Le sang et la lumière
Tous les témoignages de ce livre sont importants. Mon
inhabileté à scanner des documents m’empêcha de livrer les 7 témoignages
offerts par ces Pénitents, comme autant
de Grâces. Le livre édité à compte
d’auteur et acquis à sa sortie en 1982, est certainement encore trouvable.
Merci à l’auteur de ce recueil de permettre de disposer
de ce qui semble être l’un des plus beaux témoignages sur le Pénitent de
Sartène.
JPB
Un ancien pénitent — anonyme bien entendu — a préféré
témoigner oralement
plutôt que par écrit. A sa demande, j'ai donc enregistré notre conversation
téléphonique et le texte ci-dessous est la transcription exacte de ce témoignage.
Pénitent - Vous me
demandez comment on devient un jour pénitent? Devenir pénitent, c'est quelque
chose que l'on sent d'abord au fond de soi, et puis, bien entendu, il faut
s'inscrire des années à l'avance.
Maintenant, quelles sont les motivations qui poussent un homme à faire le chemin de
Croix dans les rues de Sartène ? C'est autre chose. Il y a des hommes qui, six mois
ou un an ou deux ans auparavant, souhaitent le faire en se disant : «Je vais faire
le pénitent parce que j'ai commis une mauvaise action et que je veux expier». Vous avez d'autres
gens pour qui, lorsqu'ils sont sous l'habit du pénitent, ça prend une autre
proportion. Et tout ce que l'on a pu penser pendant des mois change complètement.
Parce que, de toutes façons, le pénitent est seul. Le pénitent est toujours seul. Autour de lui, il n'entend
qu'un certain brouhaha, une certaine rumeur. Il n'arrive même pas à saisir
véritablement le chant du «Perdono mio Dio». Il ne peut pas le saisir étant
donné que la cagoule du pénitent est complètement collée à la tunique et, de ce
fait, il n'y a que deux trous pour les yeux, un tout petit trou pour respirer,
c'est tout.
DGP — Le repentir, le
désir d'expiation sont-ils les seules motivations qui peuvent pousser un homme à
devenir pénitent ?
P — C'est possible. Il
est difficile de parler de cela, mais, par exemple, si des gens ont tué et n'ont pas été
condamnés, à partir de ce moment-là, ils n'avaient pas, je pense, le droit
d'aller se livrer à la justice en disant : «C'est moi qui ai tué X parce que
monsieur Y a tué mon frère ou a tué mon père». Cet homme-là, on l'aurait peut-être mis en
prison pendant vingt ans et ça ne lui aurait rien apporté, si ce n'est
une certaine révolte. Alors il peut faire le pénitent. Mais seulement,
lorsqu'il est sous la cagoule, il n'y a pas uniquement le repentir qui compte pour
lui. Parce que ce repentir auquel il pensait auparavant, cela devient autre chose. Il y
a d'autres sentiments qui jouent en lui. Il peut penser à sa naissance. En même temps. Il peut
penser à certaines personnes qui ne savaient pas qu'ils devaient faire le pénitent.
Parce que, lorsqu'on fait ce genre de choses, en principe on ne le dit pas. Ou
alors à très peu de gens. Et surtout pas aux personnes âgées. Ça pourrait leur
faire trop mal.
(Silence).
Pour le pénitent, il y
a cette question du repentir, bien sûr, mais il peut aussi faire cela parce qu'il a
été sauvé d'une maladie. Il pensait qu'en faisant le Catenacciu, en prenant
ses risques... Il y a évidemment des risques. Ils sont énormes. Jusqu'à
présent, il n'y a jamais eu d'accident. Mais... Le pénitent souffre sous sa cagoule, parce
qu'il pleure. Ça, personne ne le voit. Il transpire. Et puis il y a mille
choses qui se passent dans sa tête. Il y a des moments, parce qu'il est tout
seul, il arrive qu'il se dise: «Bordel de merde! Pourquoi est-ce que je fais ça?». Et il continue,
parce qu'il doit continuer.
La seule chose dont le
pénitent se souvienne surtout, c'est cette Croix qui le gêne terriblement. S'il
est de nature petite, ça le gêne encore plus. Et puis, c'est surtout la
chaîne. Ce n'est pas tant qu'il l'entend, qu'il la perçoit, il la sent. Il
peut penser à ces bagnards qui avaient un boulet accroché à leur cheville...
DGP — Mais les bagnards ne l'avaient pas choisi.
