avril 08, 2012

TEMOIGNAGES DE PENITENTS DE SARTENE

Extraits du beau livre de Monsieur Didier GIROUD-PIFFOZ

Le sang et la lumière



Tous les témoignages de ce livre sont importants. Mon inhabileté à scanner des documents m’empêcha de livrer les 7 témoignages offerts par ces  Pénitents, comme autant de Grâces.  Le livre édité à compte d’auteur et acquis à sa sortie en 1982, est certainement encore trouvable.

Merci à l’auteur de ce recueil de permettre de disposer de ce qui semble être l’un des plus beaux témoignages sur le Pénitent de Sartène.

JPB





PREMIER TEMOIGNAGE

Un ancien pénitent — anonyme bien entendu — a préféré témoigner oralement plutôt que par écrit. A sa demande, j'ai donc enregistré notre conversation téléphonique et le texte ci-dessous est la transcription exacte de ce témoignage.

Pénitent - Vous me demandez comment on devient un jour pénitent? Devenir pénitent, c'est quelque chose que l'on sent d'a­bord au fond de soi, et puis, bien entendu, il faut s'inscrire des an­nées à l'avance.

Maintenant, quelles sont les motivations qui poussent un homme à faire le chemin de Croix dans les rues de Sartène ? C'est autre chose. Il y a des hommes qui, six mois ou un an ou deux ans aupa­ravant, souhaitent le faire en se disant : «Je vais faire le pénitent parce que j'ai commis une mauvaise action et que je veux expier». Vous avez d'autres gens pour qui, lorsqu'ils sont sous l'habit du pénitent, ça prend une autre proportion. Et tout ce que l'on a pu penser pendant des mois change complètement. Parce que, de tou­tes façons, le pénitent est seul. Le pénitent est toujours seul. Autour de lui, il n'entend qu'un certain brouhaha, une certaine rumeur. Il n'arrive même pas à saisir véritablement le chant du «Perdono mio Dio». Il ne peut pas le saisir étant donné que la cagoule du pénitent est complètement collée à la tunique et, de ce fait, il n'y a que deux trous pour les yeux, un tout petit trou pour respirer, c'est tout.

DGP — Le repentir, le désir d'expiation sont-ils les seules motiva­tions qui peuvent pousser un homme à devenir pénitent ?

P — C'est possible. Il est difficile de parler de cela, mais, par exemple, si des gens ont tué et n'ont pas été condamnés, à partir de ce moment-là, ils n'avaient pas, je pense, le droit d'aller se livrer à la justice en disant : «C'est moi qui ai tué X parce que monsieur Y a tué mon frère ou a tué mon père». Cet homme-là, on l'aurait peut-être mis en prison pendant vingt ans et ça ne lui aurait rien apporté, si ce n'est une certaine révolte. Alors il peut faire le péni­tent. Mais seulement, lorsqu'il est sous la cagoule, il n'y a pas uni­quement le repentir qui compte pour lui. Parce que ce repentir au­quel il pensait auparavant, cela devient autre chose. Il y a d'autres sentiments qui jouent en lui. Il peut penser à sa naissance. En mê­me temps. Il peut penser à certaines personnes qui ne savaient pas qu'ils devaient faire le pénitent. Parce que, lorsqu'on fait ce genre de choses, en principe on ne le dit pas. Ou alors à très peu de gens. Et surtout pas aux personnes âgées. Ça pourrait leur faire trop mal.

(Silence).

Pour le pénitent, il y a cette question du repentir, bien sûr, mais il peut aussi faire cela parce qu'il a été sauvé d'une maladie. Il pen­sait qu'en faisant le Catenacciu, en prenant ses risques... Il y a évidemment des risques. Ils sont énormes. Jusqu'à présent, il n'y a jamais eu d'accident. Mais... Le pénitent souffre sous sa cagoule, parce qu'il pleure. Ça, per­sonne ne le voit. Il transpire. Et puis il y a mille choses qui se pas­sent dans sa tête. Il y a des moments, parce qu'il est tout seul, il ar­rive qu'il se dise: «Bordel de merde! Pourquoi est-ce que je fais ça?». Et il continue, parce qu'il doit continuer.

