novembre 05, 2011

A PROPOS DE L’IDEE DE JUDEO-CHRSITIANISME


Peut-on parler de Judéo-Christianisme puisque la Nouvelle Alliance annule l'Ancienne, et que le Judaïsme ne reconnaît pas Jésus+ Christ comme le Messie annoncé par les prophètes, et encore moins qu'Il soit Le Dieu incarné.


JPB

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Samedi 5 novembre » Dernière mise à jour : 22h01

Le rabbin David Rosen et le dialogue judéo-chrétien

Guillaume de Thieulloy , le 4 novembre 2011

 En marge de l’actualité du dialogue interreligieux, un lecteur, que je remercie vivement, m’a envoyé le lien vers le texte anglais d’une conférence du rabbin David Rosen, tenue au cours d’un colloque organisé par la communauté San’t Egidio à Munich, en septembre dernier. Le rabbin Rosen estl’ancien grand rabbin d’Irlande et, actuellement, directeur des relations interreligieuses de l’American Jewish Association.

Voici le passage qui est, à mon sens, le plus important de son intervention:

En plus de l’approfondissement de ce processus, nous faisons face à deux tâches importantes. La plus laborieuse, mais peut-être la plus essentielle, est de traduire cette transformation [la transformation des relations entre juifs et chrétiens depuis Vatican II] plus largement vers les fidèles, et parfois même vers certains pasteurs et membres de la hiérarchie qui pensent encore, et même enseignent et prêchent encore, dans le cadre de l’ancien «enseignement du mépris », ou tout au moins dans son ombre. En effet, au regard de notre histoire, cette transformation est très nouvelle et nous avons près de deux millénaires d’endoctrinement négatif à surmonter. En dehors de la simple ignorance, la théologie de la substitution est encore assez répandue et, souvent, d’autres facteurs extérieurs, tels que le conflit au Moyen-Orient, sont utilisés pour éviter ou prévenir l’intégration effective de la nouvelle compréhension théologique dans les esprits et les cœurs des fidèles chrétiens à travers le monde. Par ailleurs, comme le Pape Benoît XVI et les autres prélats et de théologiens éminents l’ont noté, les implications théologiques de Nostra Aetate n’ont pas encore été pleinement approfondies.
Cela m’amène au deuxième défi, qui consiste à développer une théologie sérieuse de partenariat entre les chrétiens et les juifs et une compréhension de la complémentarité de l’autre. Les efforts en ce sens ont déjà commencé. Ils ont permis de voir le judaïsme et le christianisme dans des rôles mutuellement complémentaires dans lequel le judaïsme met l’accent sur le caractère collectif de l’alliance avec Dieu et le christianisme met l’accent sur la relation individuelle avec Dieu [...]. D’autres ont vu la relation de complémentarité dans le rappel que le Royaume des Cieux n’a pas encore complètement arrivé, et qu’il est pourtant, dans le même temps, déjà ancré dans « l’ici et maintenant ». Une autre vision de la complémentarité mutuelle dépeint le judaïsme comme une mise en garde constante, à l’égard du christianisme, contre les dangers du triomphalisme, alors que le caractère universaliste du christianisme peut jouer un rôle essentiel pour mettre en garde le judaïsme contre la dégénérescence dans l’isolationnisme insulaire.

Je suis frappé, dans ce discours, à la fois par l’extraordinaire amabilité de l’auteur vis-à-vis du christianisme, mais aussi par le caractère extraordinairement périlleux de sa thèse.

Inutile de développer l’aspect amabilité. Chacun peut constater que le rabbin Rosen, contrairement à beaucoup d’organisations revendicatives, apprécie un certain nombre de qualités du christianisme, à commencer par son universalisme (mais aussi, un certain nombre de valeurs morales partagées, comme on peut le lire ailleurs dans son intervention).

Malheureusement, il est douteux que le christianisme puisse saisir cette « main tendue »: on voit mal comment il serait possible de laisser à Israël la relation communautaire à Dieu, quand l’Eglise prétend être le Corps mystique du Christ, quand l’Eglise prêche la communion des saints, et donc quand l’Eglise affirme que notre relation à Dieu est à la fois individuelle et communautaire. Un tel partage « rigoureux » des tâches est impossible. Au demeurant, je doute que les juifs apprécient de nous abandonner la relation personnelle avec Dieu. A moins de dire que toute mystique est impossible dans le judaïsme talmudique, ce qui me semblerait bizarre de la part d’un rabbin.