P — ... les bagnards
ne l'avaient pas choisi, mais lui l'a choisi et il se dit : «II faut que j'y aille. Il faut que je
continue».
Cette action de
repentir, ça peut être aussi parce qu'on a pensé, parfois, que l'on a
fait du mal aux gens qui vous ont élevé - et qui n'avaient aucune raison de le faire -
et ces gens-là ne savent pas qu’éventuellement vous avez fait le
Porte-Croix ; Sous la cagoule, il y a des tas de choses qui peuvent se passer. On peut être complètement
démoralisé. C'est souvent le cas. Je crois que, au début de la procession, on
peut penser qu'on fait, en quelque sorte, un acte de charité, d'humilité. A mi-parcours, on a envie de
tout abandonner en se disant que, de toutes façons, ça ne sert à rien parce que,
éventuellement, dans six mois ou dans un an on va recommencer, si on doit
expier ses péchés, à refaire la même chose. Et ce n'est pas parce que l'on a porté
la Croix, un soir, qu'on effacera tout. Seulement, cette Croix que l'on porte, ce soir-là, on la sent.
On la sent parce qu'elle fait mal. Très mal. Ceci ajouté à la chaleur
derrière la tunique et la cagoule. On n'arrive pas à respirer. Alors,
avec les efforts que l'on fait, lorsqu'on a une santé robuste, c'est déjà
difficile, mais lorsqu'on a ou qu'on a eu une santé fragile, ça devient beaucoup plus
dur. De
toutes façons, si l'on est un enfant de Sartène, on connaît chaque endroit du
parcours du pénitent et il peut arriver qu'on y pense lorsqu'on est sous la cagoule.
On voudrait que quelqu'un vous tende la main. Seulement personne ne peut vous tendre
la main.
Et puis, des fois, vous voyez quelqu'un que vous connaissez bien. Ou que vous
aimez bien. Ça peut être un ami. Ça peut être un ennemi...
DGP — Mais qui ne sait pas.
P — ... il ne sait
pas, mais vous, qui êtes sous la cagoule, vous l'avez vu. Et alors, si auparavant vous
pensiez que vous faisiez ça pour votre mère
ou pour votre père ou dans un but d'expiation...
(Silence)
II y a des tas de choses qui vous reviennent
malgré tout à l'esprit sous la Croix, mais vous n'avez qu'une seule envie,
c'est que ça se termine. C'est que ça finisse. Le plus grand moment pour le pénitent c'est celui où
il se repose enfin. A l'autel. Mais malgré tout, il pense encore. Parce
que pour lui ça continue. Il peut y avoir une femme qui sait que son mari fait le
pénitent, mais elle ne peut pas comprendre. Personne ne peut comprendre la souffrance que peut
endurer le pénitent. Parce qu'on ne peut pas se plaindre. Mais on ne fait pas le
Porte-Croix dans un but de gloriole, on fait surtout le Porte-Croix parce qu'on
l'a en soi et il faut,
il est nécessaire parfois, si on en a la chance, de faire cette pénitence. On sait qu'on va
souffrir. Mais ça ne fait rien. Voyez-vous ce qui se passe sous la cagoule,
c'est mille choses. Et le besoin d'en finir. Je crois que le Catenacciu, il
revit, en l'espace de quelques instants, - de quelques instants seulement - toute sa
vie. Après, c'est un flou.
C’est fini. Après ce n’est plus qu’essayer de changer la Croix d'épaule, ce qui
n'est guère possible. Et puis, c'est ce boulet, cette chaîne qui gêne terriblement.
Et puis, c'est surtout la chaleur. Parce que si le Catenacciu avait une cagoule plus
aérée, ce serait peut-être moins dur pour lui.
Mais à ce moment-là, il ne serait
pas le Catenacciu.
C'est un mélange de
tout. On peut saigner. Par rapport à la chaleur, on peut saigner du nez.
Personne ne peut s'en apercevoir. On peut pleurer. On peut tout se dire à
soi-même. Je crois que c'est le seul instant où on peut tout se raconter.
Mais ça dure très peu de temps. Parce que l'on n'a pas le temps de penser. Ni de
penser ni de
voir. Faire le pénitent, c'est tout un monde. C'est pouvoir se donner à soi même -
non pas se prouver - se donner à soi-même...
