août 09, 2010

En marge du catholicisme contemporain - E. APPOLIS

Persée

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En marge du catholicisme contemporain : Millénaristes cordiphores et naundorffistes autour du «secret» de la salette

Emile Appolis

Appolis Emile, . En marge du catholicisme contemporain : Millénaristes cordiphores et naundorffistes autour du «secret» de la salette. In: Archives des sciences sociales des religions. N. 14, JUILLET DECEMBRE 1962. pp. 103-121.

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En marge du catholicisme contemporain :

MILLÉNARISTES, CORDIPHORES

ET NAUNDORFFISTES AUTOUR DU "SECRET" DE LA SALETTE^

I JANS les paroles que, le 19 septembre 1846, la Vierge aurait adressées, sur ^^ la montagne de la Salette, aux petits bergers Mélanie Calvat et Maximin Giraud, il y a deux parties bien distinctes. D'une part, comme châtiment de l'irréligion du peuple, auraient été proférées, en patois, des menaces de calamités agricoles, bien propres à émouvoir des populations campagnardes (les pommes de terre se gâteront, les raisins pourriront, les noix seront moisies). D'autre part, la Vierge, s'exprimant cette fois en français, aurait également confié un secret particulier à chacun des enfants. Les confidences faites à Mélanie — la plus âgée — sont de beaucoup les plus importantes, et c'est d'elles seules que nous nous occuperons ici.

En 1851, alors que Mgr Philibert de Bruillard, évêque de Grenoble, va se prononcer en faveur de la réalité de l'apparition, les deux bergers sont mis en demeure d'écrire sous pli cacheté, pour le Tape, la teneur exacte du secret qui leur a été révélé. Mélanie s'exécute le 3 juillet. Quinze jours plus tard, ce pli est remis à Pie IX par deux émissaires de confiance — le curé de la cathédrale de Grenoble et un vicaire général honoraire du diocèse. Le mandement doctrinal de Mgr de Bruillard en faveur de la Salette n'est promulgué que le 19 septembre suivant, après que le Pape a pris connaissance du secret.

(•) On désigne par le néologisme de cordiphores ceux qui, invoquant les révélations du Christ à Marguerite-Marie Alacoque, portent sur eux avec ostentation les couleurs du drapeau français, accompagnées de l'emblème du Sacre-Cœur, Cf. sur cette question : Jean-Vincent Bainvel, S.J., Dictionnaire de théologie catholique, t. III, col. 331-332 et 347 ; René nu BoUAYS DE La BÉGA8SIÈRE, Le drapeau du Sacré-Cœur, Paris, s. d., ; l'article « Drapeau du Sacré-Cœur », dans Catholicisme, t. III, c. 1082, par A. DÉRUMATJX.

Les naundorffistes reconnaissent dans l'horloger Naundorff Louis XVII, c'est-à-dire le fils de Louis XVI échappé du Temple. La littérature pour et contre Naundorff est fort abondante. Rappelons seulement qu'en mai 1954 un procès a encore opposé les héritiers de Naundorff à ceux des derniers Bourbons ; les premiers ont été une fois de plus déboutés par la Cour d'Appel de Paris. Un bon « Tableau Généalogique de la descendance de Louis XVI » (sic) figure dans l'article de Jacques de Eicaumont, « Henri V et sa Cour », Miroir de l'histoire, novembre 1954, p. 688-594.

Cet article se présente comme une contribution à l'enquête sur les millénarismes, au sujet de laquelle on se reportera au questionnaire publié dans Arch., 5, p. 88-90.

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Par la suite, la voyante, se croyant incomprise, commence à faire elle-même des révélations. A l'entendre, la Vierge lui aurait déclaré : « Mélanie, ce que je vais vous dire maintenant ne sera pas toujours secret ; vous pourrez le publier en 1858 ». Elle se fait donc l'instigatrice, inconsciente ou volontaire, des publications qui vont se succéder à ce sujet.

Dès 1871, le Père C.-Régis Girard, directeur de la Terre Sainte à Grenoble, fait paraître dans cette ville un opuscule intitulé : Les secrets de la Salette... détails sur ces mystérieuses révélations. Deux ans plus tard, l'abbé Félicien Bliard, missionnaire apostolique et ancien professeur de dogme, publie à son tour, simulta­nément à Paris et à Naples, des Lettres à un ami sur le secret de la bergère de la Salette, qui reçoivent Y imprimatur le 30 avril 1873.

Après une visite au nouveau Pape Léon XIII, la voyante rédige elle-même le secret à Castelîamare-di-Stabia, où elle a été très bien accueillie dès 1867 par l'évêque, Mgr François-Xavier Petagna. Elle le fait paraître à Lecce, chez G. Spacciante, en une brochure de 39 pages in-16 et sous le titre suivant : L'Appa­rition de la Très Sainte Vierge sur la montagne de La Salette, le 19 septembre 1846, publiée par la bergère de la Salette avec permission de l'ordinaire. Elle obtient le 15 novembre 1879 le nihil obstat de Mgr Sauveur-Louis Zola, évêque de cette ville, qui fut son directeur de conscience alors qu'il était abbé des chanoines réguliers du Latran à Santa-Maria de Pie-di-Grotta, à Naples. Elle signe « Marie de la Croix, victime de Jésus, née Mélanie Calvat, bergère de la Salette ».

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Tel qu'il nous est connu par ces publications — qui parfois présentent entre elles certaines divergences (1) —-, le secret de la Salette possède les principaux caractères des miUénarismes. Pour reprendre la définition de ces mouvements proposée par Norman Cohn, du Magee University Collège, à la Conférence tenue les 8 et 9 avril 1960 à l'Université de Chicago (2), nous pouvons dire qu'en effet le salut dont il est question dans ce secret est à la fois collectif, terrestre, imminent, total et surnaturel.

1) Un salut collectif, en ce qu'il est l'apanage des fidèles en tant que groupe. Mais il est essentiel d'ajouter que cette collectivité ne comprend qu'un petit nombre d'individus. Le Secret fait déclarer à la Vierge :

a J'adresse un pressant appel à la terre ; j'appelle les vrais disciples du Dieu vivant et régnant dans les eieux ; j'appelle les vrais imitateurs du Christ fait homme, le seul et vrai Sauveur des hommes ; j'appelle mes enfants, mes vrais dévots, ceux qui se sont donnés à moi pour que je les conduise à mon divin Fils, ceux que je porte pour ainsi dire dans mes bras, ceux qui ont vécu de mon esprit ; enfin j'appelle les Apôtres des derniers temps, les fidèles disciples de Jésus-Christ qui ont vécu dans un mépris du monde et d'eux-mêmes, dans la pauvreté et dans l'humilité, dans le mépris et dans le silence, dans l'oraison et dans la mortification, dans la chasteté et dans l'union avec Dieu, dans la souffrance et inconnus du monde. Il est temps qu'ils sortent et viennent éclairer la terre.

« Allez, et montrez-vous comme mes enfants chéris ; je suis avec vous et en vous, pourvu que votre foi soit la lumière qui vous éclaire dans ces jours de mal­heurs. Que votre zèle vous rende comme des affamés pour la gloire et l'honneur de Jésus-Christ. Combattez, enfants de lumière, vous le petit nombre qui y voyez (S) ; car voici le temps des temps, la fin des fins »,

(1) Cf. Paul Vuixiàud, La fin du monde, Paris, Payot, 1962, p. 193, n. 3.

(2) Archives de Sociologie des Religions, n» 9, janvier-jum 1960, p. 105-106.

(3) C'est nous qui soulignons.

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C'est à l'intention de ce « petit nombre » que, peu après et sur les indications qu'elle prétend avoir reçues de la Vierge, Mélanie rédige les règles d'un nouvel ordre religieux, les « Constitutions des Apôtres des derniers temps ».

2) Un salut terrestre, puisqu'il sera réalisé en ce monde et non pas en un quelconque paradis extra-terrestre. Les Apôtres viendront « éclairer la terre ». Le cardinal de Cabrières ne s'y est pas trompé, en soulignant que, pour les mélanistes, la « rénovation... s'accomplirait dans le temps et sur la terre, à la différence de ce qu'enseigne la vraie religion sur la résurrection générale à la fin du monde et sur le bonheur éternel des élus » (4).

3) Un salut imminent, qui succédera à des maux sans nombre :

« Dieu va frapper d'une manière sans exemple.

« Malheur aux habitants de la terre ! Dieu va épuiser sa colère, et personne ne pourra se soustraire à tant de maux réunis.

« ...La Société est à la veille des fléaux les plus terribles et des plus grands événements ; on doit s'attendre a être gouverné par une verge de fer et à boire le calice de la colère de Dieu ».