Mais, surtout, tout se passe comme si le dialogue judéo-chrétien exigeait, pour le rabbin Rosen, l’abandon de larges pans de la théologie catholique. L’auteur parle même, sans ambages, de »près de deux millénaires ». Si je calcule bien, cela remet en cause au moins toute la théologie catholique depuis les Pères de l’Eglise inclus, et peut-être même le Nouveau Testament. C’est tout de même nous demander beaucoup que d’abandonner tout cela pour être admis à la table du dialogue. Au reste, ce dialogue risquerait fort de n’être qu’un monologue, si la partie juive avait la faculté de dire ce qui lui convient ou non dans l’enseignement catholique, tandis que la partie catholique aurait défense d’en dire autant pour le Talmud (le rabbin Rosen n’en demande pas tant, mais je me vois mal déclarer comment interpréter tel ou tel passage du Talmud, pour le rendre « inoffensif » aux oreilles catholiques).

Sur un cas concret, l’auteur montre les limites de ce dialogue: il nous explique que Nostra Aetate exclut la « théologie de la substitution ». Si je comprends bien, il veut dire que Nostra Aetate exclut de croire que l’Eglise est le « nouvel Israël ». J’ignore sur quel passage du texte il se fonde pour croire cela. Mais je suis sûr d’une chose, c’est qu’il serait absolument impossible à un concile de dire le contraire de saint Paul sur une question centrale de notre foi. Je ne vois pas ce qu’il y a d’insultant pour l’Israël selon la chair de dire que l’Eglise est le nouvel Israël, avec son peuple élu, son sacerdoce, son sacrifice, son messie, son temple… Et, en toute hypothèse, nous ne pouvons pas renoncer à notre prétention d’être le nouvel Israël, le nouveau peuple élu. Faute de quoi il nous faudrait dire que le Christ est mort pour rien, ce qui serait un peu problématique du point de vue de la foi catholique. Qu’un juif pense effectivement que Jésus de Nazareth est mort pour rien, et même qu’il est mort pour avoir commis le crime de blasphémer, je peux le comprendre. Qu’un chrétien en dise autant me semble incompréhensible. Et que l’on nous explique que le croire et le professer est la condition sine qua non du dialogue judéo-chrétien est, en réalité, une sévère condamnation dudit dialogue…

novembre 04, 2011

Des cadavres en procès …


"C'était le silence subit qui avait alerté la fillette, un calme inhabituel : ordinairement, la journée du cabaretier commençait par un pas lourd dans l'escalier, accompagné de grognements et de jurons divers, puis elle entendait en bas l'ouverture (grinçante) de la porte qui donnait sur la rue et une conversation que son père engageait avec un client matinal ou avec un passant; juste avant le passage du rémouleur qui allait s'installer un peu plus loin et qui appelait le chaland.

Mais ce jour-là, 2 juin 1751, il n'y avait rien eu de tel. Aucun bruit dans toute la maison. Dehors, l'homme était passé, poussant sa petite charrette et l'enfant, blottie dans son lit au rez-de-chaussée, avait eu l'impression qu'elle était seule au logis. La ville de Marle était éveillée depuis longtemps et il semblait qu'Hilaire Marcotte, le patron de La Fleur-de-Lys, fût encore endormi : ou parti Dieu sait où.
Au bout d'un long moment passé à s'interroger, la fillette se leva et monta jusqu'à la chambre de son père. La pièce était vide. Est-ce qu'il l'avait abandonnée ? Comme sa mère qui avait quitté le domicile conjugal, quelques mois plus tôt, pour aller rejoindre un homme, à Paris ? Effrayée par cette situation inhabituelle, la fille d'Hilaire sortit et alerta une voisine, une rude commère qui l'avait prise en affection et qui fit le tour de la maison, à la recherche du cabaretier. Elles le découvrirent bientôt dans la cave, ivre mort, assis sur le sol humide, le dos contre un tonneau, ronflant comme un sonneur.

"Dieu nous garde ! gronda la voisine. Ton père est là, petite. Allez, père Marcotte. Il est grand jour. L'ouvrage n'attend pas..."