(Silence), se dire des choses que l'on n'ose
pas se dire, en temps normal. Parce qu'on peut se dire: «Je suis un salaud»,
mais ça, il n'y a que le pénitent qui le sait.
Du point de vue vestimentaire, il est
préférable de s'habiller légèrement. Un short. Un maillot de corps. Mais on ressent
alors beaucoup
plus la Croix, bien sûr. Parce que la Croix, c'est un peu comme un torticolis.
Un torticolis douloureux. On n'arrive pas à bouger la tête, si l'on a décidé de porter la
Croix toujours du même côté.
DPG — Les
pénitents ne changent pas systématiquement la Croix
à droite ou à gauche, ce qui est difficile parce que la Croix est tellement grande que, de
toutes façons, tout le poids porte sur le cou. Et
ça fait mal.
Et puis on n'y voit
rien, alors on marche...
DGP — Et la chaîne ?
P — C'est ce qui est
le plus difficile. Plus que la Croix.
DGP — Plus que la
Croix ?
P — La chaîne, elle est facile à porter à
la sortie de l'église. Elle est difficile à
porter en commençant une certaine montée, qui est très pénible, c'est-à-dire là où il y a toutes les
grandes marches. Là, c'est difficile.
Parce qu'il faut la traîner derrière soi et qu'elle ne suit pas toujours. Ce qui est encore plus dur, pour le
pénitent, c'est après sa chute...
DGP — II doit tomber
trois fois ?
P — Oui. Le pénitent tombe toujours
trois fois, comme le Christ, bien sûr, puisque ce n'est en fait qu'une représentation
du chemin
de la Croix... Mais pour le pénitent,
lorsqu'il tombe, il faut se relever. Il peut y avoir des membres de la confrérie qui
l'aident, mais
en principe personne ne doit toucher le pénitent. Et puis, on peut se faire très mal
en tombant. Mais il n'y a que les franciscains qui le savent. Après. Parce que c'est
là-bas que l'on s'habille et c'est là-bas que l'on se déshabille.
(Silence)
Et puis ça fait mal.
Physiquement, ça fait mal, mais ça fait mal aussi à l'intérieur. Il y a un
mélange de douleur physique et morale et il y a des moments où il jure. Il jure sous
sa cagoule...
DGP — Est-ce qu'il lui arrive d'avoir envie d'abandonner?
P —Justement. Il jure.
Il jure, il a envie d'abandonner la Croix, il a envie d'abandonner les chaînes, ça lui
traverse l'esprit. Il a envie de tout envoyer promener. Ça ne dure qu'un bref instant.
DGP — Qu'est-ce qui le
pousse à se reprendre ?
P — Parce qu'il a
choisi. Il a choisi. Et s'il ne savait pas exactement ce qu'il
faisait, maintenant il le sait et il doit aller jusqu'au bout. Et puis, il y a
la foi. Il y a l'espoir.
(Silence)
Parce que dans son
chemin, dans son parcours, il y a des tas de choses qui se passent dans son esprit.
Et s'il a fait ça, c'est qu'il a-vait des aspirations, des motivations. Alors,
même si elles changent au cours du parcours - parce qu'elles changent - il
continue. Non pas parce qu'il faut qu'il continue, il continue parce qu'il a choisi d'être un jour le
Catenacciu et qu'il croit en ce qu'il fait. Et même si les tripes lui
remontent, même si la bave lui coule parfois au coin des lèvres, même s'il
n'arrive plus à respirer, même s'il tombe bien ou mal, il se relève. Il faut le faire.
Il faut y arriver...
DGP — Et s'il ne peut plus se
relever?
P — II faut qu'il le
fasse. Il doit se relever, de toutes façons. Il faut qu'il se relève.
C'est en lui, parce qu'il a cette foi, cette volonté. Et je crois que, nous
autres pénitents, il faut aller jusqu'au bout, parce que, sans cela, ça ne
servirait à rien d'avoir commencé.
(Silence)
DGP — Que ressent-on
quand on apprend que l'on va être Catenacciu? Comment l'apprend-on, déjà? Longtemps
avant?
P — II y a quelques
années, des gens qui devaient faire le Catenacciu ont subitement dû être remplacés par
quelqu'un d'autre. Lorsqu'on apprend que l'on va être Catenacciu, surtout de nos jours, ça vous fait un
coup au cœur. Si l'on a déjà vu le Catenacciu, bien entendu. Mais, en principe, tous
les pénitents ont déjà vu le Catenacciu et ils ont voulu faire le pénitent.