Pour fixer la date de ces calamités, les Mélanistes s'appuient sur un passage du Secret suivant lequel « Dieu... enverra des châtiments qui se succéderont pen­dant plus de trente-cinq ans ». L'abbé Gilbert-Joseph-Emile Combe, curé de Diou (Allier), ancien hôte et ancien directeur de Mélanie, calcule en 1896, dans son ouvrage Le Grand Coup (5), que les « grands malheurs » se placeront entre cette date et 1909. Pour Grémillon, qui écrira en 1927 (6), les châtiments commen­ceront en 1914 et se termineront en 1949,

Ces malheurs arriveront subitement :

« Au premier coup de Vépée foudroyante [de Dieu] (7), les montagnes et la nature entière trembleront d'épouvanté, parce que les désordres et les crimes des hommes percent la voûte des cieux. Paris sera brûlé et Marseille englouti ; plusieurs grandes villes seront ébranlées et englouties par des tremblements de terre : on croira que tout est perdu ; on ne verra qu'homicides, on n'entendra que bruits d'armes et que blasphèmes. Les justes souffriront beaucoup ; leurs prières, leur pénitence et leurs larmes monteront jusqu'au ciel, et tout le peuple de Dieu demandera pardon et miséricorde, et demandera son intercession. Alors Jésus-Cïmst, par un acte de sa justice et de sa grande miséricorde pour les justes, commandera à ses anges que tous ses ennemis soient mis à mort. Tout à coup (8) les persécuteurs de l'Eglise de Jésus-Christ et tous les hommes adonnés au péché périront et la terre deviendra comme un désert ».

4) Un salut total, devant transformer en son entier la vie sur terre, de sorte qu'il ne s'agisse pas d'une amélioration, mais de la perfection même instaurée.

5) Un salut surnaturel, puisqu'il ne se manifeste pas par des moyens ordinaires.

(4) Cf. infra,

(6) Le grand cowp, avec sa date probable, c'est-à-dire le grand châtiment du monde et le triomphe universel de l'Eglise, étude sur le secret de la Salette comparé aux prophéties de l'Ecriture et à d'autres prophéties authentiques, Vichy, imprimerie de P. Vexenat, 128 p.

(6) Docteur Mariavé, En l'honneur de Dieu souffrant. Doctrine des Apôtres des derniers temps. La grande nouvelle. Le message de l'esprit ou le troisième testament, p. 56.

(7) C'est nous qui soulignons.

(8) C'est nous qui souligncms.

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C'est la Vierge elle-même qui fait les révélations à deux « élus ». Ceux-ci sont les véhicules choisis, les récipiendaires de la faveur divine.

De même que plusieurs autres mouvements hétérodoxes issus du catho­licisme — nous pensons tout particulièrement aux écrits de Vintras —, le Secret comporte une diatribe d'un anticléricalisme agressif. II fait déclarer à la Vierge :

« Les prêtres, ministres de mon Fils, les prêtres, par leur mauvaise vie, par leurs irrévérences et leur impiété à célébrer les saints mystères, par l'amour de l'argent, l'amour de l'honneur et des plaisirs, les prêtres sont devenus des cloaques d'impureté. Oui, les prêtres demandent vengeance et la vengeance est suspendue sur leurs têtes. Malheur aux prêtTes et aux personnes consacrées à Dieu, lesquelles, par leurs infidélité et leur mauvaise vie, crucifient de nouveau mon Fils ! Les péchés des personnes consacrées à Dieu crient vers le Ciel et appellent la ven­geance, et voilà que la vengeance est à leurs portes, car il ne se trouve plus per­sonne pour implorer miséricorde et pardon pour le peuple ; il n'y a plus d'âmes généreuses, il n'y a plus personne digne d'offrir la Victime sans tâche à l'Eternel en faveur du monde.

« ...Malheur aux princes de l'Eglise qui ne seront occupés qu'à entasser ri­chesses sur richesses, qu'à sauvegarder leur autorité et à dominer avec orgueil.

« ...Rome perdra la foi et deviendra le siège de l'Antéchrist » (9).

Il faut souligner que Mélanie n'a pourtant jamais été condamnée par l'Eglise.

En 1895, à l'occasion d'un procès que la voyante soutient contre le cardinal Perraud, évêque d'Autun, devant la Cour d'Appel de Dijon, l'archiprêtre Rosario, curé de Galatina, où elle séjourne alors, peut envoyer une dépêche ainsi conçue :

<( Réfutez calomnies : Mélanie Calvat n'a jamais été excommuniée, a toujours fréquenté et fréquente les sacrements » (10).

Le 28 mai de la même année, Mgr Zola, évêque de Lecce, fait à son tour la déclaration suivante : « Nous attestons ici, formellement, que sœur Marie de la Croix, née Mélanie Calvat, n'a jamais été excommuniée. Il lui a été fait en France des menaces d'excommunication, mais nous sommes certain que les menaces n'ont jamais été réalisées.

«Nous attestons encore que la susdite n'a jamais été privée des sacrements en Italie » (11).

Le cardinal Prospero Caterini, de la Congrégation de l'Index, écrit à Mgr Cortet, évêque de Troyes, de retirer des mains des fidèles l'opuscule de Mélanie sur le Secret. Il ajoute pourtant :

(8) Par la suite, comme jadis Vintras, certains mélanistes pratiqueront un anticléricalisme basé sur de singulières mathématiques, que l'on pourrait qualifier d'apocalyptiques. C'est ainsi que, pour Grémilton, le chiffre de la Bête — 666 — se retrouve facilement dans le Pape, Vicarius Filii Dei. Les chiffres romains contenus dans cette dernière expression, donnent en effet ce total. La démonstration est la suivante :

VICarIVs =5 + 1 + 100 + 1+5-112

FILII = 1 + 50 + 1+1=. 63

Dei = 500 + 1 =- 501

Total : 112 + 63 + 501 - 666

(L'Echo de la Grande Nouvelle de mars 1932, p, 9).

(10) A. Schmid, Mélanie, Bergère de la Salette, et le Cardinal Perraud. Procès civil et reli­ gieux, Paris, Ohamuel, 1898, p. 146.

(11) Jbid., p. 146.

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« ...Maintenez-le entre les mains du clergé pour qu'il en profite ».

Mgr Cortet communique cette lettre du cardinal à son confrère Mgr Besson, évêque de Nîmes. Ce dernier la publie dans sa Semaine religieuse, mais en y prati­quant des coupures. 11 est imité en cela par la Semaine religieuse de Troyes.

Le 5 mars 1896, Mgr Zola confie ces détails au Père Jean Kunzle, directeur général des Prêtres Adorateurs pour la Suisse, l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie. Et il ajoute : « En réalité, l'opuscule de Mélanie n'a pas été mis à l'Index : on

prédictions qu'il renfermait » (12).

Mélanie publie encore le secret à Lyon en 1904 — année même de sa mort —, dans une édition ne varietur.

L'attitude du Saint-Siège à son égard nous semble fort bien résumée dans une lettre qu'en juin 1915 le cardinal de Cabrières écrit à son métropolitain Mgr Latty, archevêque d'Avignon. Ce dernier a appris qu'à Montpellier, ville épis-copale du cardinal, un commandant-major d'artillerie, Henry Grémillon — plus connu sous le pseudonyme de Docteur Mariavé — vient d'imprimer et de répandre deux volumes, dans lesquels il commente le Secret (13). L'archevêque interroge son suffragant à ce sujet. Celui-ci lui répond longuement, en s'inspirant d'assez près d'une étude parue dans Y Ami du clergé du 4 mai 1911. II motive en ces termes son « opinion... absolument défavorable » :

« Les auteurs des publications antérieures, relatives à ce Secret, ont été condamnés, sinon à cause du Secret lui-même, au moins à cause de la portée et des conséquences qu'ils en donnaient. Un pareil sort attend l'édition actuelle.

« II ne paraît pas, en effet, que nous ayons là le Secret remis à Sa Sainteté le Pape Pie IX en 1858 (14) par les envoyés de Mgr FEvêque de Grenoble. Il a été, sous sa forme actuelle, édité par Mélanie Calvat, mais ù diverses reprises, par fragments successifs, ce qui semble être plutôt le résultat d'une composition personnelle que la répétition exacte du texte primitif remis à Pie IX et qui, dit-on, n'est plus au Vatican.

« Tel qu'il est, ce Secret n'a d'autre valeur que celle de l'affirmation personnelle de Mélanie Calvat, appuyée par la signature de deux évêques des environs de Naplcs (15). Mélanie paraît avoir été sincèrement pieuse, mais elle a pu être illusionnée, et il semble bien que sa «mission », au lieu de s'étendre jusqu'à notre époque, s'est terminée avec la reconnaissance, par l'Eglise, de la réalité de l'appa­rition.

« Ce qui est certain, dit un auteur bien informé, c'est que les premières rédac­tions du Secret furent beaucoup moins développées que les dernières. Il est donc probable que, sous l'influence du milieu dans lequel elle a fini sa vie, Mélanie a amplifié la forme première de l'écrit qu'elle avait fait remettre au Pape ; nous n'avons pas là, avec certitude, une copie officielle du Secret remis à Pie IX. Seule la S. C. du Saint-Office pourrait, avec l'agrément du Souverain Pontife, rechercher l'original et en déterminer, avec la teneur primitive, la véritable autorité (16).

(12) Ibîà., p. 297-208.