Et à force de le houspiller, elle parvint à le réveiller. Elle l'aida aussi à se redresser. En grognant, Hilaire Marcotte réussit à monter l'escalier de la cave. Après s'être copieusement aspergé d'eau, il alla ouvrir à un marchand de vin, venu de Laon pour le ravitailler, avec lequel il se querella violemment, quelques instants plus tard, avant de prendre ses tonneaux. Les gens du quartier qui étaient venus aux nouvelles et qui avaient réussi à s'interposer et à le calmer se dispersèrent : il faut dire que, depuis le départ de sa femme, Hilaire Marcotte avait multiplié les esclandres, donnant le reste du temps l'image d'un homme désemparé, accablé par le destin; il passait des heures entières sur le seuil de sa porte, maussade, le regard vide, négligeant parfois même de servir ses clients. Ce jour-là, pourtant, il parut prendre le dessus : on l'entendit rire à gorge déployée et plusieurs personnes le virent manger de bon appétit.

Pourtant, au début de la soirée, quand on entendit la fillette crier, on comprit qu'il était arrivé quelque chose chez le cabaretier. Elle sortit bientôt en courant de la maison et elle dit, entre deux sanglots, qu'elle venait de trouver son père pendu.

"Il n'est peut-être pas trop tard", dit quelqu'un.

-Il est là-haut, dit la petite, en se cachant le visage dans ses mains.

On se précipita, mais on constata vite qu'Hilaire Marcotte était mort. Son corps était froid et raide; il avait installé une chaise sur la table de sa chambre : monté sur cet édifice improvisé, il avait accroché une corde à un chevron du plafond, passant l'autre bout autour de son cou et il avait repoussé la chaise. On le trouva ainsi, suspendu et il fallut attendre les gens de justice, puis deux chirurgiens qui ne purent que constater la mort par strangulation et qui conclurent à un suicide. On pourrait penser que la simplicité de la procédure serait en harmonie avec celle de ce fait dramatique, mais il n'en était rien. Une telle mort, considérée à l'époque comme particulièrement ignominieuse (puisque l'individu disposait abusivement de son corps qui était un don de Dieu) requérait une procédure spécifique instituée par une ordonnance royale de 1670 : quand ce genre de décès avait été judiciairement (et médicalement) constaté, on choisissait un curateur, c'est-à-dire un représentant du mort, dans sa famille ou on en nommait un d'office si ses proches se désistaient et on instruisait contre lui. L'homme ou la femme qui avait ainsi déserté le combat de la vie, péchant gravement contre Dieu et contre ses semblables devait être jugé et sévèrement châtié. Il ne devenait objet de pitié que s'il avait perdu la raison et s'il s'avérait qu'il avait agi sous l'empire d'une maladie dûment répertoriée ou d'une véritable crise de folie. Dans un tout autre cas, même celui d'une passion violente ou d'un désespoir absolu, il devait subir la vindicte sociale post mortem et son nom serait déshonoré à jamais.

Une enquête minutieuse allait donc être entreprise sur Hilaire Marcotte, le cabaretier, pour qu'on détermine avec exactitude s'il était coupable de suicide, le crime des crimes, ou si on pouvait l'absoudre pour une forme quelconque de déraison. La constatation de la mort ayant été effectuée et le corps d'Hilaire ayant été saisi,
"nous lui avons fait appliquer notre cachet ordinaire, n'en ayant pour lors d'autre, sur le front, en cire noire", précise le procès-verbal. C'est ainsi que le cadavre du pauvre cabaretier, portant toujours la corde au cou, le front marqué du cachet noir, fut emporté sur une civière par le geôlier de la ville et un jeune homme (garçon boucher) requis d'office, puis placé "dans l'endroit qui sert de cachot pour la plus grande seureté et que nous avons fait fermer et laissé à la garde de Painvain geolier" qui dut noter sa réception sur le registre de la prison. De son côté, le lieutenant général prit un arrêté officiel selon lequel "ledit cadavre tiendra la prison jusqu'à ce qu'il en soit ordonné autrement" et signa un ordre de citation de dix témoins "à l'encontre du cadavre qui s'étoit homycidé lui-même." Tout cela s'appuyant sur le constat de décès des chirurgiens rédigé en ces termes :

"Après avoir exactement visité le corps, nous avons recognue que la cause de la mort ne luy a esté causé que par laditte corde que nous luy avons veu et trouvé au colle qu'il l'a fait mourir, ce que nous afirmon véritable..."