La seule chose dont le pénitent se souvienne surtout, c'est cette Croix qui le gêne terriblement. S'il est de nature petite, ça le gêne encore plus. Et puis, c'est surtout la chaîne. Ce n'est pas tant qu'il l'entend, qu'il la perçoit, il la sent. Il peut penser à ces bagnards qui avaient un boulet accroché à leur cheville...

DGP — Mais les bagnards ne l'avaient pas choisi.

P — ... les bagnards ne l'avaient pas choisi, mais lui l'a choisi et il se dit : «II faut que j'y aille. Il faut que je continue».

Cette action de repentir, ça peut être aussi parce qu'on a pensé, parfois, que l'on a fait du mal aux gens qui vous ont élevé - et qui n'avaient aucune raison de le faire - et ces gens-là ne savent pas qu’éventuellement vous avez fait le Porte-Croix ; Sous la cagoule, il y a des tas de choses qui peuvent se passer. On peut être complètement démoralisé. C'est souvent le cas. Je crois que, au début de la procession, on peut penser qu'on fait, en quelque sorte, un acte de charité, d'humilité. A mi-par­cours, on a envie de tout abandonner en se disant que, de toutes façons, ça ne sert à rien parce que, éventuellement, dans six mois ou dans un an on va recommencer, si on doit expier ses péchés, à refai­re la même chose. Et ce n'est pas parce que l'on a porté la Croix, un soir, qu'on effacera tout. Seulement, cette Croix que l'on porte, ce soir-là, on la sent. On la sent parce qu'elle fait mal. Très mal. Ceci ajouté à la chaleur derrière la tunique et la cagoule. On n'arrive pas à respirer. Alors, avec les efforts que l'on fait, lorsqu'on a une santé robuste, c'est déjà difficile, mais lorsqu'on a ou qu'on a eu une santé fragile, ça devient beaucoup plus dur. De toutes façons, si l'on est un enfant de Sartène, on connaît chaque endroit du parcours du pénitent et il peut arriver qu'on y pense lorsqu'on est sous la cagoule. On voudrait que quelqu'un vous tende la main. Seulement personne ne peut vous tendre la main. Et puis, des fois, vous voyez quelqu'un que vous connaissez bien. Ou que vous aimez bien. Ça peut être un ami. Ça peut être un ennemi...

DGP — Mais qui ne sait pas.

P — ... il ne sait pas, mais vous, qui êtes sous la cagoule, vous l'a­vez vu. Et alors, si auparavant vous pensiez que vous faisiez ça pour votre mère ou pour votre père ou dans un but d'expiation...



(Silence)



II y a des tas de choses qui vous reviennent malgré tout à l'esprit sous la Croix, mais vous n'avez qu'une seule envie, c'est que ça se termine. C'est que ça finisse. Le plus grand moment pour le péni­tent c'est celui où il se repose enfin. A l'autel. Mais malgré tout, il pense encore. Parce que pour lui ça continue. Il peut y avoir une femme qui sait que son mari fait le pénitent, mais elle ne peut pas comprendre. Personne ne peut comprendre la souffrance que peut endurer le pénitent. Parce qu'on ne peut pas se plaindre. Mais on ne fait pas le Porte-Croix dans un but de gloriole, on fait surtout le Porte-Croix parce qu'on l'a en soi et il faut, il est nécessaire parfois, si on en a la chance, de faire cette pénitence. On sait qu'on va souffrir. Mais ça ne fait rien. Voyez-vous ce qui se pas­se sous la cagoule, c'est mille choses. Et le besoin d'en finir. Je crois que le Catenacciu, il revit, en l'espace de quelques instants, - de quelques instants seulement - toute sa vie. Après, c'est un flou.

C’est fini. Après ce n’est plus qu’essayer de changer la Croix d'épaule, ce qui n'est guère possible. Et puis, c'est ce boulet, cette chaîne qui gêne terriblement. Et puis, c'est surtout la chaleur. Parce que si le Catenacciu avait une cagoule plus aérée, ce serait peut-être moins dur pour lui.  Mais à ce moment-là,  il ne serait pas le Catenacciu.