(13) La leçon de l'Hôpital Notre-Dame d'Ypres, lre édition, Montpellier, deux volumes de 237 et 392 p.

(14) Sic pour 1851.

(15) Allusion évidente à, Mgr Petagna et Mgr Zola.

(16) Deux paragraphes plus haut, on l'a vu, le cardinal a écrit que le texte primitif ne aérait plus au Vatican.

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« La nature de ce Secret, tel que nous le lisons aujourd'hui, est si étrange ; il est ordonné d'une manière si confuse ; il contient des allusions si singulières à la politique ; il semble enfin favoriser, d'une façon si précise, les erreurs des anciens Millénaires, en annonçant une rénovation qui s'accomplirait dans le temps et sur la terre, à la différence de ce qu'enseigne la vraie religion sur la résurrection géné­rale à la fin du monde et sur le bonheur éternel des élus, qu'on hésite nécessairement à lui attribuer une origine céleste » (17).

Le 21 décembre de la même année — peut-être à l'instigation du cardinal de Cabrières (18) — le Saint-Office publie le décret Ad Supremae qui est ainsi conçu :

« II est parvenu à la connaissance de cette Suprême Congrégation qu'il ne manque pas de gens, même appartenant à l'ordre ecclésiastique, qui, en dépit des réponses et décisions de la Sacrée Congrégation elle-même, continuent — par des livres, brochures et articles publiés dans des revues périodiques, soit signés, soit anonymes — à traiter et discuter la question du « Secret de la Salette », de ses différents textes et de ses adaptations aux temps présents ou aux temps à venir ; et cela, non seulement sans l'autorisation des Ordinaires, mais même contraire­ment à leur défense. Pour que ces abus, qui nuisent à la vraie piété et portent une grave atteinte à l'autorité ecclésiastique, soient réprimés, la même Sacrée Congré­gation ordonne à tous les fidèles, à quelque pays qu'ils appartiennent, de s'abstenir de traiter et de discuter le sujet dont il s'agit, sous quelque prétexte et sous quelle forme que ce soit, tels que livres, brochures ou articles signés ou anonymes, ou de toute autre manière. Que tous ceux qui viendraient à transgresser cet ordre du Saint-Office soient privés, s'ils sont prêtres, de toute dignité qu'ils pourraient avoir et frappés de suspense par l'Ordinaire du lieu, soit pour entendre les confes­sions, soit pour célébrer la messe ; et s'ils sont laïcs, qu'ils ne soient pas admis aux sacrements, avant d'être revenus à résipiscence. En outre, que les uns et les autres se soumettent aux sanctions portées, soit par Léon XIII dans la Constitution Officiorum et munerum contre ceux qui publient, sans l'autorisation régulière des Supérieurs, des livres traitant de choses religieuses, soit par Urbain VIII dans le décret Sanctissimus Dmninus Deus Noster rendu le 13 mars 1625, contre ceux qui répandent dans le public, sans la permission de l'Ordinaire, ce qui est présenté comme révélations.

k Au reste, ce décret n'est pas contraire à la dévotion envers la Très Sainte Vierge invoquée et connue sous le titre de Réconciliatrice de la Salette » (19).

Pourtant, le 6 juin 1922, paraît encore un opuscule intitulé : L'apparition de la Très Sainte Vierge sur la Sainte Montagne de la Salette le samedi 19 septembre 1846 — Simple réimpression du texte intégral publié par Mêlante... Edité par la « Société Saint-Augustin, Paris - Rome - Bruges », il est orné de Yimprimatur du dominicain Albert Lepidi, maître du Sacré Palais et assistant perpétuel de la Congrégation de l'Index.

Mais, le 9 mai 1923, en l'absence du même Lepîdi retenu par la maladie, le Saint-Office proscrit et condamne cet opuscule. II ordonne de veiller avec soin à ce que les exemplaires en soient retirés des mains des fidèles. Sur le rapport qui lui est fait, Pie XI approuve aussitôt cette décision.

(17) Semaine religieuse de Montpellier du 26 juin 1915. Cette lettre est également reproduite dans La leçon de l'Hôpital Notre-Dame d'Ypres. Exégèse du Secret de la Salette, 2e édition, Paria, Eugène Piguière et Oie, 1915, t. I, p. 182-90,

(18) C'est du moine ce qu'affirme GrémUlon, sans donner de preuves, dans son livre Pour la Salette contre nos Princes, Montpellier, imprimerie Firmin et Montane, 1916, p. 158.

(19) Ibid., p. 182-183.

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Le Secret de la Salette comportant des caractères fort nets de millénarisme (20), il n'est pas étonnant que les mélanistes accueillent avec faveur des théories de ]a Rénovation, qui sont soutenues par deux ecclésiastiques à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Ces deux prêtres présentent la particularité d'être violemment antisémites.

L'un d'eux, le français Emmanuel-A. Chabauty (21), curé de l'église Saint-André à Mirebeau-de-Poitou, chanoine honoraire de Poitiers et d'Angoulême, publie en 1882 Les Juifs, nos maîtres ! Documents et développements nouveaux sur la question juive (22), et il est l'un des fondateurs de l'organe YAntisémitique de Montdidier. A la suite des événements de 1870-1871, il recherche dans la Bible des textes qui lui permettent de sonder l'avenir. Il publie successivement : en 1871, Lettre sur les prophéties modernes et concordance de toutes les prédictions jusqu'au règne d'Henri V inclusivement (23) ; en 1874, les Prophéties modernes vengées, ou

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Vunîvers, en trois gros volumes in-8° (25). En 1894, il concentre ce dernier ouvrage dans un opuscule, Résumé du système de la Rénovation, que la Congrégation de l'Index condamne le 6 juin de cette année-là. Le 26 juillet, Chabauty déclare se soumettre, mais il s'empresse de faire paraître une nouvelle étude dont le titre seul est significatif : Le Système de la Rénovation n'a pas été condamné en lui-même par l'Eglise ; réponse aux adversaires (26). Une condamnation frappe alors l'en­semble de ses écrits, et il se transporte en Catalogne espagnole, à Arenys-de-Mar, où il meurt en 1912. Deux ans plus tard paraît son œuvre posthume De Paradiso Terrestri, rédigée en latin (27) ; en accumulant les textes des Pères de l'Eglise, il prétend y prouver que ceux-ci ont cru, jusqu'au IX0 siècle, au retour de l'humanité à l'Eden.

La doctrine de la Rénovation est également préconisée par un professeur de l'Université de Prague, le chanoine Auguste Rohling. Cet ecclésiastique compose d'abord un écrit qui, une fois traduit et complété, est utilisé en France par la pro­pagande antisémite. C'est ainsi que paraissent : en 1888, Le Juif-Talmudiste, résumé succinct des croyances et des pratiques dangereuses de la juiverie, présenté à la considération de tous les Chrétiens... Ouvrage entièrement revu et corrigé par M. l'abbé Maximilien de Lamarque (28) ; en 1889, le Juif selon le Talmud. Edition française considérablement augmentée par A. Pontigny (29), avec une préface d'Edouard Drumont. Dès 1898, à cause de ses doctrines sur la Rénovation, Rohling est frappé par un décret de condamnation de l'Index (30). En 1901, il

(20) Sur le millénarisme, mentionnons la thèse déjà ancienne de l'abbé Jj. Grt, Le millé­ narisme dans ses origines et son développement, Paris, 1904.

(21) Et non Chabaudy, comme l'imprime improprement Roman. d'Amat dans le Dictionnaire de biographie française, t. VIII, c. 115.

(22) Paris, V. Palmé, xn-264 p.

(23) Poitiers, Henri Oudin, Paris, Victor Palmé, 119 p.

(24) Parie, Oudin, 168 p.

(25) Poitiers, Oudin, 424, 472 et xciv-432 p.

(26) Poitiers, Oudin, 47 p.

(27) Supplex libellas consultationis de Paradiso Terreatri, directus eminentissimis iîlus- trissirnis et reverendiseimia cardinalibua, episcopis et proesulis sanctac caiholicae et romanae Ecclesiae, Arenys-de-Mar, imprimerie Joseph Tadjé Rossell.

(29) Bruxelles, A. Vromant, 68 p.

(29) Paris, A. Savine, Xvrn-180 p.

(30) Cf. Ein unechtes Index-Dekret gegen meine Schrift : « Der Zukunftstaat » beleuchtet durch zwei Briefe an 8.E. den... Kanzler der Prager theologiachen Fakultàt und an ihre Eminensen die Mitglieder der heiligen rOmischen Congrégation des Index, Zurich, J. Schabelitz, 1898, 17 p.

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publie en allemand, avec l'imprimatur de l'évoque d'Augsbourg, En route pour Sion ou la Grande Espérance d'Israël et de toute l'Humanité. Cet ouvrage est tra­duit en français, dès l'année suivante, avec Vimprimatur de l'archevêque de Paris, par un mélaniste ardent, l'abbé Ernest Rohmer, missionnaire apostolique de Saint-Pierre de Sion (31). Ce prêtre est l'un de ceux dont le nom a été mis en avant par Mélanie, le 12 juin 1893, dans une lettre au cardinal Perraud, évêque d'Autun, pour desservir une chapelle de Chalon-sur-Saône dont elle prétendait avoir acquis la nue-propriété (32).