Maintenant, il fallait trouver un curateur, quelqu'un qui acceptât de se substituer au mort, d'assister à toutes les phases du procès et de défendre sa mémoire. Comme tous les membres de la famille d'Hilaire Marcotte refusaient d'assumer cette tâche, on nomma curateur un certain Charpentier, manouvrier à Marle, qui fréquentait assidument le cabaret de La Fleur de Lys. Auparavant, il avait été établi, au terme de l'enquête minutieuse menée par le lieutenant général auprès des nombreux témoins, que le cabaretier n'était, au moment où se déroulèrent les faits, ni malade ni en proie à la déraison, mais que depuis le départ de sa femme, notoirement infidèle, il était d'humeur mélancolique, qu'il avait le
"vin mauvais" et qu'il s'était résolu, sans doute, à mettre fin à ses jours par désespoir, profitant d'un moment d'absence de sa fille, au cours de cette fameuse journée du 2 juin.

Charpentier fut donc assigné comme demandeur et curateur
"pour répondre par sa bouche sur tous les faits sur lesquels il sera interrogé, pour ensuite le tout être communiqué au procureur du roi pour par lui donner telles conclusions qu'il avisera." La difficulté, c'est que ce fidèle client de Marcotte, malgré sa bonne volonté, n'apprend rien de nouveau à ceux qui le questionnent : il n'avait jamais reçu les confidences du cabaretier et ce qu'il savait de sa vie sentimentale n'allait guère au-delà des bruits qui couraient la ville de Marle au sujet de ses infortunes conjugales. L'ensemble de ses dépositions confirme donc les témoignages déjà recueillis par le lieutenant général et nourrit beaucoup plus le processus accusatoire que la cause de la défense. Le lecteur de cette fin du II ème millénaire, convaincu d'entrée de l'inanité d'un tel procès, pensera peut-être que cette loufoquerie ahurissante est plus sotte que méchante et que le principal intéressé étant mort, toutes ces gesticulations judiciaires se révélaient, somme toute, inoffensives, voire insignifiantes; c'est faire bon marché de la réputation de la personne qui était décédée et du déshonneur qui s'attachait à une famille et c'est oublier aussi que le corps du suicidé était généralement traîné sur une claie à travers toute la cité, mis ensuite au pilori ou exposé sur des fourches patibulaires, avant d'être jeté dans la fosse commune. Il y a un acharnement des autorités judiciaires, sur l'homme (ou la femme) qui a osé se donner la mort, proprement insupportable.

Mais la nature ne perdant jamais ses droits, dès le 4 juin, Hilaire Marcotte se rappelle au bon souvenir de ses compatriotes marlois d'une manière assez désagréable : on apprend que des signes de décomposition apparaissent déjà sur son corps et que si l'enquête se poursuit à ce rythme, la situation va bientôt devenir intenable. Le soir de cette même journée, le procureur du roi doit présenter une réquisition
"afin de faire saler le cadavre de Marcotte par les chirurgiens qui l'ont déjà vu et visité, pour pouvoir en empêcher la corruption jusqu'à la fin de la procédure qu'on est obligé de faire contre lui, laquelle corruption ne se pouvoit autrement empêcher."
Et de son côté, le lieutenant général signe une autorisation officielle pour les chirurgiens qui devront
"procéder à l'ouverture dudit corps de Marcotte et à la salaison dudit cadavre."

Sinistre tâche, on le conçoit, même pour des hommes habitués à un labeur qui répugne aux natures sensibles; mais on ne disposait d'aucun autre moyen de conservation, à l'époque, surtout en période estivale. Les chirurgiens sont convoqués par le lieutenant général pour prêter serment avant d'accomplir leur mission et ils en rendent compte ainsi :

"Certifion nous estre expret transporté en la prison roialle de cette ville de Marle pour faire l'ouverture du cadavre par nous visité et indiqué en nostre rapport du 2 juin présent mois, et après l'avoir revisité et examiné tant intérieurement qu'extérieurement dans toutes les parties de son corps, nous n'avons trouvé aultres causes de mort que celle dont nous avons énoncé et marqué dans nostre premier rapor en datte du 2 juin et pour éviter une plus grande corruption que celle qui étoit pour lor, nous avons été de luy faire de grandes excarifications dans toutes les parties de son corps, tant interne qu'externe, et cela pour éviter plus grande corruption et l'avon sallé au moïen de quatre pots de cel qu'y nous esttait délivré, ce que nous ateston et affirmon véritable..."