C'est un mélange de tout. On peut saigner. Par rapport à la cha­leur, on peut saigner du nez. Personne ne peut s'en apercevoir. On peut pleurer. On peut tout se dire à soi-même. Je crois que c'est le seul instant où on peut tout se raconter. Mais ça dure très peu de temps. Parce que l'on n'a pas le temps de penser. Ni de penser ni de voir. Faire le pénitent, c'est tout un monde. C'est pouvoir se donner à soi même - non pas se prouver - se donner à soi-même...

 (Silence), se dire des choses que l'on n'ose pas se dire, en temps normal. Parce qu'on peut se dire: «Je suis un salaud», mais ça, il n'y a que le pénitent qui le sait.

Du point de vue vestimentaire, il est préférable de s'habiller lé­gèrement. Un short. Un maillot de corps. Mais on ressent alors beaucoup plus la Croix, bien sûr. Parce que la Croix, c'est un peu comme un torticolis. Un torticolis douloureux. On n'arrive pas à bouger la tête, si l'on a décidé de porter la Croix toujours du même côté.

 DPG — Les pénitents ne changent pas systématiquement la Croix

à droite ou à gauche, ce qui est difficile parce que la Croix est telle­ment grande que, de toutes façons, tout le poids porte sur le cou. Et

ça fait mal.

Et puis on n'y voit rien, alors on marche...

DGP — Et la chaîne ?

P — C'est ce qui est le plus difficile. Plus que la Croix.

DGP — Plus que la Croix ?

P — La chaîne, elle est facile à porter à la sortie de l'église. Elle est difficile à porter en commençant une certaine montée, qui est très pénible, c'est-à-dire là où il y a toutes les grandes marches. Là, c'est difficile. Parce qu'il faut la traîner derrière soi et qu'elle ne suit pas toujours. Ce qui est encore plus dur, pour le pénitent, c'est après sa chute...

DGP — II doit tomber trois fois ?

P — Oui. Le pénitent tombe toujours trois fois, comme le Christ, bien sûr, puisque ce n'est en fait qu'une représentation du chemin



de la Croix... Mais pour le pénitent, lorsqu'il tombe, il faut se relever. Il peut y avoir des membres de la confrérie qui l'aident, mais en principe personne ne doit toucher le pénitent. Et puis, on peut se faire très mal en tombant. Mais il n'y a que les franciscains qui le savent. Après. Parce que c'est là-bas que l'on s'habille et c'est là-bas que l'on se déshabille.

(Silence)

Et puis ça fait mal. Physiquement, ça fait mal, mais ça fait mal aussi à l'intérieur. Il y a un mélange de douleur physique et morale et il y a des moments où il jure. Il jure sous sa cagoule...

DGP — Est-ce qu'il lui arrive d'avoir envie d'abandonner?

P —Justement. Il jure. Il jure, il a envie d'abandonner la Croix, il a envie d'abandonner les chaînes, ça lui traverse l'esprit. Il a envie de tout envoyer promener. Ça ne dure qu'un bref instant.

DGP — Qu'est-ce qui le pousse à se reprendre ?

P — Parce qu'il a choisi. Il a choisi. Et s'il ne savait pas exacte­ment ce qu'il faisait, maintenant il le sait et il doit aller jusqu'au bout. Et puis, il y a la foi. Il y a l'espoir.

(Silence)

Parce que dans son chemin, dans son parcours, il y a des tas de choses qui se passent dans son esprit. Et s'il a fait ça, c'est qu'il a-vait des aspirations, des motivations. Alors, même si elles changent au cours du parcours - parce qu'elles changent - il continue. Non pas parce qu'il faut qu'il continue, il continue parce qu'il a choisi d'être un jour le Catenacciu et qu'il croit en ce qu'il fait. Et même si les tripes lui remontent, même si la bave lui coule parfois au coin des lèvres, même s'il n'arrive plus à respirer, même s'il tombe bien ou mal, il se relève. Il faut le faire. Il faut y arriver...