En 1906, le même ouvrage est traduit en italien par l'abbé Colaeurcio, avec l'approbation de l'archevêque de Naples, et il est alors l'objet, le 30 mai de cette année-là, d'une lettre laudative du cardinal Merry del Val, secrétaire d'Etat de Pie X.

Un mélaniste d'Alfortville, Joseph Nalès (33), fait l'éloge du livre dans sa revue mensuelle Le Pèlerin de Marie et se charge de le vendre à prix réduit. Un méla­niste de Nantes, le Père Alfred Parent, missionnaire apostolique (34), publie dans la même revue un commentaire de la théorie de la Rénovation (35), qui est con­damné par l'évêque de cette ville dans sa Semaine religieuse du 15 mai 1909.

Nalès lui-môme, en tant que directeur du Pèlerin de Marie, est dénoncé par le propre secrétaire de la Congrégation de l'Index, le dominicain Thomas Esser, qui écrit au cardinal Amette, archevêque de Paris, le 7 juin 1009 : « Dans cette revue, on soutient, sans aucun scrupule, la théorie de la rénovation du genre humain proscrite par la Sacrée Congrégation ».

Par la même occasion, Esser dénonce une publication mensuelle, Jésus-Roi, rédigée par l'abbé Sicard, curé du Pin par Connaux (Gard), qui vend lui aussi à, prix réduit l'ouvrage de Rohling. Cet ecclésiastique est un autre mélaniste ardent, qui a publié en 1905-1906, L'historique des secrets et le secret de la bergère des Alpes.

Le 22 juin 1900, le cardinal Amette interdit Le Pèlerin de Marie dans son diocèse. Et, par un décret du 2 mars 1910, le Saint-Office stipule que « la doctrine de la Rénovation eschatologique doit être réprouvée ». Cette décision sera enre­gistrée, en août 1919, dans les Acta Apostolicae Sedis.

Par la suite, Rohling continue ses relations avec des indianistes avérés. En janvier 1924, il écrit à Grémillon que le problème de l'éternité des peines de l'Enfer est une question libre dans l'Eglise.

De son côté, Grémillon publie lui-même en 1925 et 1926, en se réclamant à la fois des travaux de Chabauty et de Rohling, un gros ouvrage sur la doctrine de la Rénovation : En l'honneur des Apôtres des derniers temps. Sous les regards de la Vierge en larmes et la lumière du Sacré-Cœur. Le Philosophe Suprême, tome II, Jésus-Roi (36).

On comprend mieux que de tels écrits aient pu séduire certains catholiques, quand on constate que, malgré son hostilité foncière à l'égard du millénarisme,

(31) Paris, Lethielleux.

(32) Cf. A. Schiiid, Mélanie, Bergère de la Sajette, et le Cardinal Perraud, p. 31, qui écrit improprement Khomer,

(33) Cf. sa brochure posthume A l'honneur des deux bergers de la Saleile, Mélanie Calvat et Maximin Giraud, Tours, imprimerie de P. Salraon, 1914, 16 p. (extrait du Pèlerin de Marie, n° 73 à 84).

(34) Cet ecclésiastique a déjà édité en 1903 Le secret complet de la Salette, Paris, Martocq, 112 p. ; il a aussi publié une Lettre... â l'auteur du Grand coup, sans lieu ni date.

(35) La fin du purgatoire a Heu ait Paradis terrestre, thèse publiée pour la consolation des familles chrétiennes, Tours, imprimerie de J. Allard, eans date, 15 p. {extrait du Pèlerin de Marie, mars 1909).

(36) Montpellier, Moatane, 933 p. en deux tomes.

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l'Eglise ne s'est jamais résolue à une condamnation solennelle de cette doctrine. En 1924, le Père Levie peut écrire dans la Nouvelle revue théologique : « Sans avoir anathématisé formellement le millénarisme (37), l'Eglise s'en est nettement écartée par toute sa tradition et sa doctrine » (38). Par la suite, Rome est amenée à pré­ciser sa position à ce sujet. Deux catholiques fervents, Raymond Chasles, archi­viste-paléographe, et sa femme Madeleine, se font, par l'écrit et par la parole, les ardents propagateurs des livres saints. Ils apprennent à lire la Bible à leurs lec­teurs (39) et aux auditeurs de leurs conférences. S'appuyant sur certains textes, ils soutiennent en particulier qu'entre la résurrection des justes et le jugement général, s'intercalera une durée de mille ans, où le Christ régnera sur terre, corpo-rellement et visiblement, avec les saints ressuscites (40).

Le 21 juillet 1944, le millénarisme fait alors l'objet d'un décret de la Congré­gation du Saint-Office. L'année suivante, dans son livre Israël et les Nations, Raymond Chasles donne de ce texte le commentaire suivant :

« L'opinion des Cardinaux et Consulteurs du Saint-Office est que le système du millénarisme mitigé ne peut être enseigné avec sûreté (41). Il n'est pas déclaré faux ou hérétique, mais pas assez certain pour pouvoir être enseigné en toute sûreté.

« Si l'Eglise romaine professait une doctrine définie, contraire à ce système, il ne pourrait pas être enseigné du tout. S'il n'est pas sûr, c'est que l'opinion con­traire n'est pas sûre non plus » (42).

A la suite de cette déclaration, le cardinal Suhard, archevêque de Paris, met en garde les fidèles contre les ouvrages de M. et Mme Chasles. Il fait remar­quer que ceux-ci se contentent de porter intérieurement la mention Pro manus-crvpto, comme si cette simple mention dispensait de VImprimatur.

***

Suivant la remarque de H.G. Barnett, de l'Université d'Oregon, à la confé­rence de Chicago déjà citée, les moyens préconisés dans les mouvements millé­naristes, pour une action purificatrice, apparaissent essentiellement d'ordre rituel. L'un de ceux-ci est particulièrement intéressant à étudier dans le cas de la Salette. Il s'agit de l'emblème du Sacré-Cœur. Nous sommes là dans une zone marginale, où l'orthodoxie côtoie très étroitement les dissidences.

Selon le Secret de Mélanie, le mal peut être vaincu « grâce à la dévotion au Sacré-Cœur (43) et à la piété envers le Pape, ressource suprême aux derniers temps du inonde » (44).

Le culte du Sacré-Cœur — qui tire son origine des révélations de Marie Alacoque — a connu, on le sait, un triomphe éclatant après la défaite irrémé-

(37) C'est nous qui soulignons.

(38) Nouvelle revue théologique, 1924, p. 612.

(39) Cf. Pour lire la Bible (Société Saint-Paul) ; Une catholique devant la Bible{¥lon, 1936), etc.

(40) Cf. Madeleine Chasles, Celui qui revient, Etude biblique sur la seconde Venue du Christ, Avignon, Aubanel Aîné, 1936.

(41) C'est-à-dire sans imprudence relativement à la foi. Ce sont les propres termes du décret : « Sysiema ntillenarismi mitigati tuto doceri non posse ».

(42) Raymond Chasles, Israël et les Nations, Paris, Lamarre, 1945, p. 233.

(43) C'est noua qui soulignons.

(44) P. Vuixiaud, La fin du monde, p. 188.

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diable des jansénistes et de leurs amis. Mais — rançon de ce succès — il a été de bonne heure le prétexte de certaines excentricités. Pour ne citer qu'un exemple entre tant d'autres, il est patronné, à la fin du XIXe siècle, par les peu scrupu­leuses Annales de Loigny — organe de « l'Œuvre du Sacré-Cœur de Jésus-Péni­tent » —, dont la lecture a inspiré André Gide dans son roman Les Caves du Vatican (45).

C'est la guerre de 1914 qui donne à l'emblème du Sacré-Cœur, dans les milieux catholiques, une vogue des plus grandes. Dès le début des hostilités, il est répandu à profusion. Le 1er novembre 1914, le Pèlerin assure qu'on a distribué trois millions de carrés d'étoffe blanche, portant cet emblème imprimé en rouge. Par la suite, une demoiselle Ligneau, 9, rue Clerc à Paris, vend le « porte-bonheur du soldat », petit étendard tricolore en ruban avec l'image du Sacré-Cœur, qu'elle cède à 10 centimes l'unité et à 8 francs le cent (46). Elle a aussi « un très joli chois de grands étendards très artistiques, pour églises et salons » (47).

De nombreux préfets font alors verbaliser contre les personnes qui portent de tels insignes, en soulignant la nécessité de maintenir au drapeau français son caractère national. Il s'ensuit de violentes polémiques. En 1915, la correspondance hebdomadaire du Comité de défense religieuse déclare : « Les catholiques ont le culte du Sacré-Cœur ; quand ils l'associent au drapeau français, ils entendent donner à ce drapeau la plus grande marque d'amour et de vénération » (48).