C'est comme un coup. On sait qu'on va faire ça. Et puis ça passe. On attend...
DGP — De la joie ? De
la peur ?
P — La peur.
L'angoisse. Beaucoup d'angoisse parce que l'on se demande, justement, si l'on
va réussir à tenir. Si on va pouvoir y arriver. Et puis ça passe parce qu'on ne le
sait que très peu de temps à l'avance. A partir de ce moment-là, si la personne est
toute seule, elle vit avec ça. Elle prend un avion, un bateau ou un train, ou elle descend de sa
campagne si elle habite les environs et elle n'a de comptes à rendre à
personne. Alors, le plus discrètement possible, elle essaie de monter chez les franciscains.
DGP — Seule, ou est-ce
l'Archiprêtre qui l'accompagne ?
P — Ça peut se passer
de différentes façons. On peut entrer seul, l'Archiprêtre a téléphoné, puis on dit son
nom. Les moines franciscains savent
que vous allez être le Porte-Croix du Vendredi Saint, le Catenacciu. Ou bien
vous pouvez être accompagné par l'Archiprêtre, mais c'est assez rare.
DGP — Pour
l'anonymat? Pour éviter d'attirer l'attention?
P — Voilà. On peut aller
se promener du côté du cimetière puis, au retour, s'arrêter. En principe on rentre
le mercredi et l'on en sort le samedi.
DGP — On entre
toujours le mercredi ?
P — Non, pas du tout.
On peut même rentrer le vendredi soir. On peut rentrer quelques heures avant parce
qu'il y a eu un remplacement. Parce que le Catenacciu qui était prévu ne peut
le faire, donc il y a toujours un remplaçant. Mais en principe on reste trois jours chez les
franciscains. Ils vous donnent à manger normalement. Ils vous laissent
réfléchir, ils ne vous ennuient pas. Ils vous demandent si vous avez
besoin de quoi que ce soit. Ils sont très humains. Ils ne cherchent pas à
savoir pourquoi vous allez faire le pénitent. Ils vous laissent seul.
Seul, avec votre pénitence, avec vos réflexions. Avec vous-même, pour que vous
puissiez prendre conscience de ce qui va se passer le Vendredi Saint. On peut
passer deux, trois jours, même quatre jours, même une semaine dans cette cellule,
qui est une
chambre, simplement. La porte des franciscains est toujours ouverte. Surtout pour
quelqu'un qui doit faire le pénitent.
Vous pouvez communier ou vous ne
communiez pas. Ce n'est pas une obligation.
DGP — Que fait-on ? A quoi pense-t-on ?
P —Justement, on
prend conscience. On essaie de penser à des tas de choses de sa vie. Et pourquoi,
vraiment, on veut faire le Catenacciu. Parce que, à ce moment-là, il y a
encore ce côté indécis. On sait pourquoi on veut le faire, mais ça a pu changer.
Comme on s'est
inscrit des années auparavant, les motivations ont pu changer.
DGP — Esf-ce que l'on
n'est pas amené, au cours de ces années d'attente avant d'être choisi, à remettre en
cause son désir même de faire le Catenacciu ?
P — C'est certain. Il
ne faut pas toujours parler seulement du repentir. Vous pouvez faire le Catenacciu parce
que vous aimez quelqu'un. Par amour. Et ce qui allait bien lorsque vous vous
êtes inscrit, parce que cette femme, ou parce que cette mère vous avait tout donné, peut se
transformer subitement. Ça peut changer. Mais je crois que lorsqu'on s'est engagé à
faire le Catenacciu, on le fait. Parce que le Catenacciu, c'est quelque chose
qui se vit. C'est quelque chose d'intérieur. Le Catenacciu, quoi qu'il puisse
arriver, si on sait qu'on va le faire, il vous prend. Il y a un malaise. Et, à partir de
ce
moment-là, on prend ses responsabilités et ça ne change pas. Si deux ans auparavant
vous avez voulu faire le Catenacciu par amour, par affection, même par repentir,
ensuite, lorsque vous savez que vous allez faire le Catenacciu, ces mêmes choses vous reviennent.
Ça ne va pas durer longtemps. Mais elles
reviennent quand même. Elles sont
obligées de revenir. Dès l'instant où vous êtes chez les franciscains, vous avez le temps d'être tout seul avec
vous-même et ça revient.
Faire le Catenacciu,
je crois, c'est une survie.