DGP — Et s'il ne peut plus se relever?

P — II faut qu'il le fasse. Il doit se relever, de toutes façons. Il faut qu'il se relève. C'est en lui, parce qu'il a cette foi, cette volonté. Et je crois que, nous autres pénitents, il faut aller jusqu'au bout, parce que, sans cela, ça ne servirait à rien d'avoir commencé.

(Silence)

DGP — Que ressent-on quand on apprend que l'on va être Cate­nacciu? Comment l'apprend-on, déjà? Longtemps avant?

P — II y a quelques années, des gens qui devaient faire le Cate­nacciu ont subitement dû être remplacés par quelqu'un d'autre. Lorsqu'on apprend que l'on va être Catenacciu, surtout de nos jours, ça vous fait un coup au cœur. Si l'on a déjà vu le Catenacciu, bien entendu. Mais, en principe, tous les pénitents ont déjà vu le Catenacciu et ils ont voulu faire le pénitent. C'est comme un coup. On sait qu'on va faire ça. Et puis ça passe. On attend...

DGP — De la joie ? De la peur ?

P — La peur. L'angoisse. Beaucoup d'angoisse parce que l'on se demande, justement, si l'on va réussir à tenir. Si on va pouvoir y ar­river. Et puis ça passe parce qu'on ne le sait que très peu de temps à l'avance. A partir de ce moment-là, si la personne est toute seule, elle vit avec ça. Elle prend un avion, un bateau ou un train, ou elle descend de sa campagne si elle habite les environs et elle n'a de comptes à rendre à personne. Alors, le plus discrètement possible, elle essaie de monter chez les franciscains.

DGP — Seule, ou est-ce l'Archiprêtre qui l'accompagne ?

P — Ça peut se passer de différentes façons. On peut entrer seul, l'Archiprêtre a téléphoné, puis on dit son nom. Les moines francis­cains savent que vous allez être le Porte-Croix du Vendredi Saint, le Catenacciu. Ou bien vous pouvez être accompagné par l'Archiprê­tre, mais c'est assez rare.

DGP — Pour l'anonymat? Pour éviter d'attirer l'attention?

P — Voilà. On peut aller se promener du côté du cimetière puis, au retour, s'arrêter. En principe on rentre le mercredi et l'on en sort le samedi.

DGP — On entre toujours le mercredi ?

P — Non, pas du tout. On peut même rentrer le vendredi soir. On peut rentrer quelques heures avant parce qu'il y a eu un rem­placement. Parce que le Catenacciu qui était prévu ne peut le faire, donc il y a toujours un remplaçant. Mais en principe on reste trois jours chez les franciscains. Ils vous donnent à manger normalement. Ils vous laissent réfléchir, ils ne vous ennuient pas. Ils vous deman­dent si vous avez besoin de quoi que ce soit. Ils sont très humains. Ils ne cherchent pas à savoir pourquoi vous allez faire le pénitent. Ils vous laissent seul. Seul, avec votre pénitence, avec vos réflexions. Avec vous-même, pour que vous puissiez prendre conscience de ce qui va se passer le Vendredi Saint. On peut passer deux, trois jours, même quatre jours, même une semaine dans cette cellule, qui est une chambre, simplement. La porte des franciscains est toujours ouverte. Surtout pour quelqu'un qui doit faire le pénitent.

Vous pouvez communier ou vous ne communiez pas. Ce n'est pas une obligation.

DGP — Que fait-on ? A quoi pense-t-on ?

P —Justement, on prend conscience. On essaie de penser à des tas de choses de sa vie. Et pourquoi, vraiment, on veut faire le Cate­nacciu. Parce que, à ce moment-là, il y a encore ce côté indécis. On sait pourquoi on veut le faire, mais ça a pu changer. Comme on s'est inscrit des années auparavant, les motivations ont pu changer.

DGP — Esf-ce que l'on n'est pas amené, au cours de ces années d'attente avant d'être choisi, à remettre en cause son désir même de faire le Catenacciu ?