On sait aussi que la dépense en sel fut de six livres et onze sols pour la salaison du corps. Mais la poursuite de l'action judiciaire allait-elle s'effectuer dans de bonnes conditions, pour autant ? La procédure était longue : il fallait à nouveau entendre les témoins pour qu'une ordonnance attestant de la vérité des faits fût établie. Ensuite, le procès-verbal et le texte des dépositions devaient être soumis au curateur, avant que les témoins puissent être confrontés avec ce dernier. Il pourrait, en cette occasion, s'exprimer librement et commenter les déclarations des uns et des autres, voire les réfuter. Le lieutenant général doit donc, une fois encore, édicter une ordonnance pour que les témoins soient convoqués et confrontés au sieur Charpentier (le curateur) qui déclare solennellement, après cette confrontation, que tout ce qu'il a entendu correspond, sans restriction, à la réalité des faits. Cette prise de position est essentielle, car elle clôt, en principe, le processus judiciaire, plus rien ne s'opposant désormais à ce que l'on apporte une conclusion définitive à cette affaire.

L'ennui, c'est que toutes ces nouvelles péripéties juridiques ont pris une bonne semaine et qu'en dépit de la salaison opérée par les chirurgiens, le corps du défunt Marcotte a commencé à se décomposer : la puanteur qui se dégage du cadavre est si violente qu'elle n'incommode pas seulement le geôlier et les autres prisonniers, mais aussi les habitants des maisons toutes proches et l'on craint même qu'une épidémie de peste ne se déclare dans la ville de Marle."

"On consulte fébrilement les articles de loi qui traitent de la question et l'on s'aperçoit qu'on peut fort bien régler cet épineux problème, puisque la présence du cadavre n'est reconnue indispensable que pour "constater le délit", ce qui répond à la plus élémentaire logique (arrêts du 2 décembre 1737 et du 31 janvier 1749).

-"Marcotte peut donc être enterré au plus vite ?" demande au procureur du roi le lieutenant général, mis au courant de l'inquiétude des Marlois.

-Comme vous y allez ! lui rétorque finement le procureur. Nous souhaitons tous que la paix revienne dans les coeurs et dans les âmes des habitants de cette cité...

-... et que la peste nous épargne, l'interrompt le lieutenant général.

-Sans doute, remarque son interlocuteur sur un ton irrité, mais l'enterrer où, ce cadavre ? Une inhumation chrétienne est hors de question, vous vous en doutez et le dépôt dans la fosse commune n'est pas plus concevable, puisque cette mesure n'intervient que lorsque le jugement de condamnation est rendu. Hilaire Marcotte s'est homicidé lui-même : nous n'avons aucun doute à ce sujet : il doit donc être exclu de la communauté des vivants et des morts tous chrétiens, mais il nous faut le juger et (vraisemblablement) le condamner avant de l'enterrer.

-Vous avez (hélas!) raison, remarque le lieutenant, l'air morne

-Attendez ! s'exclame le procureur, soudain presque allègre. Si nous respectons à la lettre la procédure, nous la rendons de facto impossible, compte tenu de l'état de décomposition presque avancé du cadavre de Marcotte...

-Mais alors ? interroge le lieutenant général, troublé par les interventions contradictoires du procureur.

-Alors vous n'avez pas lu assez attentivement les arrêts en question. Il est bien précisé que la sentence ne pourra être mise à exécution qu'une fois qu'elle aura été prononcée, factum primum, mais comme il faut beaucoup de temps avant que le jugement soit rendu, la loi ne saurait exiger que l'on conserve un cadavre qui
"tombe en pourriture", compte tenu de tous les dangers d'infection qu'il représente, surtout lorsque les éclaircissements suffisants à propos des circonstances de la mort sont présents.

-Cette occurrence est bien la nôtre, constate le lieutenant général, rasséréné.

-Précisément, mais...

Le procureur fit éclore à nouveau un sourire chargé du juridisme le plus subtil.

-... nous devons réquérir les chirurgiens; seul leur rapport établissant l'état précis du corps et les dangers que sa présence fait courir à la ville nous permettra de régler la question.

Les hommes de science revinrent à nouveau examiner le défunt Hilaire Marcotte et constatèrent que l'ex-cabaretier était dans un tel état qu'il fallait prendre une décision au plus vite.
"Il est certain qu'en le gardant plus longtemps, cela pourroit causer une peste dans la ville", écrivirent-ils. Ils durent aussi faire amende honorable quant à l'inefficacité de leur "art de salaison", mais leurs conclusions étaient nettes : il fallait enterrer Hilaire le plus tôt possible.