L'année suivante, le Messager du Sacré-Cœur écrit au sujet de l'insigne : « Depuis les arrêtés préfectoraux, on l'épingle sous la capote. Il y a le petit dra­peau, soit en drap brodé ou tissé, soit en celluloïd. Il y a aussi le petit fanion de 0 m 17 sur 0 m 15, ou de 0 m 30 sur 0 m 25, qu'on épingle de même sous la capote ou qu'on suspend dans l'intérieur des abris » (49).

Le 31 janvier 1917, Mgr de Gibergues, évêque de Valence, obtient de Benoît XV une indulgence quotidienne de 300 jours « à tous les fidèles du diocèse qui porteront de façon apparente sur leurs vêtements l'insigne du Sacré-Cœur et, d'un cœur contrit, réciteront, en n'importe quelle langue, au moins une fois le jour, l'invocation : Cœur Sacré de Jésus, ayez pitié de nous... » (50).

Après l'armistice, le même prélat écrira encore :

« La dévotion au Sacré-Cœur a fait, depuis la guerre, des progrès incroyables, tant parmi nos armées que parmi les fidèles. L'immense majorité des soldats en porte l'insigne, et les fanions du Sacré-Cœur ont été répandus à profusion sur le front. Ce que l'on sait des progrès de la dévotion au Sacré-Cœur dans nos armées est magnifique ; ce que l'on en saura, quand on saura tout, sera plus magnifique encore ».

«Aussi, soulignera le Pèlerin, beaucoup d'évêques de France, en action de grâces pour la victoire, recommandent-ils au clergé de leur diocèse de placer le drapeau du Sacré-Cœur dans les églises paroissiales. Le précieux insigne, après avoir été bénit, sera attaché à une colonne de la nef du chœur, devenant, après le crucifix, l'une des plus touchantes prédications de l'amour de Dieu envers les hom­mes, et particulièrement envers la France. En beaucoup d'endroits, la bénédiction du drapeau s'est faite le jour de Noël » (51).

(45) Cf. André MONGLOND, » Naissance d'un roman a, dans Hommage à Lucien Fehvre. Eventail de l'histoire vivante, Paris, A. Colin, t. I, 1953, p. 429-52.

(46) Pèlerin du 28 février 1915.

(47) Pèlerin du 18 juillet 1915.

(48) Pèlerin du S août 1915.

(49) Pèlerin du 23 juillet 1916.

(50) Pèlerin du 18 mars 1917.

(51) Pèlerin du 5 janvier 1919.

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A l'appui de cette mystique semblent venir un moment des faits miraculeux. A Loublande, au diocèse de Poitiers, une jeune fille, Claude Ferchaud, prétend avoir reçu des révélations du Sacré-Cœur. Ces dernières ne sont pas mal accueillies par l'Ordinaire du lieu, Mgr Humbrecht, qui écrit dans sa Semaine religieuse, le 81 mars 1918 :

k Dans l'état actuel des choses, et sans vouloir encore porter un jugement sur le fond, nous croyons que le but à atteindre et les résultats déjà produits doivent être pris en considération.

« Prière, pénitence, règne social du Christ, hommage national par l'apposition du Cœur divin sur les étendards, voilà le but ; quant aux résultats, nous consta­tons un mouvement de piété extraordinaire et des conversions nombreuses ».

De son côté, Mgr Jouin, curé de Saint-Augustin à Paris, déclare le 20 avril suivant, dans la Foi catholique :

« Nous savons que, pour obéir aux ordres qu'elle suit, Tentant a vu M. le président de la République et qu'elle lui a demandé l'apposition immédiate du Sacré-Cœur sur le drapeau de la nation : qu'elle a écrit dans le même sens une lettre aux généraux, en mars 1917.

« Nous savons que l'autorité ecclésiastique ne doute nullement de la sincérité de la jeune fille. On affirme que, dans ses paroles, ses écrits, rien n'a été relevé qui ne soit conforme à la saine théologie ».

Et, selon la Semaine religieuse de Poitiers, le 16 juin, le drapeau du Sacré-Cœur :

« Est l'acte de foi de la nation abjurant l'athéisme officiel et rendant hommage à la royauté du Christ. Regarder cet acte comme n'ayant qu'un but temporel, l'envisager comme un acte purement extérieur, par là même comme un acte de fétichisme, sans lien avec ce qui précède, c'est une conception purement subjective et gratuite qui ne s'accorde ni avec les écrits de Claude Ferchoud, ni avec le commu­niqué... qui en résume fidèlement la pensée. Toujours elle a affirmé le triomphe final de la France en connexion avec sa conversion »,

Mais le Saint-Siège fait bientôt connaître qu'il se réserve l'examen du cas de Loublande, et l'affaire n'aura pas d'autres suites. Quelques semaines après Mgr Humbrecht est promu au siège archiépiscopal de Besançon.

Dans cet engouement pour l'insigne du Sacré-Cœur, les mélanistes ne sont pas les derniers à se faire voir. L'un des plus turbulents d'entre eux, Henry Grémillon — qui s'est distingue par son courage dans la retraite de Lorraine et dans la bataille de l'Yser —, arbore cet emblème sur son uniforme d'officier, en dépit des défenses de ses supérieurs. Il est successivement mis aux arrêts, interné dans un asile et enfin réformé pour troubles mentaux par une commission mili­taire. En 1916, il écrit au Président de la République : « Donnez-moi mille hommes, revêtus de l'insigne du Sacré-Cœur, mille cordiphores, je me mets à leur tête, ils seront armés et je ne le serai point, ils combattront et je les entraînerai et Dieu donnera la victoire. Le front allemand sera enfoncé et la France délivrée ».

Cependant, des milieux catholiques les plus opposés, s'élèvent de sévères critiques contre de tels emblèmes (52). Le 12 septembre 1916, Mgr Lacroix, ancien évêque de Tarentaise, enverra à Grémillon les lignes suivantes :

(52) Déjà, au Congrès sacerdotal qui se tient à Bourges en septembre 1900, un prêtre libéral, l'abbé Lemire, député d'Hazebrouck, se prononce contre le drapeau du Sacré-Cœur, qu'il

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« En qualité de vieux libéral, je m'incline devant la sincérité de votre foi comme devant celle de vos paroles. Mais, pour affirmer vos convictions, était-il nécessaire d'arborer sur votre uniforme de major l'emblème du Sacré-Cœur ? Ni Bossuet ni Laeordaire n'ont porté cet emblème. Je m'étonne qu'on ne vous ait pas dit que le Saint-Office avait très sagement interdit toute représentation du Cœur de Jésus en dehors de sa personne sacrée.

« Enfin, vous auriez pu vous souvenir que cet emblème est très récent dans l'Eglise et qu'en cherchant bien, on trouverait sans peine qu'il a des origines suspectes. Le signe du chrétien, ce n'est pas le Sacré-Cœur, c'est la Croix, l'emblème du salut du monde, celui devant qui s'inclinent tous les fils du Christ » (53).

Le 23 février précédent, un des principaux tenants du traditionalisme, le cardinal Billot — consulteur du Saint-Office depuis 1909—, a affirmé une position analogue à celle de ce prélat libéral. Allant même plus loin que lui, il n'a pas hésité à parler de « millénarisme ». Voici ce qu'il a écrit ce jour-là à un avocat de Clermont-Ferrand, Michel Valleix :

» Vous me demandez mon avis sur les prétendues promesses, d'après lesquelles la grandeur matérielle de la France serait la conséquence de la réalisation du désir exprimé à la B. Marguerite-Marie que l'image du Sacré-Cœur soit officiellement gravée sur les armes, peinte sur les drapeaux.

« Tout d'abord, une question préalable : les révélations de la bienheureuse Marguerite-Marie concernant la France, ou plutôt le roi de France Louis XIV (car c'est lui que nous voyons constamment nommé dans les quatre lettres à la Mère de Saumaize et au P. Croiset, qui sont les seuls documents sur lesquels on s'appuie), ces révélations, dis-je, viennent-elles véritablement de Dieu ? On serait fondé à en douter quand on met en regard d'un côté l'orgueil de Louis XIV, son insatiable ambition, ses guerres de conquête, son attitude si hautaine et si insolente vis-à-vis du Saint-Siège, son rôle dans Féclosion de la grande erreur gallicane dont il fut le premier auteur et le principal inspirateur, etc., et, de l'autre, des phrases comme celle-ci : « Fais savoir au fils aîné de mon Sacré-Cœur que mon Cœur veut régner dans son palais, être peint sur ses étendards et gravé dans ses armes pour les rendre victorieuses de ses ennemis, en abattant ces tètes orgueilleuses et superbes pour le rendre triomphant de tous les ennemis de la Sainte Eglise ».