P — C'est certain. Il ne faut pas toujours parler seulement du re­pentir. Vous pouvez faire le Catenacciu parce que vous aimez quel­qu'un. Par amour. Et ce qui allait bien lorsque vous vous êtes inscrit, parce que cette femme, ou parce que cette mère vous avait tout donné, peut se transformer subitement. Ça peut changer. Mais je crois que lorsqu'on s'est engagé à faire le Catenacciu, on le fait. Parce que le Catenacciu, c'est quelque chose qui se vit. C'est quel­que chose d'intérieur. Le Catenacciu, quoi qu'il puisse arriver, si on sait qu'on va le faire, il vous prend. Il y a un malaise. Et, à partir de ce moment-là, on prend ses responsabilités et ça ne change pas. Si deux ans auparavant vous avez voulu faire le Catenacciu par amour, par affection, même par repentir, ensuite, lorsque vous savez que vous allez faire le Catenacciu, ces mêmes choses vous reviennent. Ça ne va pas durer longtemps. Mais elles reviennent quand même. Elles sont obligées de revenir. Dès l'instant où vous êtes chez les francis­cains, vous avez le temps d'être tout seul avec vous-même et ça re­vient.

Faire le Catenacciu, je crois, c'est une survie.

(Silence)

Quand je dis une survie, ça veut dire que lorsqu'on touche ce bois sacré de la Croix, on a l'impression que l'on peut être guéri pour tout. Parce qu'on y croit. Parce qu'on a la foi. Et si c'est par amour que vous l'avez fait et que ça ne marche pas, tant pis, ça peut être pour autre chose. Au moment même où vous faites le pénitent. Parce que, à ce moment-là, encore une fois, vous êtes seul. Avec Dieu. De toutes façons.

DGP — Et anonyme.

P — Et anonyme. Mais vous êtes surtout seul. Vous souffrez tout seul et on peut écrire, le lendemain matin, les plus belles choses sur le Catenacciu, il n'y a que celui qui l’'afait qui peut en parler. Vé­ritablement. Je crois que devenir pénitent...



(Silence)

 c'est un honneur. C'est un honneur dans le malheur.

DGP — Pourquoi dans le malheur ?

P — Dans la mesure où, bien souvent, on cherche à se raccrocher à quelque chose ou à quelqu'un. Là, on ne se raccroche qu'à la Croix. Et c'est ça qui est très important. Parce qu'il n'y a que cette Croix et cette Croix, ça représente énormément de choses. Ça représente la croyance. Ça représente la foi. Ça représente une certaine forme d'amour, même si l'on ne croit pas à l'église des bigotes et des gre­nouilles de bénitier. Mais, de toutes façons, cette Croix, elle est ac­crochée à vous. Vous l'avez sur votre épaule et c'est vous qui vous accrochez, en même temps, à Elle. Vous êtes collés l'un à l'autre. Et vous savez que vous.allez la porter pendant une heure et demie. Ça, tous les pénitents en sont conscients.

DGP — Est-ce qu'il y a une identification au Christ ?

P — Absolument. Vous savez, il y a quelques années, alors que je ne croyais pas en Dieu - pour moi, Dieu, c'était autre chose - j'ai eu un problème grave et sur mon lit je disais: «ô Christ». J'appelais le Christ. Et sous la Croix, on appelle le Christ. Même inconsciem­ment, on l'appelle. Donc, ça veut dire qu'il y a la foi. Parce que, sans cela, ce n'est pas possible.

Le Catenacciu, pour moi, c'est la plus belle chose qui puisse exis­ter



DEUXIEME TEMOIGNAGE



II y a beaucoup de motivations qui font qu'un homme décide un jour de poser sa candidature au Catenacciu. Elles sont toutes très valables, soit que l'on veuille expier une faute grave, soit que l'on veuille remercier Dieu pour un vœu réalisé. Pour ma part, je crois que l'expiation d'une faute grave amène principalement un homme à subir cette très dure épreuve.

On ne devient pas Catenacciu, chacun le vit selon son propre état d'esprit.