Le lieutenant général donna aussitôt des ordres pour que le cadavre fût inhumé en
"terre profane"; autrement dit, hors de l'enceinte de la ville, dans un lieu où reposaient les criminels et les suicidés et que l'on appelait les fosses des huguenots. Naturellement, les préparatifs autour de la prison ne passèrent pas inaperçus et il y eut, très vite, une foule assemblée à ses abords pour assister à ces obsèques qui n'en étaient pas. Comment les Marlois allaient-ils réagir à cette cérémonie funèbre à la fois tardive et précipitée ? Les hommes chargés de transporter le cadavre seraient-ils malmenés ? La justice risquait-elle d'être bafouée ? Par prudence, on fait venir de Montcornet deux cavaliers de la maréchaussée chargés d'escorter le convoi. L'assistance est nombreuse et attentive, mais aucune violence n'est perpétrée. L'inhumation d'Hilaire Marcotte a lieu sans incident particulier.

Cette fois, l'affaire est-elle terminée ? Le jugement peut-il enfin être prononcé ? Pas encore : la procédure exige que le curateur, le manouvrier Charpentier, soit, pour la dernière fois, interrogé. Connaissait-il la raison exacte pour laquelle le cabaretier s'était tué ? Que pensait-il de la rumeur selon laquelle Marcotte aurait déjà essayé de se suicider auparavant ? Savait-il que le défunt avait acheté la corde fatale la veille de sa mort ? A tout cela le curateur répond qu'il sait ce que tout le monde sait, rien de plus.
"S'attend-il à justice ?", lui demande-t-on. Il répond affirmativement, ce qui signifie qu'il accepte la condamnation du cabaretier; mais que pouvait-il faire d'autre ?

Le procureur du roi, après un bref rappel des faits, requiert alors pour Sa Majesté
"que la mémoire d'Hilaire Marcotte, convaincu de s'être homicidé soi-même, s'étant pendu et étranglé, soit condamnée à perpétuité pour réparation de son crime; que les biens dont il jouissait le jour de sa mort, situés en pays de confiscation, soient acquis et confisqués à qui il appartiendra; sur quoy sera prise une somme de cent cinquante livres d'amende; pour la condamnation de ladite mémoire sera dressée une potence sur la place de la ville pour, par l'exécuteur de la haute justice, y attacher ladite sentence, laquelle auparavant sera lue à la porte des prisons royales de la ville de Marle, à la porte de la demeure du suicidé et sur ladite place; après quoi ladite sentence sera attachée à ladite potence pour y rester pendant vingt-quatre heures."

La condamnation est prononcée le 21 juin 1751; conformément à la tradition, le curateur fit appel devant le parlement, mais celui-ci l'annula le 20 août de la même année et le jugement fut exécuté dans toute sa rigueur.


Ce type de procédure qui nous semble, pour le moins, abracadabrant aujourd'hui, se concevait à l'époque, car l'individu, en tant que tel, n'existait pas : il n'était qu'un élément d'un univers voulu et régi par Dieu; mais le plus étonnant fut qu'un procès identique eut lieu à Marle, trois décennies plus tard (en 1786), que le même président, un certain Sérurier, dirigea l'enquête et que son développement fut aussi long et aussi minutieux que le précédent, même si l'issue en fut différente.

Sans entrer dans des détails qui seraient fastidieux et répétitifs, il est intéressant de connaître les faits, car cette action judiciaire fut l'une des dernières de ce genre, sinon la dernière, en France.

Tout commence au mois de juin, une fois encore, le 8 très précisément, de l'année 1786; ce jour-là, on retrouve un dénommé Duclos, valet de charrue, pendu dans la chambre de son habitation. On prévient les gens de justice qui se rendent sur les lieux, la mort "violente et volontaire" est constatée, le procureur du roi ordonne que le cadavre soit transporté dans la prison de Marle et des chirurgiens sont requis pour examiner le corps. Ils ne peuvent que se rendre à l'évidence. Duclos s'est suicidé (homicidé); l'état de son cou et de son visage ne laisse subsister aucun doute à ce sujet. Il convient maintenant de déterminer les causes de son acte : a-t-il agi volontairement, en toute lucidité, ou sous l'empire de la déraison ?