(Silence)
Quand je dis une
survie, ça veut dire que lorsqu'on touche ce bois sacré de la Croix, on a
l'impression que l'on peut être guéri pour tout. Parce qu'on y croit. Parce qu'on a
la foi. Et si c'est par amour que vous l'avez fait et que ça ne marche pas, tant
pis, ça peut être pour autre chose. Au moment même où vous faites le pénitent. Parce que, à
ce moment-là, encore une fois, vous êtes seul. Avec Dieu. De toutes façons.
DGP — Et anonyme.
P — Et anonyme. Mais vous êtes surtout seul. Vous souffrez tout seul et on peut
écrire, le lendemain matin, les plus belles choses sur le Catenacciu, il n'y
a que celui qui l’'afait
qui peut en parler. Véritablement. Je crois que devenir pénitent...
(Silence)
c'est un honneur. C'est un honneur
dans le malheur.
DGP — Pourquoi dans le
malheur ?
P — Dans la mesure où, bien souvent, on
cherche à se raccrocher à quelque chose ou à
quelqu'un. Là, on ne se raccroche qu'à la Croix. Et c'est ça qui est très
important. Parce qu'il n'y a que cette Croix et cette Croix, ça représente énormément de choses. Ça représente la croyance. Ça représente la foi. Ça représente une
certaine forme d'amour, même si l'on
ne croit pas à l'église des bigotes et des grenouilles de bénitier. Mais, de toutes façons, cette Croix, elle est accrochée
à vous. Vous l'avez sur votre épaule et c'est vous qui vous accrochez, en même
temps, à Elle. Vous êtes collés l'un à l'autre. Et vous savez que vous.allez la porter pendant une
heure et demie. Ça, tous les pénitents
en sont conscients.
DGP — Est-ce qu'il y a une identification au Christ ?
P — Absolument. Vous
savez, il y a quelques années, alors que je ne croyais pas en Dieu - pour moi, Dieu,
c'était autre chose - j'ai eu un problème grave et sur mon lit je disais: «ô
Christ». J'appelais le Christ. Et sous la Croix, on appelle le Christ. Même
inconsciemment, on l'appelle. Donc, ça veut dire qu'il y a la foi. Parce que, sans cela, ce n'est
pas possible.
Le Catenacciu, pour moi, c'est la plus belle chose qui puisse exister
DEUXIEME TEMOIGNAGE
On ne devient pas Catenacciu, chacun le
vit selon son propre état d'esprit.
Dès le jour où vous
avez posé votre candidature, il se passe beaucoup de choses en vous. Dans votre
état d'âme. Il faut attendre un temps assez long. Personnellement, j'ai
attendu dix-sept ans. Mais je peux dire que pour moi il n'a jamais été question de
remettre en cause quoi que ce soit. Au contraire, chaque année qui passait ne faisait
que renforcer ma décision.
Je ne pense pas qu'il y ait de limite d'âge
pour devenir pénitent et moi-même j'avais alors atteint la cinquantaine.
Je crois que pour faire un Catenacciu, il faut être catholique, mais surtout avoir la foi.
Car le Catenacciu n'est pas une partie de plaisir, croyez-moi, et il
faut avoir une foi immense pour supporter ce véritable calvaire.
Lorsque j'ai appris
que je devais être le prochain Catenacciu, j'ai ressenti une très grande satisfaction, car
je vivais depuis longtemps dans l'attente de ce jour. Mais j'ai aussi ressenti une
très grande angoisse que je ne pouvais, d'ailleurs, définir.
Je suis rentré au couvent des franciscains dès le Mercredi Saint et l'on se trouve alors
vraiment dans la peau du pénitent. On réalise, à partir de ce moment-là, que l'on va
être le Catenacciu. Vous êtes là, seul avec votre conscience, et vous
réfléchissez, vous méditez sur les raisons qui vous ont amené à poser votre
candidature. Vous revivez tout ce qui a pu gâcher votre existence d'homme et de
chrétien. C'est
là que, pour la première fois de ma vie d'homme, j'ai amèrement pleuré. Et j'ai
prié avec ferveur. C'est dans ce lieu de prière que l'on prend véritablement
conscience de ce que l'on va être le prochain pénitent et l'on ressent alors une
très grande tranquillité d'esprit, mais aussi un très grand poids au fond de
soi. Au niveau de l'âme.