Dès le jour où vous avez posé votre candidature, il se passe beau­coup de choses en vous. Dans votre état d'âme. Il faut attendre un temps assez long. Personnellement, j'ai attendu dix-sept ans. Mais je peux dire que pour moi il n'a jamais été question de remettre en cause quoi que ce soit. Au contraire, chaque année qui passait ne faisait que renforcer ma décision.

Je ne pense pas qu'il y ait de limite d'âge pour devenir pénitent et moi-même j'avais alors atteint la cinquantaine.

Je crois que pour faire un Catenacciu, il faut être catholique, mais surtout avoir la foi. Car le Catenacciu n'est pas une partie de plaisir, croyez-moi, et il faut avoir une foi immense pour supporter ce véri­table calvaire.

Lorsque j'ai appris que je devais être le prochain Catenacciu, j'ai ressenti une très grande satisfaction, car je vivais depuis longtemps dans l'attente de ce jour. Mais j'ai aussi ressenti une très grande angoisse que je ne pouvais, d'ailleurs, définir.

Je suis rentré au couvent des franciscains dès le Mercredi Saint et l'on se trouve alors vraiment dans la peau du pénitent. On réalise, à partir de ce moment-là, que l'on va être le Catenacciu. Vous êtes là, seul avec votre conscience, et vous réfléchissez, vous méditez sur les raisons qui vous ont amené à poser votre candidature. Vous revivez tout ce qui a pu gâcher votre existence d'homme et de chrétien. C'est là que, pour la première fois de ma vie d'homme, j'ai amère­ment pleuré. Et j'ai prié avec ferveur. C'est dans ce lieu de prière que l'on prend véritablement conscience de ce que l'on va être le prochain pénitent et l'on ressent alors une très grande tranquillité d'esprit, mais aussi un très grand poids au fond de soi. Au niveau de l'âme.

Le Vendredi Saint se passe dans le calme, avec confession et com­munion. Puis après un très léger repas j'ai essayé, en vain, de m'endormir dans l'espoir de tuer le temps. Je me suis plongé dans la lecture du Livre Saint mis à ma disposition par les franciscains, puis* j'ai fumé cigarette sur cigarette, car au calme succède la nervo­sité, l'anxiété et la peur.

Durant la procession je n'ai pas vu la foule. Je l'ai seulement sen­tie présente. Je ne peux dire quelle est sa réaction mais je peux affirmer que cette foule n'a aucune emprise sur le pénitent, du moins en ce qui me concerne, car pendant son calvaire, le Catenac­ciu pense à tout autre chose.

Comment   supporte-t-on   la   douleur?   Ça,   c'est   une   bonne question. Je savais que ça allait être dur pour moi car, ayant été vic­time d'un très grave accident, trois ans auparavant, j'ai eu fracture et tassement des vertèbres dorsales D3 et D4. Cela m'a fait énormé­ment souffrir pendant la procession. Mais j'avais une telle foi et un si grand désir de me racheter que je me répétais sans cesse : « ce n'est pas assez dur». Pourtant, Dieu sait si ça l'était! C'est certainement à cause de cela que j'ai pu surmonter - difficilement, bien sûr -cette épreuve, je dirais même, sans exagérer, ce calvaire.

Sous la cagoule et sous la Croix on ressent une très grande tristesse et surtout une grande lassitude. Pourtant il ne m'est jamais venu l'idée d'abandonner. Au contraire, la douleur m'a stimulé tout au long du parcours, car je pensais au Christ et aux raisons qui m'avaient décidé à vouloir subir cette souffrance.

Après la procession, le Catenacciu «espère» avoir servi ses propres motivations mais aussi avoir montré aux curieux qu'il y a encore, sur cette terre, des hommes qui croient au pardon, au repentir, et surtout à l'expiation et à la miséricorde divine. Ensuite, le pénitent reprend ses activités habituelles avec soulagement, avec une âme neuve, un esprit tranquille. Quant à dire qu'il est allé au-delà de lui-même, il ne cherche pas à le savoir et laisse au Tout-Puissant le soin de juger s'il a vraiment mérité son pardon .