« Ne croirait-on pas qu'il s'agit d'un Charlemagne ou d'un saint Louis, et que les ennemis du grand roi étaient précisément ceux du royaume de Dieu ? Et n'y a-t-il pas quelque chose de bien étrange dans cette idée du Sacré-Cœur abattant les têtes orgueilleuses et superbes aux pieds d'un homme plus superbe et plus orgueilleux encore ?

k Parmi les demandes que le message contenait, il en est une surtout, celle que vous marquez expressément, qui passe de bien loin tout ce qu'il semblerait permis de rêver. Car il faudrait un changement si radical dans l'assiette et les conditions générales de la société française que l'esprit en demeure interdit. Je sais que rien n'est impossible à Dieu, mais nous n'en sommes pas en ce moment à

considère comme une nouveauté très périlleuse. Le 8 janvier 1901, son ami l'abbé Frémont est reçu au Vatican par le B. P. Lepidi, maître du Sacré-Palais, et il a la satisfaction d'entendre ce dernier lui déclarer : c Certainement l'abbé Lemire, qui est très calme {je l'ai vu à Saint-Louis des Français), a raison d'arrêter cette prétention. Le drapeau est fait pour un peuple. La dévotion au Sacré-Cœur ne regarde que les Fidèles qui ont, pour s'y livrer, leurs temples. On ne place pas l'image de Jésus sur des drapeaux qui vont à la guerre. Ce sont là des antinomies, des mala­dresses, résultant d'un iaux zèle ».

(53) Le Philosophe Suprême, t. II, Jésus-Roi, p. 157.

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estimer ce que Dieu peut de sa puissance absolue. Nous devons considérer qu'il y a une certaine économie de la Providence actuelle dont Dieu, autant que nous pouvons en juger par l'histoire, entend ne pas sortir et que le miracle requis pour un drapeau national, au XXe siècle, portant dans ses plis l'image du Sacré-Cœur, autrement dit, le miracle d'un pays aussi profondément divisé que le nôtre surtout sur la question religieuse, aussi pourri de libéralisme, aussi féru de l'idée révolu­tionnaire, venant à accepter, dans son ensemble, une pareille alliance de la poli­tique et de la religion dans ce qu'elle a de plus intime et de plus délicat, non, encore une fois, ce miracle-là n'aurait d'analogue en rien dans ce qui s'est jamais vu depuis que le monde est monde, depuis qu'il se fait des miracles sous le soleil, depuis qu'il y a des hommes sujets au gouvernement divin sur la terre. Je n'ai pas le temps de dire ici tout ce qui me vient à l'esprit. J'ajoute seulement que l'idée d'un drapeau national portant l'image du Sacré-Cœur ne me semble pas même une idée acceptable en soi, pour la bonne raison que le drapeau national n'est pas seulement un dra­peau de paix, mais qu'il est aussi un drapeau de guerre. Et pourquoi les Allemands, par exemple, ne se croiraient-ils pas en droit de mettre sur leur drapeau ce que nous mettons sur le nôtre ? Et voilà ce Cœur adorable où tous les hommes doivent s'unir dans l'étreinte d'une commune charité, conduisant les Français à regorge­ment des Allemands et les Allemands à regorgement des Français : est-ce conve­nable ?...

« L'Eglise, en canonisant ses Saints, ne se porte pas garante de l'origine divine de leurs révélations ; son jugement ne va pas au-delà d'une déclaration d'innocuité au regard de la foi et des mœurs, et pour le reste, elle se contente d'un simple laissez-passer. H y a toujours place, en quelque hypothèse que ce soit, pour un mélange inconscient de ce qui vient de l'esprit propre avec ce qui vient de l'esprit de Dieu...

« J'ai crié gare à je ne sais quelle nouvelle forme de millénarisme sur la pente duquel nous mettent ces assurances de triomphe sur nos ennemis et sur ceux de la Sainte Eglise, ce pouvoir d'abattre à nos pieds ces têtes superbes et orgueilleuses des grands, ces abondantes bénédictions sur toutes nos entreprises, etc., etc. En vérité, ce n'est pas ce que semblent nous promettre les leçons du passé. Ce n'est pas ce que le Sacré-Cœur réservait à Louis XVI, à Garcia Moreno, aux héroïques Vendéens de la Rochejacquelein, de Charette, de Lescure, d'Klbée, de Cathelineau. Enfin, nous ne sommes plus des Juifs d'Ancien Testament.

« Chimères ! Chimères ! Chimères qui ont le grand tort de donner le change sur une dévotion admirable, tout entière orientée vers l'acquisition et l'exercice des vertus surnaturelles et vitam venturi saeculi. Voilà bien, cher Monsieur, en abrégé, ce que je pense de la question que vous me posez. N'ayant pas le loisir de déve­lopper davantage ces quelques idées, je vous prie d'agréer l'hommage du respect avec lequel j'aime à me dire

a Votre très humble et très dévoué serviteur » (54).

Cette lettre ne sera divulguée que deux ans plus tard. C'est à elle que, le 7 mai 1918, la Croix nous paraît faire allusion dans la note suivante : « On sait que l'autorité suprême de l'Eglise, avec arguments à l'appui, dans un document resté confidentiel, mais connu en substance, a déconseillé l'agitation autour de la question du drapeau du Sacré-Cœur » (55).

Treize jours plus tard, le journal anticlérical le Pays fera des gorges chaudes de la lettre du cardinal, dans un entrefilet qui portera la signature du franc-maçon Tabarant:

(54) Ibid., p. 162-63.

(55) Cf. G. Jacqtjemet, éd., Catholicisme, t. III, c. 1082.

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« Le cardinal Billot est un jésuite français, résidant à Rome. H est, nous dit M. de Narfon, « renommé dans le monde entier pour le radicalisme de son intran­sigeance doctrinale ». Mais tout intransigeant et radical soit-il, ce cardinal-jésuite semble n'être pas le dernier des imbéciles et sa lettre l'atteste, qui est une âpre diatribe contre les incommensurables crétins qui voudraient que la France apposât sur son drapeau le Sacré-Cœur.

« Tout d'abord, il observe ironiquement que, pour satisfaire à ce mysticisme éperdu, « il faudrait un changement si radical dans l'assiette et les conditions générales de la société française que l'esprit en demeure interdit ». Cependant, M. Billot insiste : « XI y a, nous avoue-t-il, une certaine économie de la Providence actuelle, dont Dieu entend ne pas sortir ». « Economie » nous plaît, et « Providence actuelle » nous ravit au possible.

« Cependant, M. Billot ne s'en tient pas à ces déclarations et, par surcroît, il crie gare à ses coreligionnaires : « Chimères ! Chimères ! Chimères ! » clame-t-il. Encore un peu, et il vouerait à la douche les fanatiques du Sacré-Cœur, ces super-patriotes.,.

« C'est très bien, Monseigneur, et voilà d'excellent anticléricalisme 1 Mais, après avoir dit ainsi leur fait aux fétichistes du cordicolisme, ne vous en prendrez-vous pas aux mystiques délirants qui, cousant des étoiles de généralissime au corsage de la Vierge et plaçant l'épée de la France au poing de Saint Michel, n'attendent le salut de la patrie que des ferrailleurs et des amazones dont ils peuplent leur lugubre Olympe chrétien ? » (56).

L'année précédente, le cardinal Billot était revenu sur la même question. Le 31 juillet 1917, dans un éloge du cardinal Pie publié par la Croix, il s'éLait exprimé en ces termes :

« Comme il arrive à toutes les époques profondément troublées, du présent que l'on trouve inhabitable on émigré dans l'avenir, et dans un avenir que l'on se plaît à forger le plus fortuné possible. Sur la foi de révélations plus ou moins authentiques, on nous annonce, pour prix de notre retour à Dieu, je ne sais quelle ère de prospérité, qui ressemblerait fort à celle des anciens millénaires ou de leurs modernes succédanés. Que ne dit-on pas, par exemple, sur les promesses faites à la dévotion du Sacré-Cœur, sous certaines conditions à remplir, dont la principale serait l'insertion de son image au drapeau national ? Alors, ce sera pour nous et, par nous, pour la religion dans le monde entier, un triomphe dont il n'y a jamais eu d'exemple, un âge d'or qui verra, avec nos ennemis abattus, notre hégémonie partout établie, quelque chose d'analogue à la glorieuse Jérusalem des rêves rabbiniques, et comme qui dirait une réalisation des antiques prophéties judaïque-ment entendues, selon la matérialité de la lettre. Et le moindre inconvénient est que, par là, on entretient les fidèles dans des songes creux qui préparent les décep­tions futures, on les détourne des solides pratiques de la vie chrétienne, on fait dévier vers je ne sais quel objectif temporel et politique une dévotion admirable, tout entière orientée vers la vie éternelle et le règne de Dieu dans les âmes. Gardons-nous de ces chimères » (57).

Par la suite, dans le Correspondant du 10 octobre 1919, un prélat libéral, Mgr Julien, évêque d'Arras, condamnera l'opinion qui « fait dépendre la recon­naissance publique du règne de Jésus-Christ de l'apposition de l'image du Sacré-

(56) Cf. Le Philosophe Suprême, t. II, Jésus-Roi, p, 165-166.

(57) Cf. Agnès Siegfbibd, L'Abbé Frémont, Paris, Félix Alcan. 1032, t. II, p. 280, note 1.