Le Vendredi Saint se passe dans le calme,
avec confession et communion. Puis après un
très léger repas j'ai essayé, en vain, de m'endormir dans l'espoir de tuer le temps. Je me suis plongé dans la lecture du Livre Saint mis à ma disposition par
les franciscains, puis* j'ai fumé cigarette sur cigarette, car au calme
succède la nervosité, l'anxiété et la peur.
Durant la procession
je n'ai pas vu la foule. Je l'ai seulement sentie présente. Je ne peux dire quelle
est sa réaction mais je peux affirmer que cette foule n'a aucune emprise sur le
pénitent, du moins en ce qui me concerne, car pendant son calvaire, le Catenacciu pense à tout
autre chose.
Comment supporte-t-on la
douleur? Ça, c'est
une bonne question. Je savais
que ça allait être dur pour moi car, ayant été victime d'un très grave
accident, trois ans auparavant, j'ai eu fracture et tassement des vertèbres dorsales D3
et D4. Cela m'a fait énormément souffrir pendant la procession. Mais j'avais une
telle foi et un si grand
désir de me racheter que je me répétais sans cesse : « ce n'est pas assez dur». Pourtant, Dieu sait si ça l'était!
C'est certainement à cause de cela
que j'ai pu surmonter - difficilement, bien sûr -cette épreuve, je dirais même, sans exagérer, ce calvaire.
Sous la cagoule et sous la Croix on
ressent une très grande tristesse et surtout
une grande lassitude. Pourtant il ne m'est jamais venu l'idée d'abandonner. Au
contraire, la douleur m'a stimulé tout au long du parcours, car je pensais au Christ et aux raisons qui m'avaient décidé à vouloir subir cette souffrance.
QUATRIEME TEMOIGNAGE
L'essentiel de ce témoignage m'a été transmis par lettre.
Toutefois, ce pénitent m'a téléphoné quelques jours après pour m'apporter certaines précisions. Les plus intéressantes d'entre elles ont été
insérées dans le corps même du témoignage. Elles figurent à part dans des paragraphes légèrement
décalés et
sont précédés et suivies de ooo.
Je me suis inscrit
pour le Catenacciu à la suite d'un vœu, fait lorsque mon fils était gravement
malade. A l'âge de deux ans il a failli mourir. Il était pratiquement perdu et
puis... miracle, le dernier médicament administré (la dernière chance selon les
médecins) a réussi. Mon fils a été sauvé. Je me suis donc inscrit sur la liste d'attente et
l'Archiprêtre de l'époque m'a laissé entendre que ce serait long. J'ai
attendu huit ans et je n'y croyais plus. Je n'ai jamais remis en cause cette
décision, mais j'ai pensé que l'on m'avait oublié.
Je pense qu'il faut
être Corse ou de parents corses (cela n'engage que moi) pour faire le Catenacciu qui
est une vieille coutume de chez nous. Il faut être également catholique car le
Catenacciu n'est pas un jeu, un pari, un spectacle pour les autres. Il faut être catholique et JE SUIS
CATHOLIQUE, de parents catholiques, de beaux-parents catholiques.
Quand j'ai su que
j'étais le prochain Catenacciu, j'ai eu peur car, à l'époque, j'étais très
malade et très fatigué. Mais Dieu l'a voulu ainsi et il m'a appelé cette année-là, malgré
la fatigue. JE NE DEVAIS PAS
RECULER. Je n'avais pas le droit, si près du but, de refuser. Mon épouse s'y est opposée en raison de mon état de santé mais rien n'y a fait. JE DEVAIS FAIRE LE
CATENACCIU POUR REMERCIER DIEU
D'AVOIR SAUVÉ MON FILS.
Je suis arrivé à
Sartène dans l'après-midi du Mercredi Saint en faisant très attention de ne pas me
montrer. Les moines du couvent Saint-Damien
m'attendaient. Ils m'ont très bien reçu. Je suis resté deux jours enfermé dans
une petite chambre. Deux jours très longs où j'ai lu énormément de livres religieux et
certains passages de la Bible dont les moines m'avaient conseillé de m'imprégner.
J'ai eu souvent
leur visite et c'est bien grâce à eux que j'ai gardé le moral et la force nécessaires ;
car plus l'événement approchait, plus je me sentais nerveux. J'avais peur de ne pas y
arriver. Toute la journée du Vendredi Saint je n'ai fait que penser à ma famille, je
savais que quelque chose d'important allait m'arriver ce soir-là.
ooo A part ma femme
(et un ami venu me chercher à Ajaccio) personne ne le sait, même pas mes enfants.