QUATRIEME TEMOIGNAGE

L'essentiel de ce témoignage m'a été transmis par lettre. Toutefois, ce pénitent m'a téléphoné quelques jours après pour m'apporter certaines précisions. Les plus intéressantes d'entre elles ont été insérées dans le corps même du témoignage. Elles figurent à part dans des paragraphes légèrement décalés et sont précédés et suivies de ooo.

Je me suis inscrit pour le Catenacciu à la suite d'un vœu, fait lorsque mon fils était gravement malade. A l'âge de deux ans il a failli mourir. Il était pratiquement perdu et puis... miracle, le der­nier médicament administré (la dernière chance selon les médecins) a réussi. Mon fils a été sauvé. Je me suis donc inscrit sur la liste d'attente et l'Archiprêtre de l'époque m'a laissé entendre que ce serait long. J'ai attendu huit ans et je n'y croyais plus. Je n'ai jamais remis en cause cette décision, mais j'ai pensé que l'on m'avait ou­blié.

Je ne pense pas qu'il y ait un âge maximum pour devenir Cate­nacciu, mais compte tenu des difficultés, la Croix très lourde, les chaînes aussi, il me semble que la limite devrait être de quarante-cinq ans. Personnellement, j'avais quarante ans lorsque j'ai été enfin choisi.

Je pense qu'il faut être Corse ou de parents corses (cela n'engage que moi) pour faire le Catenacciu qui est une vieille coutume de chez nous. Il faut être également catholique car le Catenacciu n'est pas un jeu, un pari, un spectacle pour les autres. Il faut être catho­lique et JE SUIS CATHOLIQUE, de parents catholiques, de beaux-parents catholiques.

Quand j'ai su que j'étais le prochain Catenacciu, j'ai eu peur car, à l'époque, j'étais très malade et très fatigué. Mais Dieu l'a voulu ainsi et il m'a appelé cette année-là, malgré la fatigue. JE NE DEVAIS PAS RECULER. Je n'avais pas le droit, si près du but, de refuser. Mon épouse s'y est opposée en raison de mon état de santé mais rien n'y a fait. JE DEVAIS FAIRE LE CATENACCIU POUR REMERCIER DIEU D'AVOIR SAUVÉ MON FILS.

Je suis arrivé à Sartène dans l'après-midi du Mercredi Saint en faisant très attention de ne pas me montrer. Les moines du couvent Saint-Damien m'attendaient. Ils m'ont très bien reçu. Je suis resté deux jours enfermé dans une petite chambre. Deux jours très longs où j'ai lu énormément de livres religieux et certains passages de la Bible dont les moines m'avaient conseillé de m'imprégner. J'ai eu souvent leur visite et c'est bien grâce à eux que j'ai gardé le moral et la force nécessaires ; car plus l'événement approchait, plus je me sentais nerveux. J'avais peur de ne pas y arriver. Toute la journée du Vendredi Saint je n'ai fait que penser à ma famille, je savais que quelque chose d'important allait m'arriver ce soir-là.

ooo A part ma femme (et un ami venu me chercher à Ajaccio) personne ne le sait, même pas mes enfants. Même pas ma mère. Au moment où je suis parti, j'ai ressenti quelque chose en ma femme qui lui a fait plaisir tout au fond d'elle-même. Elle a été contente. Sans me le montrer, mais elle a été contente. Pas comme au retour, bien entendu. C'était tout à fait différent. Elle m'a reçu avec vraiment une sorte... d'admiration, ooo



Les dernières heures avant le Catenacciu ont été très longues et quand, vers vingt heures trente, la porte de ma cellule a grincé en s'ouvrant et que j'ai vu apparaître les trois moines franciscains venus m'habiller, j'ai eu un grand coup au cœur et là, VRAIMENT J'AI COMPRIS QUE J'ÉTAIS LE CATENACCIU, et j'étais prêt à affronter le parcours.

J'ai eu peur de la foule, je ne le cache pas. Cette foule qui vous gêne pour avancer, cette foule qui vous bouscule pour voir, pour toucher. Cette foule immense et VOUS TOUT SEUL. J'ai vu des photographes jeter leurs ampoules de flash sur mon passage et je n'ai pu les éviter. Cela fait très mal. Très mal aussi les réactions de certaines personnes : «Non ! Il ne faut pas l'aider, il faut qu'il souf­fre, il l'a voulu, il doit en baver». Il y a de tout sur cette terre mais GRÂCE À DIEU, et non avec l'aide d'autrui, J'AI REUSSI.