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Cœur sur le drapeau national ». Et, définissant le culte du Sacré-Cœur de « dévotion nouvelle, soit, mais vieille doctrine », il s'élèvera contre « la végétation parasite qui pullule autour des piétés de la plus pure essence » :

« C'est ici, il faut bien le dire, que la dévotion s'engage dans une voie où nombre de bons esprits, je parle des croyants, se refusent à la suivre... Soit dans la forme sous laquelle leur est présentée la conversion de l'Etat, soit dans les moyens par lesquels on espère l'obtenir, ils aperçoivent une impossibilité. Sans doute, ils ne l'ignorent pas, rien n'est impossible à Dieu, surtout quand on se place dans l'ordre du miracle, mais encore ne faut-il pas tenter Dieu et lui arracher le miracle des mains.

a ...Ce que la Bienheureuse n'a pas obtenu de Louis XIV, en qui s'incarnait le peuple entier, on espère l'obtenir du régime démocratique, dans lequel personne ne peut se vanter de tenir la place de tous.

« ...On ne reculera pas devant l'hypothèse d'une catastrophe nationale qui placerait les hommes d'Etat dans l'alternative de céder sur la question du drapeau ou de laisser périr la France. Eclate la guerre, et le dilemme sera posé ; le Sacré-Cœur ou la défaite !

« ...II faut avoir le courage de le dire. En la mêlant de trop près aux événements de l'ordre temporel, on risque de faire subir à la grande et belle dévotion au Sacré-Cœur de regrettables déviations » (58).

Au début de la seconde guerre mondiale, une pétition circulera encore dans l'Hérault, pour demander que l'image du Sacré-Cœur soit apposée sur le drapeau. Le 15 janvier 1940, l'évêque du diocèse, Mgr Gabriel Brunhes, la désapprouvera en ces termes dans sa Semaine religieuse : « Nous devons déclarer que cette ini­tiative — quelque bien intentionnée qu'elle soit — n'a pas été soumise à notre approbation, et nous la déclarons inopportune dans l'état présent de notre pays ».

Le recteur de la basilique du Sacré-Cœur de Montmartre, Mgr Flaus, s'em­pressera, dans sa revue Montmartre de mars 1940 (59), de faire écho à cette prise de position (00).

(58) s Le culte du Sacré-Cœur. A propos de la consécration solennelle de l'Eglise de Mont­ martre », dans le Correspondant, t. 277, p. 1-18.

(59) Pages 4-6.

(60) Cf. A. Dérumaux, Le drapeau dit Sacré-Cœur dans la revue Montmartre, septembre- octobre 1061, p. 17-30, et l'article Drapeau du Sacré-Cœur dans l'encyclopédie Catholicisme, t. III, o. 1082. C'est le culte du Sacré-Cœur ~ ou plus exactement certaines de ses tendances qui a inspiré quelques-unes des manifestations religieuses les plus curieuses des XIXe et XXe siècles. Après le « prophète » Vintras, fort dévot envers ce culte (cf. E. Apïolis, « Du nouveau sur la secte de Vintras. La doctrine, les adeptes », dans Hommage à Lucien Febvre, op. cit., p. 234-), citons l'abbé Argence-CIovis-Cosar Vachère, de Mirebeau-du-Poitou ; à partir de 1912, ses sta­ tuettes du Sacré-Cœur exsudèrent du sang au niveau des cinq plaies et, de ses quatre images du même Sacré-Cœur, du sang liquide, qui ensuite se coagulait, sortait dos mains, du front et des yeux. De nos jours, à partir du 17 décembre 1059, une statuette en plâtre du Sacré-Cœur — d'abord à Bruxelles, puis promenés de ville en ville en Belgique et en France — a vu le sang couler des yeux, des mains, des pieds et surtout du cœur (affaire du Père Michel Collin), Tout comme Vintras, ces gens-là professent un anticléricalisme agressif. Vachère prétendit avoir entendu une voix lui dire : « Je pleure sur mes prêtres, qui ne sont pas ce qu'ils devraient être... Tout est humain au Vatican ». Pour le Père Collin, le saignement de la statue confirme le dessein de Dieu de rajeunir son Eglise et de faire cesser bien des abus qui y existent. Cet ecclésiastique enseigne qu'il a été désigné par Dieu lui-même comme le pape, sous le nom de Clément XV. Naturellement tous ces hétérodoxes ont été excommuniés par la hiérarchie catholique, Vin­ tras dès 1843, Vachère en 1914, Collin et ses adhérents en 1960.

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ARCHIVES DE SOCIOLOGIE DES RELIGIONS

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Si le drapeau du Sacré-Cœur suscite ainsi la défiance raîsonnée d'un certain nombre de catholiques distingués, venus des horizons les plus différents, il est par contre accueilli avec faveur par beaucoup de naundorffistes, et en premier lieu par les prétendants eux-mêmes.

Dans une déclaration solennelle datée de Teteringen, le jour de Noël 1883, « Charles XI » s'exprimait ainsi : a Moi, Louis-Charles de Bourbon, fidèle au voeu de mon aïeul Louis XVIe le Roi Martyr, je déclare que, de mon plein gré, je renouvelle et confirme le changement déjà fait des armes de notre Maison. Je veux que le Sacré-Cœur brille dans notre écusson, qu'il soit brodé dans nos étendards » (61).

En mars de l'année suivante, le même prétendant faisait la consécration publique de sa personne, de la famille royale et de la France au Sacré-Cœur de Jésus, dans la chapelle provisoire du vœu national à Montmartre.

En 1937, « Henri V » modifiera encore une fois les armes de France, qui s'énonceront désormais ainsi : « D'azur aux trois fleurs de lys d'or, posées deux et une, portant en abîme l'écu du Sacré-Cœur qui est d'argent, chargé d'un cœur de gueules, flammé et blessé du même, surmonté d'une croix latine de sable ».

A un point de vue plus particulier, plusieurs naundorffistes voient dans le Secret de la Salette l'annonce du règne temporel de celui qu'ils croient le descendant de Louis XVII. « Les nouveaux rois seront le bras droit de la Sainte Eglise », dit le Secret de Mélanie, tandis que Maximin déclare dans le même sens : « II viendra un Grand Monarque qui rétablira toutes choses parla religion et par la société ».

Prévost de Sanzae, marquis de la Vauzelle — qui réside au château de la Baume par Tourtour (Var), puis 85, rue Thiers, à Grenoble — se montre un excel­lent naundorffiste. li prend à son compte la légende de la substitution de la fille de Philippe-Egalité et du fils de l'italien Chiappini. En 1911, il publie une brochure dont le titre résonne comme un défi : Le Duc d'Orléans peut-il être le Roi-Sauveur de la France catholique ? (62). Il est aussi l'auteur de la Réfutation de quelques écrits du Duc d'Orléans. C'est en même temps un mélaniste militant. En 1913, il publie une brochure de 46 pages où sont reproduites en fac-similé deux lettres du cardinal Luçon, archevêque de Reims, sous le titre Le secret de la Salette et le Bulletin du Diocèse de Reims. Un prêtre qui se dissimule sous le pseudonyme d'Elorimel a fait paraître du 19 avril au 30 novembre de cette année-là, dans la Revue Mariale — éditée à Lyon par Mgr Bauron, pronotaire apostolique —, une étude en faveur de l'authenticité du Secret. Par ordre supérieur, la revue vient de lui fermer ses colonnes. Le marquis de la Vauzelle fait entendre ses protestations : le Secret n'ayant jamais été mis à l'Index, il ne saurait être interdit, sans abus d'autorité, de le défendre contre ses calomniateurs.

En 1914, le marquis dénonce Deux mensonges de la Semaine Religieuse d'Amiens contre le Secret de la Salette, et il publie Une rectification. A propos du Secret de la Salette (63). Enfin, en 1925, dans un Appel au pape : deux décrets du Saint-Office contre l'apparition de la Salette (64), il s'élève avec force contre les condamnations de 1915 et de 1923.

(61) Alain Decaui, Louis XVII retrouvé, Naundorff rot de France, Paris, L'Elan, 1947, p. 374.

(62) Draguignan, imprimerie de A. Riccobono, xiv-73 p.

(63) Chez l'auteur, 36 p.

(64) Grenoble, chez l'auteur, 26 p.

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Un autre naundorffiste, le baron de Novaye, se fait connaître dès 1896 par un ouvrage prophétique, Ce qui va nous arriver. Guerre et révolution d'après 45 prophéties anciennes et modernes, que préface Gaston Méry (65). En octobre 1905, U publie un autre livre de la même veine, Demain ?... d'après les concordances frappantes de 120 prophéties anciennes et modernes (66). Une « suite et complément » de cet ouvrage, sous le titre Aujourd'hui et demain ?, paraîtra encore en 1914 (67). Les prophéties dont il s'agit concernent la venue du Grand Monarque, qui arrivera à l'heure du Grand coup pour délivrer l'Europe.