On interroge le plus grand nombre de personnes possible et chacun convient que le pauvre homme était d'ordinaire sain de corps et d'esprit, mais que depuis quelque temps il souffrait d'une fièvre qui avait pu l'entraîner dans un acte de folie. D'ailleurs, certains affirmaient l'avoir vu se plonger dans l'eau, couvert de sueur, alors que la température était plutôt fraîche. On le voyait ensuite retourner chez lui, avec des vêtements trempés, comme si de rien n'était. Il fallait qu'il souffrît d'une forte maladie pour agir de la sorte.

Un autre élément intervient dans l'enquête : outre les témoignages précités, on apprend que le défunt nourrissait un tendre sentiment pour une jeune fille du voisinage et que cet attachement n'était pas partagé; il n'en fallait pas davantage pour accentuer la déraison du personnage. D'ailleurs, sa mère elle-même en était à ce point consciente qu'elle faisait dire des messes à l'église de Marle pour qu'il retrouve la raison et elle avait accompli un pélerinage à Liesse dans le même but. Un témoin affirma aussi que Duclos lui avait confié qu'il se sentait dévoré par un
"feu ardent" et que c'était pour cette raison qu'il allait se plonger dans l'eau de la rivière, par tous les temps.

Une fois encore, pendant que l'enquête se poursuit et traîne en longueur, malgré la simplicité apparente des faits, le cadavre de Duclos entre en décomposition et les chirurgiens taillent sur lui de profondes incisions dans lesquelles ils introduisent le sel
"afin de remettre ce cadavre, autant qu'il serait possible, dans son premier état", précisent-ils.

On pourrait penser que les difficultés rencontrées lors de la première affaire, dans la même ville de surcroît, auraient permis de ne pas retomber dans les mêmes erreurs : il n'en était rien : la procédure est tout aussi longue que précédemment et comme le curateur, qui est un membre de la famille du mort, demande et obtient un supplément d'instruction, le cadavre du pauvre Duclos en décomposition empoisonne la prison et ses alentours et on doit, de nuit, l'emporter loin de sa geôle et l'enterrer
"en terre profane, jusqu'à ce qu'il en ait été autrement ordonné."

Au tribunal, le curateur fait d'abord un long plaidoyer dans lequel il s'emploie à prouver que son parent défunt était en état de démence au moment des faits.

Ainsi, raconte-t-il, un jour, le susdit Duclos ayant pris un remède qui avait des effets instantanés (et peu ragoûtants), il crut bon d'aller se jeter dans la rivière pour se laver, alors qu'il faisait grand froid. Trempé au sortir de l'eau, il traversa toute la ville de Marle, vêtu de sa seule chemise et sans l'assistance de quelques Marlois compréhensifs, il aurait eu des démêlés avec la force publique. Une autre fois, alors qu'il assiste à la grand'messe, il se dresse subitement, quitte sa place, traverse toute l'église et avant de franchir la porte, il se retourne pour lancer à voix haute : "Au revoir, tertous !"

Tout cela était destiné à montrer que Duclos était sujet à des accès de démence et qu'il n'avait pas son libre arbitre au moment où il s'était donné la mort; mais le curateur ne s'en tient pas là : il rédige un autre mémoire dans lequel il s'efforce de prouver que le suicide n'est pas aussi évident qu'il y paraît. Après tout, déclare-t-il, le défunt s'était peut-être fait des ennemis et ils avaient pu le tuer en disposant les choses de telle manière que l'on pût croire à un suicide. Chacun savait, en ville, que les portes de sa maison fermaient mal; il suffisait de se glisser chez lui, la nuit et de l'étrangler pendant son sommeil...

Cette fois, le curateur faisait manifestement du zèle et jouait les avocassiers; mais la cause était entendue : la démence de son parent paraissait ne faire aucun doute et le procureur émit un avis favorable pour le retour de sa dépouille au sein de sa famille et pour son inhumation en terre chrétienne avec les prières de l'Eglise.

Le 10 juillet 1786, la procédure s'achevait par un jugement qui n'entachait pas la mémoire de Duclos et ne faisait rejaillir aucun déshonneur sur sa famille. Ce fut la dernière, ou l'une des dernières affaires de ce genre en France. Par la suite, les procès aux cadavres n'existèrent plus et le suicide fut à mettre au compte de l'individu et de lui seul; toutes les accusations portées contre des tiers, peu ou prou responsables d'une telle mort, étant désormais du ressort de la morale personnelle."

Extraits de La Picardie insolite, tome 2, par Claude Sellier (Lorisse, le livre d'histoire, 2000)