Même pas ma
mère. Au moment où je suis parti, j'ai ressenti quelque chose en ma femme qui lui a fait
plaisir tout au fond d'elle-même. Elle a été contente. Sans me le montrer, mais
elle a été contente. Pas comme au retour, bien entendu. C'était tout à fait
différent. Elle m'a reçu avec vraiment une sorte... d'admiration, ooo
J'ai eu peur de la
foule, je ne le cache pas. Cette foule qui vous gêne pour avancer, cette foule qui vous
bouscule pour voir, pour toucher. Cette foule immense et VOUS TOUT SEUL. J'ai vu
des photographes
jeter leurs ampoules de flash sur mon passage et je n'ai pu les éviter.
Cela fait très mal. Très mal aussi les réactions de certaines personnes :
«Non ! Il ne faut pas l'aider, il faut qu'il souffre, il l'a voulu, il doit en
baver». Il y a de tout sur cette terre mais GRÂCE À DIEU, et non avec l'aide d'autrui,
J'AI REUSSI.
Il fait très chaud
sous la cagoule, on est inondé de sueur et il est impossible de
s'éponger. La robe est chaude. La Croix est très lourde et coupante. Les chaînes aussi. Les
crampes viennent vite et vous font terriblement souffrir. Vous essayez de
passer la Croix d'une épaule à l'autre. La douleur est une chose horrible mais
il faut la surmonter. La résistance humaine est généralement la plus forte.
ooo Au moment du
Catenacciu, j'étais malade et très fatigué, surtout avec tous les médicaments que
j'avais absorbés. Seulement je ne pouvais pas refuser, alors j'y suis allé.
Mais c'est ce qui m'a pratiquement achevé et
aussitôt après, je suis entré à
l'hôpital. Cet ami qui était venu me
chercher à l'aéroport, si je ne l'avais
pas eu à côté de moi, dans la foule,
je crois que je ne serais pas allé jusqu'au
bout. Je ne le voyais pas, mais je
sentais qu'il était là. Il savait que je souffrais et il m'a apporté une force extraordinaire pour terminer.ooo
J'ai eu l'impression
de revivre le chemin de Croix surtout dans la seconde moitié du parcours, quand
la douleur et la souffrance sont apparues.
ooo vous ne regrettez pas d'avoir fait le Catenacciu ?
Le calvaire que j'ai
enduré, toute ma vie je m'en souviendrai. Je savais que c'était pénible, très pénible, mais à
ce point
je ne l'aurais jamais imaginé. Pourtant, je ne le regretterai jamais. Et s'il devait à nouveau
arriver un malheur dans ma famille, quitte à y laisser ma peau, je le referais.ooo
Et puis, il y a les
chutes. Le pénitent doit tomber trois fois, à des endroits bien précis.
Mais croyez-moi, quand on tombe, on est vraiment content de tomber. Surtout la
dernière fois. J'entends encore le cri de frayeur de la foule parce que j'avais reçu
la Croix sur la tête. Je n'en pouvais plus.
ooo D'ailleurs, aussitôt après, j'ai éclaté en sanglots. Les
nerfs ont lâché. La fatigue et l'émotion de
faire ce Catenacciu, surtout, et mes
nerfs ont lâché. J'ai pleuré. Et je
n'oublierai jamais le regard de ce gosse, à ce moment précis. Il a senti mes larmes sous la cagoule, je l'ai lu dans ses yeux. Ensuite j'ai retrouvé
la force de me
relever.°°°
A l'une de mes
chutes, aussi, une vieille femme est venue me baiser les pieds, me caresser le dessous des pieds où
j'avais déjà des morceaux de verre. C'était
ma belle-mère. Elle avait soixante-dix-huit ans. Et j'ai su ensuite que ma
femme avait, exceptionnellement et
compte tenu de son âge, averti sa mère. Là encore, j'ai éclaté en sanglots et il m'a fallu un énorme courage pour me
relever et continuer mon calvaire.
Comment vit-on après
avoir été Catenacciu ?
Je suis resté le même.
J'ai simplement l'impression d'avoir accompli quelque chose de très beau, de très
fort, d'être moi-même plus fort, d'avoir atteint une limite et de l'avoir
franchie.
Je suis fier aujourd'hui d'avoir été Catenacciu.
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