Est également naundorffiste Mgr Ernest Rigaud, qui s'intitule « familier du Pape et enfant des larmes de Marie », ainsi que « chanoine d'honneur délia Santa Casa ». Il attribue à Grégoire XVI la grande responsabilité de la méconnaissance des droits de Louis XVII au trône de France (68). Cet ancien vicaire de Saint-Pierre de Limoges, qui obtient de Léon XIII la concession d'un oratoire privé, est lui aussi un ardent propagandiste de la littérature prophétique. Parmi ses nombreux écrits, citons : Jésus-Christ et l'Eglise ou le Royaume de Dieu sur la terre prédit par Daniel (69) et Quand la fin du monde ? Bientôt (70), publiés en 1883 ; Un grand mystère, paru en 1884 ; Œuvre de la gloire de Notre-Dame de la Salette. Compte rendu aux zélateurs et bienfaiteurs de l'œuvre (71) publié en 1885 ; Les sept clefs du passé, du présent et de l'avenir, ou les sept mots qui renferment toute l'histoire de l'Eglise(72) et Symptômes de la fin des temps (73), parus en 1887.

Mgr Rigaud est l'un des trois prêtres dont le nom est mis en avant par Mélanie, le 12 juin 1893, dans la lettre au cardinal Perraud, mentionnée ci-dessus.

A partir de 1889, cet ecclésiastique dirige une revue au titre significatif : Annales mensuelles des Croisés de Marie et des Apôtres des Derniers temps. Il y publie successivement : en mars 1900, Le secret de Maximin, berger de La Salette, mis au grand jour ; en janvier 1907, le Secret de Mélanie ; en août delà même année, les Constitutions des Apôtres des Derniers Temps, dans un texte incomplet. En octobre 1914, il relate dans cette revue les morts subites des ennemis de la Salette, en ne citant pas moins de vingt-quatre traits. En mai 1915, il y expose longue­ment a ce que dit Mélanie du fond de son tombeau ». Il souligne que, quatre mois après son décès, le corps de la voyante, quoique non embaumé, a résisté à la putréfaction ; les joues sont restées rosés, et les membres souples. Il cite à ce propos le témoignage de l'archevêque de Tarente, Mgr Cecchini, qui était à la tête du diocèse nullius d'Altamura et qui fut le dernier directeur de Mélanie, décédée dans cette ville.

Mgr Rigaud a des démêlés avec son Ordinaire, Mgr Renouard, évêque de Limoges, qui le blâme dans une lettre du 2 juillet 1911 (74).

(66) Paris, Chamuel, xn-155 p.

(66) Paris, P. Lethielleux, xn-452 p.

(67) Paria, P. Lethielleux, 41-vin p.

(68) P. Vulliaud, La fin du Monde, p. 194, n. 1.

(69) Limoges, Mme J. Dumont, 32 p.

(70) Limogea, Mme Dumont, 48 p.

(71) Limoges, Mme J. Dumont, llp.

(72) Saint-Amand, imprimerie de B. Pivoteau, 24 p.

(73) Limoges, chez l'auteur, 28 p.

(74) Peut-être par jalousie, Mgr Rigaud est accablé de mépris par un autre défenseur acharné du Secret, l'écrivain Léon Bloy, auteur do Celle qui pleure (Paris, Victorian, 1905), qui publie en 1612 la Vie de Mélanie... écrite par elle-même en 1900 et dont on éditera en 1925 une œuvre posthume, Le Symbolisme de l'Apparition. Ce dernier, fort dévot envers le Sacré-Cœur, «t dévo­ tion des derniers temps », se prononce aussi pour Naundorff dans son ouvrage Le Fils de Louis XVI. Cf. Marie-Joseph Lobt, La pensée religieuse de Léon Bloy, Desclée de Brouwer, 195X, p. 40, n. 1 et p. 182, n. 4. Cf. aussi Raymond, Barbeau, Un prophète liiciférien ; Léon Bloy, Paria, Aubier, 1957, 287 p., ainsi que la pertinente critique de cet ouvrage par Henri Desro­ che dans Areh., 5, n° 83.

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Un autre mêlaniste, Grémillon, quoique sympathisant de l'Action Fran­çaise, correspond avec le prétendant naundorffiste, « Louis, prince de Bourbon ». Il déclare dans un de ses ouvrages : «Les d'Orléans adviendront, l'Action Française mérite cet Avènement, elle l'aura, mais il ne servira qu'à faire plus tard le lit du Grand Monarque » (75).

Encore aujourd'hui, de nombreux liens existent entre le naundorffisme et un catholicisme hétérodoxe qui se proclame gallican.

En 1943, le comte Yvan Drouet de la Thibauderie fonde à Bordeaux, dans la clandestinité, un hebdomadaire, le Courrier Blanc, « spécialisé dans le cas Louis XVII » (76). Cette revue se rallie, aux environs de 1951, aux Bourbons de la survi­vance et entretient des rapports avec l'organe trimestriel parisien de même tendance, Flos Florum, dont elle insère maint communiqué (77).

Dans la même ville de Bordeaux, un petit groupe, autour de M. Guy Tru-chemotte, s'intitule « Les amis de la Légitimité » et possède un bulletin intérieur, Le Courrier de la Légitimité (78).

Or, sous le nom de Mgr Gabriel de Saint-Martin, le comte de la Thibauderie est, depuis le 29 avril 1956, évêque-régent de l'Eglise catholique française. Cette petite communauté dérive des initiatives de Joseph-René Vilatte, prêtre vieux-catholique qui alla chercher l'épiscopat dans la succession syro-jacobite et eut son heure de notoriété, après la Séparation, en s'efforçant de mettre sur pied des cultuelles schismatiques (79).

De son côté, M. Guy Truchemotte, ordonné prêtre sous le nom du Père Patrick pour la Pentecôte de 1953 (80), se trouve aujourd'hui à la tête de la pa­roisse que cette minuscule Eglise possède à Bordeaux (81).

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Dans le catholicisme comme en dehors de lui, le XIXe siècle, cette période de grands bouleversements — comme toutes les époques analogues — a favorisé les vaticinations et les débauches d'imaginations prophétiques. C'est là un phénomène général.

Remarquons cependant avec M. Jean Séguy que, chez les catholiques, l'apocalyptique, tout comme au Moyen Age, prend volontiers un caractère poli­tique, ce qui est relativement plus rare dans les milieux protestants : « le Grand Monarque fait partie intégrante de l'apocalyptique hétérodoxe en milieu catho­lique, parce que l'union de l'Eglise et de l'Etat reste l'idéal de la société tel que la théologie classique l'entend » (82).

(75) La leçon de l'Hôpital Notre-Dame d'Ypres, t. II, p. 174.

(76) Cet hebdomadaire sort une fois par mois imprimé, et le reste du temps polycopié. Sous l'occupation, il a cinquante numéros clandestins.

(77} Guy Truchemotte, Le Miroir de l'Histoire, novembre 1951, p. 73.

(78) Ibid., 1954, p. 753.

(79) Sur cette Eglise cf. E. APPOLia, Le vieux-catholicisme en France, dans Actes du 81* Congrès National des Sociétés Savantes, Section d'histoire moderne et contemporaine, 1956, p. 779-83. Nous a^ons demandé à Mgr Gabriel de Saint-Martin quelle est l'attitude de son Eglise à l'égard du Secret de la Salette, sans obtenir de réponse.

(80) Le Catholique Français, juin 1853.

(81) Dans le même ordre d'idées, signalons quo le Père Michel Collin. dont il a été question ci-dessus à propos d'une statue du Sacré-Cœur qu'il déclarait miraculeuse, a commencé ses démêlés avec l'Eglise en promenant de paroisse en paroisse, en 1942, un prétendu descendant de Louis XVII, monté sur un cheval blanc, et qu'il présentait comme le libérateur de la France.

(82) Jean SÉgtjy, « David Lazzaretti et la secte apocalyptique des Giurisdavidici », dans Archives de Sociol. des Religions, 6, p. 86.

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Insistons aussi sur un autre point. Ce n'est pas seulement à cause de leur pittoresque que les petites sectes modernes dérivées du catholicisme méritent quelque attention. Nous pouvons dire que ce sont des cas limites, qui révèlent beaucoup des courants souterrains de l'orthodoxie. Un lien étrange les unit à la piété populaire. De tels mouvements sont donc précieux, pour une meilleure connaissance des formes et des thèmes de la religiosité dans les masses catho­liques contemporaines (83).

Ne nous dissimulons pas d'ailleurs combien de telles études sont délicates. II est souvent difficile de définir les frontières. Pour cerner les contours de l'ortho­doxie et de l'hétérodoxie, historiens et sociologues ne sauraient se contenter de la distinction toute intellectuelle — et parfois formelle — qui vaut par rapport à la théologie. Ils sont obligés de tenir compte d'éléments beaucoup plus complexes, où les facteurs sentimentaux dominent de loin les facteurs intellectuels (84).

Emile Appolis.

Tananarive. Ecole nationale des Lettres et Sciences humaines.

(83) SÉGUT, op. cit., p. 71-72.

(84) C'est ce qu'a déjà remarqué Arturo Carlo Jemolo dans son ouvrage devenu classique II giansenismo in Italia prima délia Rivoluxione, Bari, Laterza, 1928, p. xxxvn. Cf. aussi E. Appolis, Le « tiers parti » catholique au XVIII* siècle, Paris, A. et J. Picard et Cie, 1960, p. x.

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