Il fait très chaud sous la cagoule, on est inondé de sueur et il est impossible de s'éponger. La robe est chaude. La Croix est très lourde et coupante. Les chaînes aussi. Les crampes viennent vite et vous font terriblement souffrir. Vous essayez de passer la Croix d'une épaule à l'autre. La douleur est une chose horrible mais il faut la surmonter. La résistance humaine est généralement la plus forte.

ooo Au moment du Catenacciu, j'étais malade et très fatigué, surtout avec tous les médicaments que j'avais absorbés. Seulement je ne pouvais pas refuser, alors j'y suis allé. Mais c'est ce qui m'a pratiquement achevé et aussitôt après, je suis entré à l'hôpital. Cet ami qui était venu me chercher à l'aéroport, si je ne l'avais pas eu à côté de moi, dans la foule, je crois que je ne serais pas allé jusqu'au bout. Je ne le voyais pas, mais je sentais qu'il était là. Il savait que je souffrais et il m'a apporté une force extraordinaire pour terminer.ooo

J'ai eu l'impression de revivre le chemin de Croix surtout dans la seconde moitié du parcours, quand la douleur et la souffrance sont apparues.

ooo vous ne regrettez pas d'avoir fait le Catenacciu ?



 Ah non! Ça jamais. Jamais de ma vie je ne le regretterai.  C'est magnifique. Cette procession est la plus émouvante, la   plus   poignante,    la   plus    sincère cérémonie   sartenaise.    Passant   devant eux, j'ai vu des gens pleurer, des gens me   plaindre,   des   gens   me   caresser rapidement,  des gens prier.  Beaucoup étaient venus assister à la souffrance de cet     homme     sous     une     cagoule représentant    le    Christ.    Ils    vivaient vraiment    la    procession.     Même     si beaucoup    aussi,    venus    en    curieux, n'étaient là que pour se moquer et pour souhaiter que je ne termine jamais le parcours.

Le calvaire que j'ai enduré, toute ma vie je m'en souviendrai. Je savais que c'était pénible, très pénible, mais à ce point je ne l'aurais jamais imaginé. Pourtant, je ne le regretterai jamais. Et s'il devait à nouveau arriver un malheur dans ma famille, quitte à y laisser ma peau, je le referais.ooo

Et puis, il y a les chutes. Le pénitent doit tomber trois fois, à des endroits bien précis. Mais croyez-moi, quand on tombe, on est vraiment content de tomber. Surtout la dernière fois. J'entends en­core le cri de frayeur de la foule parce que j'avais reçu la Croix sur la tête. Je n'en pouvais plus.

ooo D'ailleurs, aussitôt après, j'ai éclaté en sanglots. Les nerfs ont lâché. La fatigue et l'émotion de faire ce Catenacciu, surtout, et mes nerfs ont lâché. J'ai pleuré. Et je n'oublierai jamais le regard de ce gosse, à ce moment précis. Il a senti mes larmes sous la cagoule, je l'ai lu dans ses yeux. Ensuite  j'ai  retrouvé   la  force   de  me relever.°°°



A l'une de mes chutes, aussi, une vieille femme est venue me baiser les pieds, me caresser le dessous des pieds où j'avais déjà des morceaux de verre. C'était ma belle-mère. Elle avait soixante-dix-huit ans. Et j'ai su ensuite que ma femme avait, exceptionnellement et compte tenu de son âge, averti sa mère. Là encore, j'ai éclaté en sanglots et il m'a fallu un énorme courage pour me relever et continuer mon calvaire.

Comment vit-on après avoir été Catenacciu ?

Je suis resté le même. J'ai simplement l'impression d'avoir accompli quelque chose de très beau, de très fort, d'être moi-même plus fort, d'avoir atteint une limite et de l'avoir franchie.

Je suis fier aujourd'hui d'avoir été Catenacciu.