchir les
limites convenues.»
L'usage de
ces mêmes formes judiciaires nous est encore révélé dans un procès intenté,
vers 1587, à une espèce de charançon (le Rynchites
auratus) qui
désolait les vignobles de Saint-Julien, près Saint-Julien de Maurienne. Sur une
plainte adressée par les habitants à l'official de l'évêché de Maurienne,
celui-ci nomma un procureur aux habitants et un avocat aux insectes, et rendit
une ordonnance prescrivant des processions et des prières, et recommandant
surtout le payement exact des dîmes. Après plusieurs plaidoiries, les
habitants, par l'organe de leur procureur, firent offrir aux insectes un
terrain dans lequel ils devraient se retirer sous les peines de droit. Le
défenseur des insectes demanda un délai pour délibérer, et les débats ayant été
repris au bout de quelques jours, il déclara, au nom de ses clients, ne pouvoir
accepter l'offre qui leur avait été faite, attendu que la localité en question
était stérile et ne produisait absolument rien; ce que nia la partie adverse.
Des experts furent nommés. Là s'arrêtent malheureusement les pièces connues du
procès, et l'on ignore si l'instance fut reprise et quelle décision prononça
l'official. Mais ces détails, réunis à ceux que nous avons donnés précédemment,
suffisent pour montrer quelles étaient, il y a trois siècles, les formes
suivies dans ces singulières procédures.
Nous n'avons
pas besoin de nous étendre sur les motifs qui avaient déterminé l'Église à
employer l'excommunication contre les animaux. On comprend quel avantage ce
moyen pouvait offrir au clergé, d'un côté par l'influence qu'il exerçait sur
l'esprit timide et crédule des populations alors ignorantes et superstitieuses;
d'un autre côté par le résultat pécuniaire, qui était toujours le but occulte
de ses persévérants efforts. Toutefois, après plusieurs siècles, et grâce à la
diffusion des lumières, ces pratiques vicieuses cessèrent, et on vit enfin
disparaître ces abus de l'excommunication également contraires à la sublime
morale de l'Évangile et aux vrais principes de la foi catholique.
Source :
Extrait de Curiosités judiciaires
et historiques du moyen âge. Procès contre les animaux, par Émile Agnel. J.B. Dumoulin, Paris,
1858.
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(1)
En 1460, ces insectes occasionnèrent de si grands ravages dans les vignes, que
pour y remédier il fut décidé avec les gens d'Église à Dijon, qu'on ferait une
procession générale le 25 mars; que chacun se confesserait, et que défense
serait faite de jurer, sous rigoureuses peines. Cela fut encore réglé en 1540.
(Annuaire du département de la Côte d'Or pour l'an 1827, par Amanton, p.
92.)
(2)
Guillaume, abbé de Saint-Théodoric, qui a écrit la vie de saint Bernard,
rapporte que ce saint, prêchant un jour dans l'église de Foigny (l'une des
premières abbayes qu'il avait fondées en 1121 dans le diocèse de Laon), des
mouches en quantité prodigieuse s'étaient introduites dans cette église, et par
leurs bourdonnements et leurs courses indécentes, troublaient et importunaient
incessamment les fidèles. Ne voyant d'autre remède pour arrêter ce scandale, le
saint s'écria: Je les excommunie (eas excommunico); et le lendemain toutes les
mouches se trouvèrent frappées de mort. Leurs corps jonchèrent les pavés de la
basilique, qui fut pour toujours délivrée de ces irrespectueux insectes. Ce
fait devint tellement célèbre et inspira tant de vénération dans tous les pays
circonvoisins, que cette malédiction des mouches passa en proverbe parmi les
peuples d'alentour. (Theophili Regnaudi opera, t. XIV, p. 482, no 6, De monitoris ecclesiasticis et timore excommunicationis.)
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